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REVUE
DES
DEUX MONDES
«8»
XXXVIIl» ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME SOIXANTE-SEIZIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE BONAPARTE, 17
1868
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I
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LE
JOURNAL D'UNE REINE
tt Pollion lui-même fait des vers, » dit le poète latin. Ce n'est
donc pas chose nouvelle que les princes ou les consuls veuillent
être écrivains. Cependant le monde ne vit jamais autant de souve-
rîdns qu'aujourd'hui essayer du métier d'auteur, et il est permis de
penser qu«un jour les arrière-neveux compteront parmi les traits
caractéristiques de notre temps le grand nombre des livres prin-
ciers et ce qu'on pourrait appeler la littérature des monarques. La
collection des œuvres de Frédéric le Grand remplit au moins une
vingtaine de volumes; mais Frédéric n'était que prince royal quand
il composa ceux de ses livres qui méritent quelque souvenir. Soit
que la fonction de gouverner les hommes parût trop haute pour y
mêler d'autres soins, soit que la distance entre les rois et les su-
jets fût mesurée d'un œil plus jaloux, la royauté autrefois s'inter-
disait le passe-temps d'écrire. Les mêmes précautions ne lui sem-
blent plus nécessaires ; elle se jette volontiers dans la mêlée des
discussions littéraires; sa grandeur ne l'attache plus au rivage.
De cette tendance vraiment nouvelle, il résulte pour la critique
une situation qui ne l'est pas moins. Sans doute le respect peut lui
conseiller le silence; elle n'a qu'à laisser le champ libre aux con-
versations qui, pour n'être pas imprimées, n'en forment pas moins
le jugement public. C'est là un tribunal qui ne se déclare jamais in-
compétent, tribunal toujours malicieux en ces circonstances et qui
n'admet pas l'adage Cœsar supra grammaticam ; mais l'écrivain
ne trouve pas ordinairement son compte dans le silence de la cri-
tique, et c'est un des cas où trop de respect plaît moins qu'un peu
d'audace. Pourquoi, dit-on, ne pas s'en tenir au droit commun, et
ne pas traiter suivant les lois de la république des lettres les per-
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6 RCVUE RëS BEUX mondes.
sonnes royales qui daignent y postuler le titre de citoyen, c'est-à-
dire sur le pied d'égalité? La chose n'est pas si simple qu'elle le
paraît, et l'immense disproportion des rangs ne souffre pas une
égalité même toute littéraire. Qu'y a-t-il en effet de commun entre
la position d'un auteur qui n'est pas autre chose et celle d'un écri-
vain couronné? La critique a le devoir de leur demander qu'ils at-
teignent l'un de ces deux buts, instruire ou amuser. Amuser! nul
n'est plus digne de notre admiration, disons mieux, de notre recon-
naissance qu'un Cervantes ou qu'un Lesage qui fait jaillir la sottrce
du rire et la répand à flots intarissables; mais un prince, quand
même il en eût été capable, n'aurait jamais eu l'idée d'écrire Don
Quichotte ou Gil Blas^ c'est un danger qui n'a jamais existé. La
majesté royale ne s'oublie point assez elle-même, et elle a raison,
pour descendre jusqu'à faire rire ses sujets. Un but plus digne d'elle
serait celui d'instruire, s'il était possible de le lui imposer. Un
simple particulier prend la parole ou la plume pour faire partager à
d'autres son opinion, et cela s'appelle instruire; quand un prince a
fait connaître la sienne, il semble qu'il n'ait rien de plus à deman-
der à la plume ou à la parole. Il écrit, il parle, non pour persuader,
filais pour agir. Le citoyen qui publie un livre enseigne, en d'autres
termes il communique ses pensées à d'autres qui les mettront en
action. La puissance royale ne peut avoir ce désintéressement : elle
est, comme les dieux, obligée de s'aimer. Voilà donc une première
et grande différence, celle du but, qui est entièrement dissem-
blable.
La critique a le devoir de s'enquérir des motifs de l'auteur.
« Sonate, que me veux-tu? » disait Diderot. C'est la question qui
est posée naturellement à tout livre qui se produit dans le monde.
Je suis l'industrie, le gagne-pain d'un honnête homme, dit-il sou-
vent, trop souvent, hélas! C'est alors un compte à régler entre le
livre et l'acheteur, et la question se réduit à savoir si le dernier
reçoit de l'instruction ou du plaiair pour son argent. Bien que cette
réponse ne soil pas celle qui prépare l'accueil le plus favorable, elle
apporte avec elle son excuse et désarme quelquefois la sévérité.
Voilà une source d'indulgence qui ne peut exister pour les grands
de ce monde. Plus ordinairement le livre est fier comme ce servi-
teur dévoué qui cachait la pénurie de son maître, et il dit : « Je suis
l'athlète d'Olympie, je viens disputer les suffrages qui donnent la
gloire, je veux me rendre illustre parmi les hommes et, s'il se peut,
dans la postérité. » Gardons-nous de croire que cet aveu plus noble
soit assuré d'un meilleur accueil! Les hommes au premier abord
n'aiment pas qu'un de leurs pareils sorte de la foule, annonçant
l'intention de s'élever au-dessus d'eux; mais enfin cette ambition
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LE JOURNAL DUNE REINE. 7
est sincère, et, pourvu que le livre sorte vainqueur de l'épreuve
qu'il a provoquée, la gloire ne lui est pas marchandée. Eu est-il de
même du livre portant signature royale? Que demande- t-il? que
yeut-ll? Est-ce de l'éclat, do la célébrité? Ce serait, suivant l'ex-
pression du poète, apporter du bois dans la forêt ou^ comme disent
les Anglais, du charbon dans Newcastle. À moins d'être Salomon
lui-même, qui s'adressait à tous les siècles, un roi n'écrit pas pour
la postédié; il estime que c'est bien assez de parler à son temps et
à soiQ pays. Cette considération est concluante et montre clairement
qu'un prince est un homme d'action, que ses livres sont des actes,
et que tout entre ses mains, même une plume, est un instrument
de règne. Devant de tels écrivains» la critique recule ou elle change
de nature.
Enfin la critique a le devoir de louer ou de blâmer avec impar-
tialité. Ce devoir est si malaisé à remplir envers de simples parti-
calîers qu'elle est obligée d'appeler à son secours tout l'art des
nuances et des sous-entendus pour se tirer avec honneur de l'exa-
men des œuvres contemporaines. Après la quadrature du cercle et
le mouvoment perpétuel, le problème le plus difiicUe est celui de
connaître du monde et d'exercer en même temps la fonction de
criticpie avec indépendance. De notre temps, un juge éminent des
œuvres Uttérwes n'a peut-être dû qu'à son isolement abscdu l'in-
ùexible liberté de plume qui a fait sa grande originalité. Que sera-ce
donc quand il s'agira de personnes royales? Louez avec bonhomie,
sans ienir compte d'un public frondeur, vous n'ôtes qu'un courtisan;
louez avec précaution et de manière à ne pas déplaire à la galerie,
vous voulez excuser vos louanges, vous prenez la voie la plus sure
pour blesser; critiquez librement, vous répondez mal à la gracieuseté
qui comble les distances et eflace la diSérence des rangs dans la pra«
tique de l'égaUté intellectuelle.
Est-ce à dire que la souveraineté ne peut s'accorder avec le tra-
vail littéraire, et que lesconsUtutions permettront à tous les citoyens
d'écrire leurs pensées excepté aux monarques? En aucune façon, la
li)^té sur le trône apporte avec elle et suppose une mesure de
liberté correspondante parmi les sujets. Ce que nous voulons éta-
blir à l'occasion d'une œuvre signée d'un nom royal, c'est qu'en
présence de tels livres la situation de la critique n'est plus la même,
et qu'elle est d'autant plus changée que l'œuvre tient davantage de
l'acte politique. En appliquant ces réflexions au dernier volume de
la reine Victoria (1), nous sommes forcé de reconnaître qu'il est aussi
(t) Leaves from the Journal of ottr Ufe in the Highlands {FeuiUes détachées du Jour"
nal de noir$ vie dans les Highlands\ par sa majesté la reine de la Grande-Bretagne,
Londres 18C8.
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8 REVUE DES DEUX MONDES.
étranger à la politique et à la royauté que peut l'être un écrit sorti
d'une main habituée à signer des décrets souverains; l'ouvrage est
si complètement dépouillé de toute prétention, qu'il pousse la sim-
plicité jusqu'à une sorte de prosaïsme volontaire. Nulle obligation de
louer un livre duquel on pourrait dire, s'il n'avait pas été destiné à
demeurer dans le secret, qu'il a été écrit en vue d'échapper à toute
louange. Il peut plaire et même instruire; il plaira, malgré l'aban-
don de la forme, parce qu'il n'est jamais indifférent à notre curio-
sité d'être initiée au détail de la vie privée de personnages aussi
haut placés. Il plaira, parce que la curiosité n'a pas un instant à
Craindre d'être prise pour dupe. Il instruira même, comme pourrait
le faire toute peinture sincère d'une existence humaine; il sera l'en-*
seignement du foyer domestique et l'exemple d'une vie heureuse
rencontré dans le palais d'une reine. « Puissent les enfans de nos
enfans, disait Tennyson, répéter un jour : Sa cour était pure, sa vie
sereine; Dieu lui donna la paix, son pays eut le repos I Mille droits
au respect étaient réunis en elle, comme mère, comme femme et
comme reine (1). »
Plaire, instruire, sans même y avoir songé, que peut-on de-
mander de plus? Nous avons parlé des motifs qui déterminent toute
publication. On pourrait dire que la royauté anglaise, étant à l'abri
de toute responsabilité, peut jouir de certains droits du simple
citoyen, par exemple de publier un livre sans que les sujets y cher-
chent des intentions personnelles ou des applications politiques. Une
reme de la Grande-Bretagne peut aimer, par exemple, le séjour des
montagnes d'Ecosse et le dire, elle peut admirer et décrire à cœur-
joie l'enthousiasme de ses bons highlanders et le zèle ingénument
monarchique de leurs femmes et de leurs mères, sans donner lieu
de soupçonner des préférences intéressées, des calculs secrets. Na-
poléon V"^ exprûnait trop énergiquement son mépris pour la position
d'un roi constitutionnel d'Angleterre; il ne mettait pas en ligne de
compte cette condition dont on peut vivement sentir l'absence
même sur le trône, la possibilité d'être heureux. Le bonheur, voilà
ce qui respire, voilà ce qui déborde, non en pages éloquentes,
mais en preuves irrécusables, dans le journal de la reine Victoria.
Ce bonheur a été suivi de bien des larmes et d'un deuil qui ne finira
pas; mab qu'importent les larmes? N'est-ce pas le prix dont se
paient les plus profondes jouissances de l'âme? Il faut bien le dire,
le bonheur humain se mesure à l'étendue de la douleur qu'il laisse
après lui. L'auteur de ces pages si simples et si dénuées de tout art
a ressenti l'un et l'autre aussi fortement que la plus obscure des
(1) To thê Quem, mars 1851.
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LE JOUBNâL D une REINE. 9
femmes qui vivent dans son empire. Pourquoi chercher plus loin
les motifs qui nous ont valu cette publication? Ne semble-t-il pas
naturel que cette leçon d'une vie saine et pure, cette expérience
d'un Jx)nheur si réel et pourtant si terre- à- terre, ne soient pas
perdues? N'est-il pas touchant que la première des épouses et des
mères en ce pays dise aux autres mères et épouses : Voilà comment
de mon devoir je me suis fait une félicité!
Cependant on n'est pas reine impunément, et même reine con-
stitutionnelle des trois royaumes unis. Ce livre a donc pu éveiller
la curiosité, soulever les questions qui se pressent en foule autour
de ce qui sort des demeures princières. On a supposé peut-être,
comme on le fait souvent chez nos voisins, que le conseil de cette
publication a été donné en vue de l'intérêt de tel ou tel parti; pour
contrecarrer cet intérêt, on s'est plsdnt sans doute de voir l'inté-
rieur de la souvendne absolument dévoilé aux yeux du public, les fa-
miliarités du foyer et jusqu'aux petits noms de tendresse des enfans
royaux parvenant à la connaissance de tous et fournissant matière à
des plaisanteries contraires au respect. On a pu dire avec plus de rai-
son que ces feuilles avaient été choisies et détachées du journal de
la reine afin de rendre plus présente à ses fidèles sujets celle qu'une
douleur obstinée attachait invinciblement à sa solitude, et de ra-
fraîchir dans la mémoire de la nation la figure de sa reine d'autre-
fois, si rayonnante et si heureuse. De ces commentaires de salon,
quelque chose a passé çà et là dans la presse. Le champ des
suppositions est large en tout pays; mais les sujets de la reine
Victoria, bien que jouissant d'une liberté absolue de tout dire, et
peut-être pour cela même, forment une nation, jusqu'ici du moins,
fort discrète. Libre à tous d'attribuer des raisons d'état à un livre
qui ne parle que d'excursions et de villégiature; le plus simple est
de s'en rapporter à la préface de l'éditeur, M. Arthur Helps, écri-
vain estimé, secrétaire du conseil privé, qui nous avertit que ce
journal quotidien écrit par la reine et pour elle-même, destiné en-
suite à être communiqué à ses parens et à son entourage intime, a
été imprimé pour que cette marque d'affectueuse confidence fût
étendue à tout son peuple. Nous aussi, nous en désirons faire notre
profit, et, puisqu'il est naturel que ces lignes communiquent au
lecteur quelque chose de l'impression même du livre qui les a in-
spirées, nous exprimerons ici quelques pensées au courant de la
plume, sans suivre un ordre beaucoup plus rigoureux que celui de
l'auteur : nous voyagerons en quelque sorte à travers ce carnet de
voyage.
Rien d'abord de plus anglais que ce volume si peu littéraire : c'est
un journal, un aide-mémoire, une série de notes de ce qui est ar-
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10 REVUE DES DEUX MONDES.
rivé, de ce qu'on a vu et fait à certains jours particuliers, ceux dont
on veut conserver la mémoire pour soi ou pour ses amis. Ce genre
d'écrits mérite bien quelques réflexions particulières. Nous imagi-
nons à grand'peîne le plaisir que nos voisins trouvent dans cette
lecture; il nous faut un effort de réflexion pour concevoir l'intérêt
qu'ils prennent à tous ces menus faits qui remplissent la journée
d'une personne ordinaire. Nous autres, peuple^de race latine, nous
nous étonnons qu'une si grande valeur soit attachée à la vie privée.
Parlez-nous de ce qui se passe sur la place publique, de ce qui se
dit dans les sociétés, de ce qui est arrivé dans le monde, à la bonne
heure! voilà qui mérite de nous occuper. Dans le temps même
où la vie politique était inconnue à la nation, nous n'avions de cu-
riosité que pour le dehors, pour les relations sociales. L'intérieur
d'une maison nous paraît indigne de notre attention. Ce n'est pas
que le secret du voisin nous trouve plus indifférens que les autres
hommes, mais qui prend souci d'un tel secret, s'il n'offre pas d'ali-
ment à la malice? Nous avons toute une littérature de mémoires,
une véritable série de chefs-d'œuvre : la \ie privée n'y est pas ab-
sente, mais à la condition d'être choisie, triée et assaisonnée par
le talent. Où sont chez nous les mémoires copieux, infinis, inépuisa-
bles de détails, comme les entendent les Anglais? Nous avons des
correspondances qui sont des trésors littéraires et que toute l'Eu-
rope nous envie; mais M"* de Sévigné, écrivant à son cousin au
sujet de son valet Picard, ou parlant à sa fille de ses confitures, ne
fait-elle pas un choix parmi ses plus agréables caprices? Où sont
parmi nous les lettres interminables , écrites en long et en large,
dans lesquelles une amie fait part à son amie de remploi de ses
journées sans la priver du moindre détail, et surtout sans douter
qu'elle ne soit lue jusqu'à la dernière ligne avec le plus profond
intérêt? Le journal, le diary^ comme les biographies, comme les
lettres sans prétention , tient à l'importance extrême attachée à la
vie privée chez nos voisins. Une autre cause explique la pratique
fort répandue du journal, le goût des informations précises, du dé-
tail exact, qui est un des .caractères de la nation anglaise. Je ne
sais si le talent littéraire, dans un journal de ce genre, ne compterait
point parmi les înconvéniens; plus l'esprit qu'il trouve dans Horace
Walpole et lord Byron amuse an véritable Anglais, plus j'imagine
qu'il le met en défiance. C'est la sincérité absolue qui fsdt le mérite
de cette sorte d'ouvrages, et, pour qu'ils soient appréciés, il faut
qu'on y sente toute l'exactitude que le négociant de la Cité met dans
son registre, ou l'officier de marine dans son livre]de quart. Ce n'est
pas tout : les femmes ont une aptitude particuHëre pour ce genre
d'occupation, il ne faut pas dire de littérature. Les femmes vivent
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LE JOURNAL D*UN£ REIIfE. If
^ansle présent, elles s'inquiètent moins que les borames de Tavenir
<et Duliement du passé : aussi est-ce pour elles un vif plaisir, une
passion véritable, de lire et d'écrire de ces journaux. Chose singu-
lière, par leur position dans la société, ce sont elles qui font et qui
voient le moins de choses mémorables, et cependant ce sont elles
qui tâ^onefft le plus à conserver par écrit la mémoire de ce qu'elles
iofùi et de ce qu'elles voient. Qui sait, après tout, si elles n'ont pas
nàsonl Qiii sait si le fût le plus obscur dans la vie la plus cachée
n'est pas aussi digne d'occuper la pensée que les entreprises des
rois et les révohiiions des peuples?
Quoi qu'û en soit, ce que les femmes mettent dans leur journal
est sans doute ce qui leur parait avoir le plus de prix dws leur
existence, et ce qui remplit les pages que nous parcourons ici est
certainement aux yeux de celle qui les a tracées la meilleure partie
de sa vie. Des promenades, des voyages, des séjours prolongés en
Ecosse, voilà tout le livre des FtuiÙts du J&umal de notre vie dans
le* numiofties éT Ecosse {Leaves front the Journal of our life in the
UighUmds). Ce qui a été ajouté pour grossir le volume, voyages en
Angleterre, en Irlande, excursions sur mer, ne se rapporte pas à la
pensée qm sert de fil à ces pages fugitives, car il y a une idée
touidittiite qm respire à travers tous ces débris, une idée connue
de tous, une douleur, un souvenir toujours vivant dans ce journal ,
comme dans les pétales décolorés d'une fleur autrefois donnée
l'image d'une personne qui n'est plus. Toutefois la mémoire d'un
mort, q^lqoe cher qu'il soit, ne parle pas seule dans ces feuilles;
elle est évoquée avec les lieux mêmes où rien ne venait s'interposer
dans la vie à deux, dans une félidté d'autant plus complète qu'elle
dmrait seulement quelques semaines. L'unité imprévue, l'âme de
ces fragmens n'est pas tant l'idée de la mort que celle du bonheur
perdu, cette chose douce et fatale, sans réparation et sans res*
gourée, si ce n'est celle d'en parler quand il a disparu. «
Le jottmsd de la reine Victoria offre une progression intéressante..
Il commence par des voyages qu'elle faisait en Ecosse <fa&nd elle
quittait les résidences anglaises de Windsor et d'Osborne; il continue
par le récit de ses excursions d'un jour autour de Balmoral, quand
aes préférences se sont fixées sur cette demeure romantique et
fiolitaiee; il se termine par la relation de courses plus lointaines,
d'échappées de plusieurs jours dont son cher Balmoral reste le
centre. Ainsi la vie intime, le bonheur rapide et furtif , se par-
tagent comme en trois périodes. L'histoire d'un ménage obscur et
bourgeois ne serait pas autre que celle de cette souveraine et du
prince qu'on lui a donné pour époux. D'abord l'intimité se suflisant
à elle-'méme dans le nid qu'une mère a préparé, pMÎs les proiue-
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12 BEVUE DES DEUX MONDES.
nades pour se dérober au monde, puis encore une résidence nou-
velle qu'on s'est choisie, qu'on a bâtie soi-ménve, enfin les prome-
nades devenues des voyages et le plaisir de voir du pays ajouté à
celui de vivre ensemble, n'est-ce pas la condition commune de tous
ceux à qui a été accordée une fortune moyenne, et qui ont su s'en
contenter? Après deux années de vie officielle et de loisir calme et
reposé dans les résidences où ont passé tour à tour les dynasties
d'Angleterre, le couple royal prend sa volée pour la première fois
en 1842. Le château de Windsor est grand et vraiment royal; les
poètes ont célébré sa forêt, toute composée de ces chênes qu'un
d'entre eux, Shenstone, compare au caractère de l'Anglais de la
vieille roche, solide, vaillant et fier. A ses pieds, la Tamise déroule
lentement les replis qui ont fait donner son nom à la résidence de
Guillaume le Conquérant et d'Edouard IIL Là sont les plus beaux
souvenirs de la royauté; l'ordre de la Jarretière y a été fondé. Ce
palais, ces bois, ce fleuve, rappellent Chaucer, Shakspeare, Sur-
rey, la plupart des illustres poètes de la nation. Windsor, comme
on l'a dit, est une image visible de la constitution anglaise par la
grandeur, la force, l'antiquité, par la variété même de ses construc-
tions, où vingt générations ont mis la main; mais Windsor peut-il
être la résidence d'affection d'une royauté moderne, bourgeoise et
faite à l'image de ces classes moyennes qui régnent et gouvernent,
et se voient bientôt remplacées par d'autres plus simples encore et
plus prosaïques? Osborne est tout moderne, il est l'œuvre commune
de la souveraine et du prince, qui l'ont acheté et bâti; mais il ne
peut suffire aux besoins et aux plaisirs de toute la belle saison. Il a
d'ailleurs un défaut commun. avec Windsor : il n'est pas assez loin
de Londres, des affaires et, pour tout dire, de la royauté, à laquelle
il est si bon d'échapper durant quelques semaines. La majesté de
Windsor est accablante; Osborne, c'est encore le monde et la cour
aveq l'inévitable monotonie de la mer; de quel côté fuir l'étiquette,
la dignité du rang, la dissipation, si ce n'est dans les montagnes
d'Ecosse?
Le premier voyage dans ce pays est le moins caractéristique.
C'est une tournée officielle de la jeune reine parmi ses fidèles sujets
du nord. Tout ce qui peut appeler l'attention, c'est la réception de
la souveraine chez les lords dont le château se trouve sur son itiné-
raire, coutume féodale, mais qui s'accorde à merveille avec la sim-
plicité moderne. Nous n'en sommes pas encore là : chez nous, la
royauté qui s'est le plus rapprochée des façons communes de vivre
n'a pu descendre jusqu'à ces relations d'égalité. Une visite à un
particulier est un événement. Ces réceptions sont notées par la
reine Victoria avec détail, et la royale visiteuse n'oublie pas de
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LE JOURNAL d'DNE REINE • 13
marquer les noms des convives réunis à table, si Ton a été aimable
de part et d'autre, si l'expression du regret dans la séparation a
été bien sentie; mais encore une fois ce n'est pas là le véritable
intérêt de ce journal. Dès le second voyage en Ecosse, on voit que
le goût, la passion de la reine est de ce côté; le cœur se met de la
partie. En Ecosse, elle s'appartient davantage, elle possède mieux
surtout celui qui, après les devoirs de la couronne, est tout pour
elle.
« A huit heures un quart, écrit-elle le 1" octobre 184â,j>ous par-
tîmes, tout chagrins de quitter Blair Âthole et ces chers highlands.
Je m'étais si fort attachée aux moindres bagatelles, aux plus sim-
ples lieux! et notre vie de repos et de liberté I tout était si aimable!
J'aimais les highlanders et les gens qui nous accompagnaient. 0 les
chères montagnes! que j'ai eu de peine à les quitter! » L'Angleterre
elle-même souffre de la comparaison, car elle écrit deux jours
liprès : Il La côte anglaise m'a paru terriblement plate. Lord Aber-
deen a été très touché quand je lui ai dit que j'étais si attachée à
ces chers, bien chers highlands ^ que ces douces montagnes me
manquaient beaucoup. Les highlands et leurs habitans sont bien
intéressans; race chevaleresque, belle population et active! Notre
séjour parmi eux m'a enchantée : outre la beauté du pays, nous
y trouvions un repos, un silence, une solitude, a wildnessy une li-
berté, qui nous charmaient. A notre retour, le jour était pur et bril-
lant, mais l'air épais, pesant, bien différent de celui du haut pays. »
Ces montagnes ne font pas moins de tort à Windsor, au séjour des
Plantagenet et des Tudor, à la résidence embellie par ses aïeux
de la maison de Hanovre, par son grand-père George III, par son
oncle George IV. « Nous fîmes une promenade du côté d'un champ
où des femmes coupaient et ramassaient l'avoine (ies Écossais ap-
pellent cela tondre, shearing) ; la vue des montagnes devant nous
était splendide, vraiment rurale et romantique, et si différente de
notre promenade perpétuelle de Windsor, tout agréable qu'elle
soit! Ce changement fait grand bien; comme dit Albert, cela ra-
fraîchit pour longtemps. »
Rois ou sujets, nous vivons tous plus ou moins par l'imagination;
c'est un tableau où se dessine un seul lieu, un seul paysage à la fois.
La vue des champs efface le souvenir de la ville, aux édifices de pierre
et de marbre succèdent les arbres géans de la vieille forêt. Voilà
pourquoi nous aimons le changement et le voyage. Chacun de nous,
poète inspiré ou intelligence obscure, porte en soi un peintre qui
reproduit la nature extérieure, un peintre exigeant et infatigable
qui veut toujours recommencer. Condition misérable de la nature
humaine I dit Pascal; soit, mais ajoutons condition vitale de l'ima-
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U REVUE DES DEUX MONDES.
gination. L'absence de cette faculté ôtersdt à l'existence la moitié
de son prix. La joie de la reine i*essemble à un transport quaad elle
se voit an milieu d'un pays bien sauvage. « Quels beaux rochers,
xpiels précipices! s'écrie-tnelle au sommet du Ben Muich DkuL L'ef-
fet en était sublime, — une admirable solitude , rien que nous et
Dot^ petite compagnie! n L'auteur de ce journal a certamement le
sentiment du pittoresque, et elle le prouve en plus d'un endroit. 11 ae
lui manque peut-être que la pratique de l'art d'écrire pour mettre
ses ce chères montagnes » sous nos yeux et faire passer dans notre
âme un peu de son enthousiasme. Les grandes scènes silencieuses
de la nature ont un langage qu'elle rend à sa manière, en quelques
mots; mais ce spectacle lui plaît aussi parce qu'il lui f^t oublier
les ministres, les lords, les communes et les levers ou réceptions,
ievenfy qni durent quatre et dnq heures : il lui plait surtout parce
qu'elle en jouit avec celui qui l'accompagne, qui l'initie à ces ad-
mirations pour lesquelles le cœur s'ouvre et se dilate si naturelle-
ment tpiand il est heureux ! Ce qui ajoute à ces beaux sites le
charme suprême, c'est qu^ils rappellent souvent le pays de Thu-
r'mge, que Ton a parcoioru sous le rayon magique de la lune de
miel. Ces enfans, ces jeunes filles aux chevelures flottantes et d'un
blond ardent, ces vieilles femmes avec leurs coiffures originales,
plaisent à la reine, mais encore plus à la femme , parce que ce
bon peuple rappelle à l'époux celui de sa chère AUeaaagae. Edim-
bourg, vu de la route qui y mène, a surpris le prince Albert
comme une ville que les fées auraient bâtie; à son avis , l'Acropole
d'Athènes ne doit pas être plus belle que les hauteurs du roi Arthur
et les rochers de Salisbury, qui dominent et encadrent la capitale
de l'Ecosse. Le prince a voyagé : les ponts et les quais de Glasgow
lui rappellent Paris; la sitoation de Perth sur la Tay, avec sa bor-
dure de forêts d'un côté et des hauteurs dans le lointain, ressemble
i celle de Bâie sur le Rhin majestueux; ailleurs il revoit les fraîches^
vallées de la Suisse. La reine s'associe à ces souvenirs, elle croit
les retrouver dans sa propre mémoire. Écartez l'idée de la dignité
royale, ne semble-t-il pas qu'on entende les pigeons de La Fontaine?
• • • • • Mon yojage dépeint
Vous sera d*aa plaisir extrême.
Je dirai : J*étais là; telle chose m*aTint :
Vous y croirei être voufi-même.
La reine voyait tout par les yeux de son prince bien-aimé. Le prince
était son conseil et sa force : est-il absent, elle n'a plus ni plaisir
ni courage. Un jour elle se sent toute triste parce qu'il se doit ren-
di*e à Aberdeen pour un meeting de savans. Faire une promenade
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LE JOURNAL d'uNE BEINE. 15
sans lui ! et quel chagrin au retour de ne pas le retrouver, so sad
not to find my darling husband ai homel Albert, toujours Albert!
Ce nom est à toutes les pages.
Le bonheur d'autrui nous est indifférent; nous le désirons par de-
voir, mais à la condition qu'on ne nous en rebatte pas les oreilles.
Suivant Lucrèce, la jouissance égoïste de notre sécurité s'augmente
par la vue d*un naufrage auquel nous assistons de loin. Y a-t-il dans
la fadeur que nous trouvons aux peintures de l'amour satisfait l'en-
nui des naufragés qu'on force d'admirer la sécurité d' autrui? Il est
certain qu'il faut la catastrophe, la ruine finale d'un édifice d'espé-
rances et de joies pour en soutenir la longue histoire. Ce nom d'Al-
bot, qui revient si souvent, semble un gémissement et un cri de
douleur, quand on songe à la séparation cruelle. La reine a éprouvé
par elle-même la vérité de ce qu'a écrit Steele avec son cœur non
moins qu'avec son esprit, quand il ne pouvait considérer sans une
TÎve compassion la douloureuse condition de qui s'est vu arracher
^dnsi une partie de lui-même, et en ressent l'absence dans tous
les détails de la ^e. Sa position, pour employer encore l'image de
Steele, ressemble à celle d'une personne qui vient de perdre son
bras droit, et qui est toujours sur le point de s'en servir. Elle ne se
croit plus la même dans la maison, à sa table, en société ou dans
risolement. Elle perd le goût de tous les plaisirs qu'elle goûtait
autrefois parce qu'im autre les partageait avec elle. Les objets les
plus cfaers lui rappellent le plus vivement la perte de celui avec
qui elle les possédait.
Les saisons passées à Balmoral et les excursions autour de cette
dCTaeure favorite forment la seconde partie du journal, a Cha-
que année, écrit la reine, mon cœur s'attache davantage à ee
vrai paradis, et maintenant plus que jamais, quand il est devenu
la création de mon très cher Albert, son ouvrage, s(m édifice, le
produit de sa bourse* Son goftt si rare, la trace de sa main si
cfaëre, s'y vcHcnt partout. » Désormais, c'est-à-dire depuis 1848, elle
y passe les mxm de septembre et d'octobre. Ainsi les jeunes bda-
riés se contentent d'abord des maisons de campagne paternelles,
puis vient le désir de bfttir suivant la mode du jour ou suivant son
goût. Une villa s'élève sur le bord de la mer, un château dans la
solitude des montagnes. Cependant les enfans ont eu le temps de
remplir la nraison de leur joie et de leur bruit; plus ils sont nom-
breux, plus il est nécessaire de leur construire un nid large, bien
Àq>osé, fait exprès pour eux et pour soi. Nos pères visaient au
grud, et ils y réussBsaient; mais ils n'entendaient rien à la con-
modîlé. Chaque génération a son idéal, et le nôtre en bien des
ehoses est le comibrtable. A cet égard, le journal de la rrâie sera
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16 REVUE DES DEUX MONDES.
un jour l'esquisse fidèle de la vie moderne; mais elle y ajoute une
pensée plus touchante, celle du bonheur domestique. Ce qu'était
Balmorai quand elle le vit pour la première fois, elle nous l'ap-
prend elle-même, un petit château dans le vieux style écossais, une
tour pittoresque et un jardin avec un bois sur le devant; mais une
forêt couvre la pente par derrière, et descend jusqu'à la rivière de
la Dee, et d'admirables montagnes s'élèvent tout autour. On pourra
faire du petit château une grande résidence appropriée aux besoins
de la famille. Quant au bonheur domestique, il est tout trouvé
dans ce coin solitaire.
De 18&8 à 1860, Balmoral et les environs suffisent aux plaisirs
du ménage royal. Les époux visitent successivement les paysages
alpestres au centre desquels ils sont venus cacher leur vie intime.
On les voit allant et venant autour de leur château et de leur parc,
ici disposant les offices et la cour de service, là plantant un jardin,
dressant des massifs de fleurs; ailleurs ils surveillent les artistes
chargés d'orner les murs de la nouvelle résidence. On les suit à la
trace dans leurs promenades. Tout est marqué avec la plus grande
précision, l'heure du départ, de l'arrivée, le nombre de milles par-
courus, les routes qu'on a suivies, en quel endroit on a mangé le
goûter, luncheouy si dans les courses plus longues on a pu trouver,
grâce à une hospitalité improvisée, le thé et les gâteaux qui per-
mettront d'attendre un dîner plus tardif. Aucun détail de famille ne
parait trop petit. Ce n'est pas seulement la relation des chasses
heureuses ou malheureuses du prince Albert, ni le nombre des
cerfs qu'il a pu abattre, quelquefois même avec le croquis des plus
belles pièces de gibier, car la reine dessine avec facilité; mais c'est
la mention des enfans royaux qui sont de la partie, de ceux qui
restent à la maison, vu leur âge, et qu'on y laisse le cœur gros de
part et d'autre. Les enfans ont-ils marché bravement, ont-ils eu
bonne mine sur leurs poneys, l'aimable Vicky, Victoria, aujourd'hui
princesse royale de Prusse, a-t-elle été piquée par une guêpe, rien
n'est oublié. Ce qui étonnera peut-être, et ce qui nous plait le plus
dans cette exactitude, c'est le soin minutieux de consacrer une no-
tice à tous ceux qui ont servi la reine ou son époux. Aucun bon of-
fice qu'on lui rend, même quand il a été payé, ne semble à la reine
une chose due. En un mot, c'est le journal fidèle d'une femme ai-
mante, d'une mère dévouée, et d'une bonne maîtresse de maison.
On y trouve jusqu'aux leçons qu'elle donne à ses enfans, et la
mère devient souvent institutrice. On y lit avec plaisir les prélimi-
naires des mariages qui se font dans la famille, les entrevues, les
visites, les occasions où les prétendus se sont déclarés. Un détail
plus charmant encore est le compliment de condoléance d'une bonne
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LE JOURNAL D*UN£ REINE. 17
femme à la reine à Toccasion du mariage de sa fille. La pauvre
vieille, recevant une visite de charité de la dame et châtelaine de
Balmoral, la plaint bien sincèrement d'une séparation imminente
et si cruelle pour toutes les mères.
Dans cette vie de loisir et de paix, la royauté reparaît une fois ou
deux, par exemple à Toccasion de la mort du duc de Wellington. La
reine était partie le matin du 16 septembre 1852, ayant appris par
dépèche que le Sun annonçait cette mort, mais n'y croyant pas.
Arrivée sur le haut du Stron et du Moss of mon Elpie^ elle s'a-
perçut qu'elle n'avait plus sa montre, justement un présent du
vieux duc. Elle envoya un de ses gens pour s'assurer si le bijou
auquel elle tenait d'affection était resté à Balmoral ou si elle l'avait
perdu. De retour, son domestique la rassura sur la montre, mais lui
apporta une lettre de lord Derby.
« Je l'ai ouverte en la déchirant, dit-elle; elle confirmait la fatale nou-
velle. L'orgueil de l'Angleterre ou plutôt de la Grande-Bretagne, sa gloire,
son héros, le plus grand homme qu'elle ait porté, n'était plus... Triste
journée! grande et irréparable perte pour la nation! La volonté de Dieu
soit faite! L'heure était venue sans doute, il avait quatre-vingt-trois ans.
Cest bien, pour lui du moins, parce qu'il a été enlevé maître encore de
son grand esprit et sans longues souffrances; mais quelle perte ! On ne
se fait pas à l'idée, (ïm cannot think, de ce pays-ci sans le duc, notre
immortel héros! Sa position était la plus haute qu'un sujet pût avoir,
au-dessus des partis , regardé par tous avec admiration , révéré de la
nation entière, l'ami de la souveraine, et combien il portait tout cet hon*
neur avec simplicité! Quelle franchise, quelle fermeté, quel courage, le
guidaient dans toutes ses actions! La couronne n'a jamais possédé, et,
je le crains, ne possédera jamais un si dévoué, si loyal, si fidèle sujet,
.un si solide défenseur! Pour nous, sa perte est sans remède, car son em-
pressement à nous secourir et à nous conseiller en cas de besoin était
sans égal. 11 montrait à Albert le plus vif attachement et la plus grande
confiance. Et puis son expérience, sa connaissance du passé, étaient si
rares! Il était un lien qui nous rattachait aux temps qui ne sont plus, un
anneau entre ce siècle et le dernier... Nous sommes revenus à la hâte,...
tout notre plaisir était gâté; un nuage de tristesse pesait sur nous. »
Après ce jour de deuil, un mois s'écoule sans que le journal
fiasse mention d'aucune promenade.
Rien n'est plus n^f que la peinture de l'entrain avec lequel la
famille royale rebâtit son château. Un programme solennel est ré-
* digé pour la pose de la première pierre; les détails en sont arrêtés
d'avance par la reine, qui daigne les transcrire dans son journal.
TOU LXXTI. — 1868. 2
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18 RETUE DES DEUX MONDES.
La prière du révérend, les toasts, le dîner, les danses, tout est ré-
glé par le menu. Quand la construction nouvelle est achevée, les
propriétaires en prennent possession suivant la coutume du pays.
Ils n'oublient pas surtout, en y entrant, de jeter derrière eux un
vieux soulier, image des chagrins du passé. Rien que de neuf et
d'heureux ne doit les suivre dans une maison toute neuve : c'est
une des mille superstitions écossaises qui depuis Walter Scott ont
amusé l'imagination des lecteurs du monde entier. £a effet, le bon-
heur entra dans le nouveau Balmoral avec les deux époux, au moins
pour quelques années. Trois jours après, ils recevaient le soir une
dépêche du général Simpson : « Sébastopol est aux mains des
alliés! » On n'osait pas d'abord y croire : l'attente avait été si
longue et si inquiète ! Depuis un an, un feu de joie, préparé sur la
montagne à la suite de la fausse nouvelle d'une victoire, attendait
tristement l'étincelle qui annoncerait à tout le pays d'alentour la
joie de la patrie ; depuis un an, ce bois noir se dressait devant les
yeux, emblème trop fidèle de l'imprenable Sébastopol. Le 5 novem-
bre 1854, jour de la bataille d'Inkermann, le vent, chose étrange,
l'avait renversé. Le jour de l'heureuse nouvelle, autre prodige, le
bûcher paraissait tout disposé par quelque mahi invisible. En quel-
ques minutes, le prince Albert courut à la montagne; tous les gen-
tlemen qui se trouvaient au château y coururent à sa suite, on vit
courir les domestiques, courir le village entier ; gardes, valets, ou-
vriers, tous de s'élancer vers le feu, et de crier, et de boire du
whisky y et de se livrer aux transports d'une folle joie, et de don-
ner le plus amusant spectacle à la reine, qui les regardait d'en
bas, et qui reconnaissait à la vive lueur le brave Ross jouant de la
cornemuse à s'essouffler, les fidèles Grant et Macdonald tirant des
coups de fusil, et le bon François d'Albertançon mettant le feu à
des pétards dont la plupart refusaient de partir. Ce fut ensuite le-
tour des enfans royaux, qu'on eut de la peine à tirer de leur pro-
fond sommeil, et qui, une fois éveillés, voulurent aussi courir au
feu. Ce soir-là, on ne se coucha qu'à minuit un quart à Balmoral.
La France fut associée à cette joie délirante, et la reine, comme
elle allait se mettre au lit, entendit, au milieu des cornemuses, des
chants et des mousquetades, quatre cheers formidables, le premier
pour la reine Victoria, le second pour le prince Albert, le troisième
pour Tempereur des Français, et le quatrième pour la chute de Sé-
bastopol.
Le nouveau Bahnoral avait donc la consécration du succès. Le
lecteur a remarqué la cérémonie du vieux soulier, petit sacrifice à
la superstition locale. La reine aime à rappeler que depuis Henri lY
de Lancastre on n'avait pas vu de rois d'Angleterre dans les con-
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LE JOURNAL D UISK REINE. 19
trëes qu'elle parcourt. Elle se fait Écossaise, elle et les siens, pour
plaire aux braves gens qui l'entourent. Le plaid national est de ri-
gueur; elle porte Técharpe, et le soir le prince Albert revêt le cos^
tuiae de kighlander* Ici Ton peut saisir la nuance dilTérente de la
hjfahjfy du loyalisme» en Ecosse et en Angleterre. De ce côté-ci de
la Tweed, Tamour du peuple pour son souverain n*est pas douteux.
Quel que sdt l'éclat d'un grand nom ou l'admiration d'une renom-
mée eicepti<Minellë, nul n'e^ plus populaire que le roi. Sa présence,
son nom seul, ont une puissance magique sur les esprits. Les plus
petites circonstances révèlent ce profond attachement du peuple à
ses chefs héréditaires. Voyez les groupes qui se forment devant un
étalage de photographies : celles de la reine, du prince de Galles,
du duc de Cambridge^ aitUrent sans comparaison le plus de monde;
c'est une curiosité que les années ne semblent pas rassasier. Voilà
un genre de mobbùme qui est toujours une religion, et que Thacke-
ray a oublié; mais cette affection des Anglais pour leur souverain
est on de ces amours jaloux, ombrageux, qui ne ménagent point
QNix qui en sont l'objet. Les Anglais, peuple querelleur, po'mtil-
leux, difficile à contenter, toujours sur le chapitre de la critique,
comme le personnage de Sbakspeare, nothing if not crilicalj les
AagLaisse plaignei^ sans cesse de leurs maîtres, et ils les aiment. Us
trakeat la royauté comaoe s'ils l'avaient épousée, et l'adorent tout
en examinant sg& comptes d'un œil très sévère. Traversez la Tweed
et surtout parcourez les montagnes, vous retrouvez le peuple qui
se pressait autour du prétendant; les transports du royalisme sont
les mêmes, la dynastie seule est changée. Les Écossais, comme cer-
tains peuples du continent, se voient eux-mômes et s'adorent dans
ieuis princes. Quelques avances les séduisent; ils ont aimé leurs
souverains jusqu'à vouloir être dupes. Ce n'est pas l'amour jaloux,
. c'est l'amear avei^le et qui se jette à la tête de qui en est l'objet.
Ce royalisme a des retours terribles dont l'histoire d'Ecosse est rem-
plie; mais quoi? il a les caractères de la passion^ et il n'est pas
étoonant que la reine en ait été touchée.
Trois r^es et trois palais marquent les époques différentes de
la royauté anglaise : \qs trois reines sont Elisabeth, Anne et Victo-
ria; les trois palais sont Windsor, Kensiugton et Bahnoral. Elisabeth
imprime à Windsor un cachet, de grandeur qui est l'image de son
pouvoir presque al^olu; à ce château, qui s'élève majestueusement
sur la hauteur, elle ajoute une magnifique terrasse qui domine au
loin le pays, et lui permet de promener ses regards sur les riches
abbayes^ les nobles résidences» les campagnes plantureuses, les
petits hameaux. C'est ainsi que dans son royaume elle voit sous sa
main et confondus 4atns une égale obéissance les prélats ambitieux.
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20 REVUE DES DEUX MONDES.
les fiers barons, les communes laborieuses, le pauvre peuple. Les
poètes qui ont chanté u la vestale assise sur le trône » se sont char-
'gés de célébrer aussi la pompeuse demeure qu'elle a préférée. De
si grands souvenirs convenaient peu à la faiblesse de la reine Anne.
Kensington, comme Hampton-Court et Richmond, était un compro-
mis «ntre la magnificence rectiligne de Le Nôtre et les carrés de
verdure de Hollande, de même que la maison d'Orange était un
juste milieu entre la royauté toute-puissante et la république. Les
whigs avaient prouvé leur dévouement à la dynastie en important
dans les jardins les sombres ifs et les petits canaux du pays de
leurs nouveaux maîtres. J'imagine que la reine Anne, fiUe des
Stuarts et reine constitutionnelle à son corps défendant, se prome-
nait un peu à contre-cœur si près de Londres, dans les allées d'ar-
bres verts à la mode du roi Guillaume, et devait se prendre à fré-
mir à la vue des houx monstrueusement taillés en arches de Noé et
des buis représentant saint George qui perce le dragon de sa lance.
Elle ne pouvait pas plus oublier le roi Guillaume et la Hollande
dsms sa maison de plaisance que se soustraire aux communes dans
les actes, de son gouvernement, et les ministres whigs devaient lui
faire quelquefois l'effet des ifs et des houx. taillés. Il suffisait bien
de la prose pour immortaliser ces maussades jardins, et la satirique
description en a été faite par les essayists. La reine Victoria vient
de donner sans y songer l'esquisse de sa gracieuse et très moderne
royauté en ouvrant une perspective discrète sur son intérieur.
Grâce à ces simples lignes dénuées de prétention, sans le secours
des poètes, une poésie réelle s'attache au souvenir d'une maison
devenue comme l'emblème de la souveraineté se reposant au sein
du bonheur et de la liberté de tous. La société actuelle s'accommo-
derait mal du faste d'Elisabeth et des soupçons de la reme Anne,
et il n'est pas jusqu'aux tendresses conjugales de Balmoral qui ne
soient en harmonie avec la démocratie de nos jours.
Nous avons dit que des courses plus lointaines forment comme
une troisième partie de ce livre, qui n'est qu'une suite de feuillets
détachés. On sait ce qui arrive dans ces promenades de famille :
quand les ressources des alentours sont épuisées, on s'élève à des
projets plus ambitieux ; ce qu'on a vu fait naître le désir de voir plus
encore. La famille royale ressemble en ce point à toutes les autres.
En 1860 commence ce que la reine appelle ses grandes expéditions,
qui devaient être terminées dès l'année suivante. Elle y apporte
tout l'entrain, toute la disposition ingénue à s'amuser qui est vi-
sible dans son journal. Les longues excursions s'assaisonnent pour
elle du charme de la difficulté vaincue, des petits accidens de la
route, de la pluie, des dîners mal servis. Que dirai-je des lits? Gon-
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LE JOURNAL D UNE BEINE. 21
cevez-Yous le bonheur d'une reine de la Grande-Bretagne qui couche
dans une auberge, et qui s'endort de fatigue dans un mauvais lit?
Quel plaisir de voyager incognito, de se faire passer pour de nou-
veaux mariés dont la noce vient de se faire à Aberdeen ! Et quelles
terreurs quand on entend le tambour, maudit tambour qui annonce
peut-être que le précieux incognito est dévoilé ! Il nous reste à
donner un échantillon du journal de la reine, et nous le prenons
dans cette partie du volume.
« Hôtel de Grantown, 4 septembre 1860.
u Les montagnes ont disparu graduellement; la soirée a été calme
malgré quelques gouttes de pluie. Nos attelages allaient toujours, tou-
jours; nous avons vu enfin des lumières, traversé un long village bien
écarté, et tourné dans une petite cour à la porte de l'hôtel où nous
sommes. En haut d'un petit escalier, on nous a montré notre chambre à
coucher, petite, mais propre, avec un grand lit qui la remplissait presque
entièrement. En face, un salon, qui est aussi notre salle à manger,
commode et spacieux, puis le cabinet de toilette d'Albert, très petit. Après
notre toilette, nous nous sommes mis à table. Grant et Brown, par timi-
dité, n'ont osé nous servir (1). Une fille en cheveux tout bouclés a fait
le service à elle seule. Après le dîner, elle a ôté la nappe et a mis sur la
table notre bouteille de vin et les verres, suivant l'ancienne mode an-
glaise. Bon dîner et fort proprement servi : une soupe, vrai salmigondis,
hodge-podge, un bouillon de mouton avec des légumes que j'ai médiocre-
ment goûté, une volaille à la sauce blanche, un bon rôti d'agneau, des
pommes de terre excellentes, un ou deux autres plats auxquels je n'ai pas
touché et enfin une tarte de groseilles à grappes. Après dîner, j'ai essayé
d'écrire une partie de ceci malgré le bruit des conversations qui m'é-
tourdit; Albert fait des 'patiences avec les enfans. »
« 5 septembre.
« Temps couvert et de pluie. J'avais mal dormi. Levés de bonne heure,
nous sommes restés à travailler et à lire dans le salon jusqu'au déjeu-
ner. Bon thé, pain, beurre et une excellente soupe. Jane Shackle, très at-
tentive et qui nous a été bien utile, nous a raconté que les domestiques
avaient soupe ensemble et qu'ils s'étaient bien amusés dans la salle com-
mune. Les gens de l'auberge étaient fort divertissans. La fille aux che-
veux bouclés était venue dire à Grant : « Le docteur Grey (prince Albert)
vous demande, » ce qui faillit leur faire perdre contenance. « Votre dame
n'est pas diflScile à servir, » telle est l'observation qu'ils ont faite à Jane.
(1) Cétait U première fois qae la reine dînait hors de Balmoral, et elle n'avait pas
«MiieBé de laqôaîs faisant le senrice de la table.
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22 UEVUE DES DEUX MONDES.
Grant s'est laissé échapper à demander à Jane dans la matinée : « Sa
seigneurie a-t-elle besoin de moi?... » Après notre visite au château de
lordSeaOeld, nous devions repasser par Grantown. Le secret évidemment
était trahi. Tout le monde était dans la rue^ l'hôtesse agitait son mou-
choir, et la Dlle aux cheveux bouclés, qui avait encore ses papillotes de
papier, arborait un drapeau à la fenêtre. Notre cocher, qui ne nous
connaissait pas, ne se doutait de rien. Comme nous sortions du village
et que la foule semblait s'y rendre par le chemin que nous suivions, il
nous a dit qu'il y avait sans doute quelque enterrement...
u Quelle charmante excursion I... C'est à mon cher Albert que nous la
devons; il avait toujours pensé qu'elle nous serait agréable, ayant fait
lui-même bien des courses de ce genre. 11 y a pris un vif plaisir. — Nous
avons appris que le secret avait été découvert par un homme qui a re-
connu Albert dans la rue hier matin. Déjà la couronne qui est sur le dog-
cari leur avait fait penser que c'était quelqu'un de Balmoral ; mais ils ne
soupçonnaient pas que ce pût être nous-mêmes, a La dame doit être terri-
blement riche, » faisait observer l'hôtesse, qui avait vu tant de bagues d'or
à mes doigts. Quand ils surent qui j'étais, ils furent sur le point de s'é-
vanouir d'étonnement et de frayeur. — Je crains bien d'avoir pauvrement
raconté cette très amusante et mémorable expédition dont je me souvien-
drai toujours avec un grand plaisir. »
Nous avons dit que les longues excursions qui faisaient la joie de
l'auteur royal de ce livre furent interrompues au bout de deux ans*
Une seule chose manque à ce roman si vrai du bonheur d'une reine,
c'est le dénoûment fatal qu'elle laisse à deviner. Le prince mourut
le Ik décembre 1861. Cette fm presque soudaine d'un époux de
quai*ante-deux ans fut un coup de tonnerre; mais cette mort même
avait son explication qui ajoutait à une carrière si brusquement ter-
minée un intérêt mélancolique. Peu d'existences ont été aussi rem-
plies, aussi chargées de travail que celle de ce prince qui par timi-
dité autant que par prudence fuyait les occasions de faire parler de
lui. Il s'imposa une tâche silencieuse qui se trouva au-dessus de
ses forces; ni le cœur, qui était peut-être sa partie faible, ni le sys-
tème nerveux, ne purent résister en lui aux soucis journaliers des
affaires. Suivant les témoins de sa vie, « il se préoccupait trop de
trop de choses. » Cet époux qui s'efiiaçait avec tant de soin derrière
la reine voulait la perfection dans tout ce qu*il faisait pour la reine.
La gloire de la souveraine était la sienne; il était le plus occupé de
ses ministres et le plus consciencieux intendant de ses menus plai-
sirs. Il avait proposé pour but à son ambition de réparer par son
travail les désavantages qu'une femme peut avoir sur le trône en
comparaison d'un roi, de combler les vides qu'une reine doit né-
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LE JOURNAL D'uNE REINE. 23
ce^airement laisser dans Texercice du pouvoir souverain. En un
mot, il confondit, comme il le dit lui-même, son existence indivi-
duelle avec celle de sa femme (1). Ce fut là l'originalité de ce prince,
si ardent, sous le voile de sa réserve. L'esquisse de son caractère
n'est-elle pas un heureux pendant au journal que nous venons de
feuilleter? La reine, avons-nous dit, perdait son bras droit; elle
perdait plus encore, la moitié de son âme et de sa vie.
En achevant de parcourir ces pages intimes, une question se
présente naturellement à l'esprit du lecteur français : n'avons-nous
pas du tout de journaux de ce genre dans notre littérature? De
ces mémoires écrits au jour le jour, de ces carnets plus ou moins
confidentiels, il en existe chez nous sans doute; mais souvent ils
sont destinés à la publicité, et la confidence n'est qu'un cadre lit-
téndre. D'autres fois ils sont réellement secrets, mais alors ils
contiennent plutôt des pensées que des faits, plutôt la vie de l'âme
que celle de Fhomme extérieur : c'est l'auteur qui se confesse à luî-
même et au papier. De cette sorte de journal, on pourrait dire ce
qu'un poète qui précisément en a laissé un a dit du roman d'ana-
lyse : u il est né de la confession; le christianisme en a donné l'idée
par l'habitude de la confidence (2). » Enfin nous avons le journal
ëcrît pour un ami, pour une personne chère, qui était de moitié dans
notre vie et que les circonstances ont éloignée. Celui-ci est un épan-
chement journalier malgré la distance et un effort pour franchir la
barrière insurmontable de l'absence. Tel est le journal d'Eugénie
de Guérin, aussi sincère et moins réservé peut-être que l'entretien
d'un frère et d'une sœur, aussi remarquable et distingué que s'il
était fait pour le public. Voyez pourtant la différence entre les ha-
bitudes des deux pays. Supposez Eugénie de Guérin Anglaise : elle
eût écrit son journal pour elle-même, quitte à le communiquer pé-
riodiquement à son frère, elle Teût continué sans que la mort de
son frère en amenât tôt ou tard l'interruption ; mais elle est Fran-
çaise, et c'est pour son cher Maurice qu'elle l'écrit, elle est Fran-
çaise, et c'est parce qu'elle croit fermement à l'âme immortelle
qu'elle prolonge cette conversation avec celui qui pour elle n'est
pas mort tout entier. Elle est si bien Française qu'à la longue, la so-
litude étant la plus forte, la plume lui tombe des mains. Le livre
d'Eugénie de Guérin nous fournit une autre preuve bien imprévue
de la popularité qui en Angleterre est assurée à ce genre d'écrits.
Le succès en a été aussi grand dans ce pays que chez nous-
mêmes. Ce n^est pas, on le pense bien, le catholicisme qui a fait
(1) Lire sa lettre au duc de Wellington, dans le volume intitulé le Prince Albert,
tnéùt par Iff^ de W.^ avec une préface de M. Guizot. Paris, 1863.
(2) Alfred de Vigny, Journal d'un Poète, p. 172.
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24 REVUE DES DEUX MONDES.
goûter le livre, c'est le livre qui y a fait goûter le catholicisme. Ce
jounal d'une jeune fille a paru plus puissant que bien des livres de
controverse. Des théologiens ont avoué qu'ils voyaient un danger
dans cette série de simples confidences fraternelles écrites au jour
le jour au fond d'une campagne du Languedoc (1).
Voilà donc un livre bien anglais .par la forme, mais il Test encore
plus par les pensées qui en composent le fond, s'il est vrai que nos
voisins se plaisent dans l'expression ingénue du bonheur conjugal.
Assurément l'amour dans le mariage est un sentiment universel, et
nous n'y sommes pas plus étrangers que les autres, bien que notre
littérature nous ait un peu calomniés. Sur notre théâtre, dans nos
romans, nous en faisons un beau et noble devoir, un héroïsme quel-
quefois sublime; cependant il nous semblerait superflu et même af-
fecté de le représenter comme une source de plaisirs. Peindre le
bonheur dans le mariage serait presque du mauvais goût. La Fon-
taine seul l'a pu faire, parce que de sa part c'est comme une amende
honorable, et il a dit des ménages modèles :
Ils s'aiment jusqu'au bout malgré Teffort des ans.
Âh ! si... Biais autre part J'ai porté mes présens.
Pour nous en tenir à la pensée particulière qui anime les pages de
ce journal, nous aussi nous trouvons dans nos poètes l'association
du sentiment de la natufe et de l'amour, cette liaison d'un cher
souvenir avec les lieux qui en sont remplis. C'est un des nôtres qui
a dit avec une poésie éloquente :
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !
Mais l'amour exprimé dans ce vers, quelque pur qu'il soit, est un
amour libre, dégagé de tout lien, même sacré. L'auteur du Journal
de notre vie dam les Highlands a dans sa littérature nationale
quelque chose de mieux approprié à la tendresse conjugale et qui
semble fait pour lui et pour sa vie, heureuse d'abord, puis désolée.
Il peut dire comme l'Eve de Milton : a Avec toi, tout me sourit et
me plaît, le souffle du matin est doux, doux également le chant
matinal des oiseaux ; il est beau ce soleil quand il répand ses pre-
miers rayons sur cette campagne aimable, sur le gazon et sur
l'arbre, sur le fruit et sur la fleur, qui tous sont brillans de rosée.
Elle est parfumée cette terre féconde après les douces ondées, elle
est douce l'heure qui ramène le soir, douce également la nuit silen-
cieuse avec les graves accens de cet oiseau qui chante, avec cette
(1) Voyez, dans I7t« Contemporary Revlew de février 1807, un article de M. J. C.
Colquhoun.
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LE JOURNAL DUNE REINE. 25
belle lune, avec ces pierres précieuses du ciel qui lui font une robe
étoilèe... Hds sans toi ni le souffle du matin quand il s'élève avec
la chanson matinale de l'oiseau, ni le lever du soleil sur cette cam-
pagne, ni gazon, ni fruit, ni fleur, avec les gouttes de rosée bril-
lante, ni parfum de la terre après la pluie, ni soirée calme, ni si-
lenciease nidt avec le cbant grave de l'oiseau, ni promenade au
dair de lune, ni étoiles scintillantes, rien de tout cela n'est doux
sans toi... »
Admirable destinée pour ce grand poète de faire partie pour
aînâ parler de la vie morale de sa nation, d'être à chaque instant
la force ou la consolation du riche comme du pauvre, de la reine
comme de la dernière de ses sujettes ! Qui pourra dii;e combien de
jeune filles ont rêvé de ce soleil se levant sur l'Éden, de cette lune
et de ces étoiles confidentes d'un bonheur légitime 7 Une fois en
leur vie au moins, elles retounient à ce bonheur. primitif, elles se
revêtent de cette splendeur native que l'imagination du poète a re-
trouvée. Qui pourra dire aussi combien de veuves ont pleuré sur
cette page immortelle, combien, et des plus humbles, ont rebâti
pour un instant dans leur pensée leur Éden perdu? Voici qu'une
reine en vient grossir le nombre et peut y lire sa propre destinée.
Elle aussi, elle a décrit son paradis terrestre avec toute la simplicité
d'une âme plus habile à sentir qu'à exprimer. Le journal de la reine
Victoria, malgré la distance infinie qui l'en sépare, est un commen-
taire de la page de Milton. Pour finir par où nous avons commencé,
elle a pu apporter à sa peine un adoucissement légitime et qui lui
est commun avec tant d'autres. Il a fallu chez nous des révolutions
pour nous apprendre a combien de larmes pouvaient contenir les
yeux des rois. » La princesse dont nous parlons règne sur une na-
tion qui fait du loisir à ses souverains en gouvernant elle-même
ses aŒsiires, et elle a pu consoler sa douleur privée par les moyens
que permet la vie privée. Si pourtant l'on est tenté de condamner
encore l'obstination de la tristesse en un rang si élevé, son livre
semble dire : u Voilà la félicité dont je jouissais et dont je suis
privée; jugez maintenant si l'excès de ma douleur est pardon-
nable! Ji
Louis Etienne.
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JEAN DE CHAZOL
SECONDE PARTIE (1).
VIL
A Theure même où je reçus la visite du Marulas, j'attendais
les deux Savenay; ils venaient chasser une semaine à€hazol. Je
n'étais pas fâché de la diversion qu'ils apportaient aux événe-
mens qui m'avaient préoccupé malgré moi depuis quelques jours.
Je commençais à être fatigué de l'isolement dans lequel je vivais.
J'aurais eu peine à trouver deux meilleurs compagnons; leur arrivée
fut donc une véritable fête pour moi. Le temps était merveilleux pour
essayer mes nouveaux équipages. Tout cela manque d* ordre et a
besoin d'être formé. Nous n'en fîmes pas moins deux ou trois belles
chasses; puis plusieurs dîners au château, où j'eus quelques voisins,
vieux amis de mon père un peu oubliés et avec qui je renouai la
chaîne de mes anciens souvenirs, — entre autres d'Amblay, toujours
vert et vif, qui m*a beaucoup parlé de toi, — quelques visites obli-
gées enfin, m'établirent un nouveau train de relations. Je fus donc
assez occupé pour n'avoir pas le loisir de songer aux péripéties qui
avaient un instant troublé ma quiétude. Un matin, nous étions avec
les Savenay sous la vérandah, lisant les journaux et notre corres-
pondance, quand Toby, mon valet de chambre, arrive avec ces
façons circonspectes que tu lui connais, et qui semblent toujours
annoncer une catastrophe; il me dit à l'oreille que la Viergie me
demandait.
(1) Voyez la Bévue du 15 juin.
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JEAN DE CHAZOL. 27
— Tiens, tiens! dit Etienne avec un sourire malicieux, est-ce
que la Yiergie n'est pas cette belle fille dont parkit de Mauron
l'antre jour?
— Oui, r^>oadis-je; mais se prends pas ton air de finesse. C'est
la Viergie, voilà tout !
— Alors iais-noas-la voir, reprit Albert.
Ne voulant point è?effler leurs conjectuf ^ en donnant à la ve-
nue de cette fille une apparence de mystère, je dis à Toby de ra-
mener. Au bout d'un instant, la Viergie apparut avec lui. Portant
sur sa tête une corbeiUe que soutenait son bras nu , elle s'avançait,
marchant légère sur le sable, sa robe blanche relevée sur le càté.
— Corbleu, mon cher, s'écria Etienne, mais c'est une nymphe de
Tempe que cette fiUe-Ià! quelle pureté de lignes, quelle beauté !...
Elle arriva près de nous; intimidée de la présence des deux
étrangers, elle déposa sa corbeille. — Ce sont des fruits de notre
verger qu'on m'envoie vous porter, me dit-elle un peu rougissante
et avec vn clair sourire auquel ses grands yeux baissés donnaient
je ne sais quelle grâce si étrange et si pudique qu'Albert et Etienne
se levèrent instinctivement devant cette singulière paysanne.
Aussi étonné que mécontent de l'atlention familière de M. Maru-
las, je fis cependant bon visage à la \iergie, me réservant in petto
d'av^er à la suppression de tels échanges d'amitié entre son père
et moi; puis, après quelques instans de causerie indifférente que
rembarras de la pauvre fille autant que les regards ébahis des
Savenay tout surpris de son langage me fit abréger, je la congé-
diai. Comme elle se retirait et que je l'accompagnais jusqu'au bout
de la vérandah : — J'aurais voulu vous parler, me dit-elle un peu
hésitante. Si vous étiez bien bon, vous marcheriez avec moi jusqu'à
la grille...
Au ton presque ému dont elle prononça ces mots, je soupçonnai
quelque nouveau tour de Marulas. Je la suivis, et lorsque nous
fumes dans l'allée, voyant qu'elle se taisait : — Parlez maintenant,
mon enfant, lui dis-je, vous savez que je suis votre ami.
— Je le sais, répondit-elle sérieuse; pourtant ce que j'ai à vous
dire m'embarrasse beaucoup, et maintenant je n'ose plus.
Je l'encourageai en riant, comme pour ôter d'avance toute gra-
vité à cette confidence. Elle s'enhardit enfin. — Oui, il faut tout
vous dire, reprit-elle avec décision; seulement ne me regardez pas
tandis que je vous parlerai. Je n'oserais plus!
— Qu'a cela ne tieime ! répliquai-je. Est-ce donc si difficile à
conter?
— Il me semble que cela doit l'être.
— Alors je ne vous regarde pas... Rassurez-vous.
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28 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle poussa un grand soupir, et, voyant que je restais les yeux
fixés devant moi : — Eh bien ! dit-elle, il faut d'abord vous apprendre
que, le soir du jour où vous êtes venu nous apporter de l'argent,
ma mère a tout de suite écrit à mon père, qui est arrivé le lende-
main. J'ai entendu qu'ils avaient une querelle à cause de moi, pour
quelque chose qu'iV voulait et que ma mère ne voulait pas. Ensuite
il a pris une partie de Tor et m'a emmenée à Aix pour m'acheter
des habits, nous sommes venus après chez vous pour vous remer-
cier.
— Mais tout ceci n'est pas très effrayant! dis-je gatment.
— Oh! j'avoue que j'ai été bien heureuse que vous me voyiez
dans cette jolie toilette, répondit-elle ingénument; mais il parait
que vous aurez trouvé qu'elle m' allait mal, ou que je vous aurai
déplu en quelque chose , car, en rentrant à la maison , mon père
était furieux contre moi, et il m'a battue.
— Il vous a battue !
— Ohl ce n'était peut-être pas à cause de vous!... Et puis d'ail-
leurs je suis habituée aux coups, et ce n'est pas cela qui m'inquiète.
— Qu'est-ce enfin? dis-je, voyant qu'elle s'arrêtait.
— Eh bien ! reprit-elle avec effort, depuis ce temps-là il parle
de m'emmener à Marseille, où il connaît des gens riches qui me
feront apprendre à chanter. Ma mère refuse de me laisser partir, et
moi je ne veux pas m'en aller avec lui toute seule.
— Vous fait-il donc peur à ce point 1 dis-je, ému malgré moi par
ce drame mystérieux que je ne devinais que trop.
— Je n'ai peur que de lui au monde ! répondit-elle avec un ac-
cent d'effroi.
— Alors vous venez me demander de vous protéger contre lui?
— Oh ! vous ne le pourriez pas, reprit-elle vivement, vous ne
savez pas ce qu'il est; mais j'ai cru comprendre, d'après ses débats
avec ma mère, que, si vous vouliez...
— Si je voulais quoi?... dis-je, la voyant hésiter encore.
— Eh bien! reprit-elle d'une voix à peine intelligible, si vous
vouliez me prendre à votre château,., je crois qu'il ne m'emmène-
rait pas.
— Vous prendre ici, chez moi?
Elle baissa la tête, toute rouge de confusion en rencontrant mon
regard surpris.
— Je sais bien que c'est difficile, balbutia-t-elle en se détournant
à demi; mais enfin vous avez bien d'autres servantes...
Un soupçon me traversa l'esprit. — Viergie, lui dis-je en la re-
gardant dans les yeux, c'est votre père, n'est-ce pas, qui vous en-
voie ici pour me dire tout cela?
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J£AN DE CHAZOL. 29
Elle eut encore un moment d'hésitation. — Eh bien! oui, répon-
dit-elle, c'est lui; maiSfje l'aurais fait aussi de moi-même,... et
j'ai parlé autrement qu'il ne m'a dit.
— Pourquoi?
— Parce qu'il m'a dit des choses... que je n'ai pas bien com-
prises, mais qu'il me semble mal de répéter.
A cette ângulière réponse, je voulus décidément m'éclairer sur
cette fille étrange. — Qu'est-ce qui peut vous sembler mal dans
ce qu'il vous a dit, lui demandai-je, si vous n'avez pas compris?
— Je me défie de lui! répondit-elle vivement, et puis, ajoutâ-
t-elle à voix basse, j'ai lu assez de livres pour deviner ce qui peut
n'être pas bien.
Au trouble qui accompagna sa réponse d'une audace si ingénue, je
me sentis pris de pitié; mais je ne sais quelle défiance me poussait
à vouloir pénétrer ce singulier mélange d'innocence et de hardiesse.
— Alors, repris-je, si vous devinez que votre présence chez moi
n'est pas convenable, pourquoi me demandez-vous d'y venir?...
En entendant ces mots, elle fit un geste de découragement et
me jeta un regard presque éperdu. Je vis des larmes dans ses
yeux. — Vous aussi, vous me tourmentez! dit-elle d'un ton de re-
proche. Eh bien ! reprit-elle avec une véhémence amère, je m'adres-
sais à vous parce que j'en ai assez d'être battue, parce que j'aime
mieux tout supporter que de m'en aller avec lui! Qu'est-ce que
vous voulez que je devienne? Je n'ai personne pour me défendre.
Tavais pensé à vous parce que... parce que j'ai cru que vous étiez
bon, parce que j'ai peur enfin!.. Vous ne pouvez pas me protéger,
tant pis! Il m'emmènera, voilà tout!
— Non, nonl m'écriai-je en l'arrêtant par la main comme elle
allait partir. Comptez sur moi, Viergie, je ne vous laisserai pas dans
ce malheur.
A cette parole, elle me regarda avec une expression de doute et
conmne si elle croyait avoir mal entendu.
— Bien vrai? dit-elle.
— Je vous le promets.
— Alors je vais lui dire que vous me prendrez à votre château.
— Non, non ! je vous trouverai une demeure chez des gens qui
auront soin de vous, et qui vous protégeront comme vous devez
être protégée.
— Mais voudra-t-il, obtiendrez-vous cela de lui?...
— Ne vous inquiétez pas, ajoutai -je. J'ai des argumens so-
lides pour le décider. Du reste avec des gens de son espèce il y a
toujours un moyen efficace. On les paie, et tout est dit. Ne pleurez
donc plus; je suis là pour vous défendre.
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30 REVUE DES DEUX MONDES.
— îfercî, dît-elle, et son gracieirx visage s'éclaircit tout à coup.
— Et si vous avez besorn de moi, envoyez^moi vite rai mot par
quelqu'un.
— Mais que faut-il lui dire? Il va m'interroger.
— Dites-lui que je le verrai dans quelques jours, cela suffira.
D'ici-là je m'occuperai de vous.
Après le départ de la Yiergie, je restai un moment tout étourdi,
tout désorienté du conflit de sentimens où j'avais été entraîné et
de l'engagement insensé que je venais de prendre. Je n'en étais
certes plus à douter de Tempire que cette bizarre beauté pouvait
exercer sur mes sens; cependant je m'étais senti jusqu'alors trop
bien maître du dénoûment qu'il me plairait de choisir pour me pré-
occuper d'une telle aventure. Ce fut donc avec une sorte de stupeur
que je réfléchis à la situation que je venais de me créer d'un mot,
et qui n'était autre que ce rôle de protecteur, ami des arts ou de
l'innocence, dont Marulas s'était proposé de m' affubler. De plus, il
y avait cette aggravation que désormais la détresse de cette fille
me forçait en conscience à la respecter. Étais-je dupe d'un tour
d'adresse de cet habile coquin dont Viergie se faisait naïvement
complice? Étais-je le défenseur d'une véritable infortune? Quoi qu'il
en soit, je me trouvais stupide d'avoir cédé à un si prompt mouve-
ment de pitié, en assumant sur moi la responsabilité de l'avenir de
cette héroïne champêtre. Cependant, je dois le dire à ma louange,
ces naturelles défiances formulées, je pris bravement mon parti.
Après tout, ce n'était là qu'une charge imprévue à mon budget de
charité; bonne œuvre ou duperie, j'avais trop souvent plus mal
employé mes libéralités avec des créatures qui ne valaient pas la
Viergie pour regretter en passant cette petite débauche de vertu.
Les Savenay partis, non sans m'avoir pendant deux jours rebattu
les oreilles de « ma jolie vassale,* » de mes exploits de galant sei-
gneur et autres facéties du môme goût, il me fallut songer à rem-
plir ma promesse envers cette enfant. J'allai donc trouver Langlade,
décidément mon conseil en tout. Je lui racontai cette affake, et le
priai de me trouver quelque famille d'honnêtes gens chez qui la fille
de la Mariasse pourrait trouver un asile sûr. Il me regarda étonné.
— Si vous désirez que ce soit aux eB\îrons, monsieur le comte,
ce ne sera pas facile à cause de Marulas. Il est trop bien connu
dans le pays.
— Au contraire, repris-je vivement en devinant sa pensée; je
tiens à ce que la Viergie s'éloigne assez pour qu'on ne sache rien
d'elle ni des siens dans l'endroit qu'elle habitera.
— En ce cas, dit-il, c'est une autre affaire; mais avez-vous bien
calculé jusqu'où peut vous entraîner votre générosité? Ou je me
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JEAN DE CHAZOL. 31
trompe beaucoup, ou il doit y avoir du Marulas là-dessous. C'est
00 drôle rusé , assez foii pour tenir tous les fils d'une intrigue et
pour vous y enlacer, tout en ayant l'air de subir la violence- Soyez
certain qu'à se propose de vous exploiter.
— Oh! je m'en doute^ mais il trouvera à qui parler. En somme,
U s'agit de quelques milliers de francs pour payer la pension de
la Yiergie. Si elle se montre digne d'intérêt, j'y ajouterai une dot
qui lui permettra d'épouser quelque brave garçon. Je suis assez
riche pour me passer ce luxe. Si au contraire tout cela tourne mal,
je rends la fille à son digne père et la renvoie à ses chèvres.
Après avoir discuté quelque temps, il fut convenu que Langlade
allait s'xKXuper immédiatement de cette aflaire. U avait aux envi-
rons de Marseille un ami, le capitaine Payrac, vieux marin qui vi-
vait avec sa femme et n'avait pour toute fortune que sa pension
de retraite jointe à une rente de deux mille francs. Ils n'avaient
point d'enfans, et la pension de ma protégée pouvait leur apporter
on surcroît d'aisance. Le capitaine Payrac, esprit érudit et distin-
gué, était en outre homme à intimider suffisamment le Marulas. Il
fat donc décidé que Langlade allait lui écrire aussitôt.
Gomme je revenais à Chazol, je résolus de faire une visite à la
Momière, que j'avais un peu négligée depuis quelques jours. Assez
étonné d'avoir tant d'affaires imprévues, je me mis à songer à ce
hasard qm faisait de moi une sorte de chevalier errant, et me con-
traignait, en dépit de» mes volontés, à devenir l'appui des enfans
de M. de Sénozan, y compris même ses bâtards. Ma tante m'ac-
cueiliit comme toujours avec cette réserve mêlée d'effusion discrète
qui semblait devenir le ton définitif de nos relations. Geneviève était
allée courir les bois avec son frère. Je ne la vis pas ce jour-là.
Tu sais de reste,. ami, que je ne suis point d'un caractère à me
préoccuper outre mesure des événemens, même de ceux qui barrent
ma route. C'est peut-être orgueil chez moi; mais j'admets si peu
que cet épouvantail des faibles qu'on appelle le sort puisse être su-
périeur à ma volonté que je ne daigne m'émouvoir qu'au moment
réel du danger. Resté seul à Chazol, je repris ma vie solitaire. Quel-
ques travaux interrompus qui nécessitaient des études sérieuses me
confinèrent dans ma bibUothèque, où je veillais assez tard la nuit.
Le jour, un peu de chasse et quelques excursions dans les châteaux
voisins prenaient mon temps. Presque chaque matin, quand je sor-
tais par les bois, je rencontrais sur ma route la Viergie, plus que
jamais parée de ses nouveaux atours. Après ma conférence avec
Langlade, je lui avais appris nos projets en lui recommandant de
garder le secret avec Marulas jusqu'à la réponse du capitaine Pay-
rac. Elle m'avait manifesté sa reconnaissance comme à un sauveur.
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32 REVUE DES DEUX MONDES.
et je dois avouer que je ne trouvais pas sans mérite le désinté-
ressement vertueux auquel je m'étais en quelque sorte condamné.
Cependant, après deux ou trois entrevues, que je n'abrégeais pas
sans regret, je crus remarquer un refroidissement sensible dans la
joie de ma protégée. J'attribuai ce changement au chagrin de quit-
ter sa mère et Séverol. C'était là un sentiment trop naturel pour
que j'en conçusse la moindre défiance. Les choses allèrent donc
ainsi jusqu'au jour où arriva la réponse du capitaine Payrac. Il
acceptait l'oflre de Langlade par une lettre où, sans dissimuler les
avantages qu'allait lui procurer une pareille aubaine, il témoignait
l'intérêt d'un homme de cœur pour une infortune digne de pitié.
Dès que je l'eus reçue, je sortis pour chercher Viergie, avec qui
mes rencontres avaient pris insensiblement une tournure de rendez-
vous. J'arrivai aux roches, et je l'aperçus de loin, assise près d'un
buisson sauvage. Elle lisait attentivement. Je m'approchai, soup-
çonnant qu'elle faisait mine de ne pas me voir, et, me penchant sur
son épaule, je regardai le titre de son livre, bouquin crasseux
comme un vieil almanach. Je demeurai tout surpris en voyant que
c'était la Fille aux yeux d'or de Balzac.
— Ah! vous m'avez fait peur, s'écria -t-elle en riant.
— Comment 1 vous lisez ce livre?
— Oui. Oh I maintenant qu'on ne me fait plus travailler, j'étudie
beaucoup, et j'aime bien mieux celai
— Qui vous a donné cet ouvrage ? lui derilandai-je attristé.
— C'est mon père, répondit-elle avec assurance. Pourquoi pre-
nez-vous cet air méchant? Est-ce que cela vous déplaît que je
m'instruise?
— Parce que cette lecture me parait mal choisie pour vous. .
— Oh! c'est si amusant cette histoire... ci tout ce monde de
Paris!...
— Est-ce que vous le comprenez, ce roman?
— Dame ! il me semble que oui, répliqua-t-elle avec un clair re-
gard d'innocente, dont l'audace même démentait ses paroles.
Je ne voulus point insister, de peur de lui signaler le danger.
Depuis que je la voyais, chaque jour j'avais pu me convaincre que
cette hardiesse qui m'avait choqué tout d'abord n'était que l'assu-
rance d'une imagination nsûve. La réprobation qui frappait les siens
dans le pays et faisait presque l'isolement autour d'elle, l'espèce
d'éducation qui la séparait de tous, suffisaient du reste à expliquer
des ignorances qui pour toute autre eussent été singulières chez
une fille des champs.
Je rompis donc brusquement sur ce sujet en lui parlant de la
lettre du capitaine Payrac.
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JEAN DE CHAZOL. 33-
— Comment ! vous voulez me faire partir ? s' écria-t-elle effrayée.
— Mais ne Tavez-vous pas demandé, et n'est-ce point convenu?
rèpliquai-je, surpris de ce langage.
Elle ne répondit pas, et resta toute décontenancée. Un peu trou-
blé moi-même, je lui représentai qu'il n'y avait là rien qui pût
éveiller ses craintes, puisqu'elle serait accueillie comme une fille
chez des gens qui sauraient prendre soin de son avenir, et la pro-
téger contre Marulas, qu'enfin je serais toujours prêt à lui venir
en aide; mais elle écoutait toutes ces protestations avec tristesse et
la tête baissée. Presque irrité de son silence , j'en vins à lui de-
mander si elle préférait partir avec son père, et ce qu'elle voulait
enfin. Elle se fit encore prier comme une enfant qu'on presse. —
Eh bien! dit-elle à la fin avec une mine boudeuse, j'aurais voulu
rester avec vous I
Je m'attendais si peu à ce mot, et je vis si clairement qu'elle
n'en comprenait pas la portée, que je devinai tout.
— Viergie, lui dis-je sévèrement en la forçant à me regarder en
face, vous avez parlé à votre père du projet que j'ai formé de vous
envoyer chez le capitaine Payrac.
Elle essaya, toute rougissante, de dissimuler sa confusion; mais,
voyant que j'étais décidé à obtenir une réponse: — Il m'a forcée à
tout lui dire, balbutia-t-elle.
— Et c'est lui qui vous a conseillée de dire que vous vouliez
rester chez moi?
— C'est lui; mais c'est la vérité que je le voudrais, plutôt que
de m'en aller toute seule chez des gens que je ne connais pas.
Il était inutile de discuter une pareille question. Tandis que Vier-
gie me regardait avec ses grands yeux humides et supplians, je ne
sais quelles folles pensées me traversaient l'esprit; mais l'idée que
tout cela n'était qu'un piège grossier tendu par Marulas à mes
mauvais instincts me fit soudain* apprécier ce qu'il y avait de ridi-
cule et d'odieux dans cette aventure...
— Dites à votre père de venir me voir aujourd'hui, ajoutai-je, tout
à coup refroidi et d'un ton si sec qu'elle fit un geste d'étonnement.
— Vous ai-je fâché? dit-elle timidement.
— Non, repris- je avec plus de douceur; venez demain, je serai
ici à la même heure. — Et sur ce mot je la quittai.
Sans être un homme à principes plus austères que ceux de mon
temps, — tu en sais quelque chose, — et après avoir un peu aimé à
la turque en achetant deux Circassiennes en pays mahométan, il est
cependant certains scrupules de conscience que je garde en pays
chrétien. Si j'ai pu être complice parfois de quelques égaremens
et si j'ai profité comme un autre des corruptions de notre monde,.
TOME LXXVI. — 1868. 3
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3& REVUE DES DEUX «TONDES.
j'ai toujours reculé du moins devant cette action grave de briser la
vie d'une honnête femme ou d'une fille pure en la jetant au gouffre
du vice pour un caprice de mon cœur ou de mes sens. On me trou-
vera peut?-étre sur ce point d'un puritanisme absurde, mais je suis
ainsi fait, et je n'en rougis pas. Pourtant, je le confesse, en atten-
dant Marulas, j'eus besoin de quelque force d'âme pour repousser
le tentateur. En dépit de mes résolutions, en dépit de ma droiture,
on eût dit qu'une fiiscination secrète enchaînait ma volonté. L'image
irritante de cette fille s'offrant, pour ainsi dire, à moi bouleversait
ma raison comme les fumées du hachich. Je ne sais quelle âpre
soif de voluptés brûlait mon sang. J'en vins à me demander si je
n'étais point un niais ridicule, alors que mon inutile vertu aurait
probablement pour résultat unique de faciliter à Marulas l'exécution
de ses dignes projets! Je songeai,... je songeai à la fin que j'étais
tenté de faire une sottise; et tout cela me mit d'une humeur mas-
sacrante.
Ce fut donc avec une disposition d'esprit assez orageuse que je
vis arriver le sieur Marulas, à qui je ménageais un accueil propre
à me payer de mes mauvaises pensées. Il s'aperçut au premier mot
qu'il ne s'agissait plus cette fois d'une aimable causerie propice à
ses fleurs de rhétorique, et il m' écouta avec une attitude de chien
couchant qui sent des coups de cravache dans l'air. Je lui déclarai
tout net ma volonté d'envoyer sans conditions la Viergie chez le ca-
pitaine Payrac, me réservant d'aviser avec lui plus tard, selon qu'il
aghiait. J'ajoutai que, au cas où ma proposition n'aurait point l'a-
vantage de lui agréer, il n'avait qu'à tourner les talons pour s'en
aller ailleurs entreprendre son honnête fortune à sa guise. Il était
dit que j'en serais pour mes frais d'énergie, et je me trouvai tout à
coup dans là position d'un homme qui s'est arc-bouté sur un roc
pour plier un roseau : mon coquin buvait mes paroles comme si je
lui eusse versé la manne céleste.
— Vous êtes un grand cœur, monsieur le comte ! s*écria-t-il dans
un élan d'admiration superbe, et, sans remarquer que ce transport
excluait l'attendrissement, il porta son mouchoir à ses yeux pour
y ajouter l'hommage de quelques larmes.
— Assez, lui dis-je, les émotions fortes sont dangereuses!
Il ne se le fit point répéter, et, sans la moindre transition, il s'il-
lumina d'un sourire.
— Quant à Viergie, repris-je, elle partira demain avec une per-
sonne de confiance. Vous êtes seulement averti que, si vous pa-
ndssez jamais chez le capitaine Payrac sans sa permission ou sans
la mienne, vous pourrez dès cet instant considérer nos conventions
comme rompues.
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JEAN D£ CHAZOL. 35
— \ou3 êtes une providence, monsieur le comte» répondit-il
d'un ton pénétré, comme si cette condition eût été une nouvelle
marque d'estime que je lui donnais; nous ne l'oublierons jamais!
Cependant, monsieur le comte veut^-il bien me permettre une humble
et petite observation sur une question de détail 7...
— Certainement, monsieur Mandas.
Je m'attendais à une demande d'argent. Je ne sais quel air nar-
quois passa dans ses yeux, comme s'il eût deviné mon soupçon. —
Depuis près d^une semaine, reprit-il, ma femme est fort souffrante...
bronchite, fièvre intense... Une séparation en un tel moment m'a-
larme. Si monsieur le comte voulait permettre que l'enfant retardât
son départ de quelques jours?
— Qu'à cela ne tienne ! J'enverrai le médecin pour scMgner votre
ieffime.
Marulas ne se troubla pas, et, après m' avoir comblé de bénédic-
tions, il partit.
VlII.
Tu t'étonnes déjà sans doute, ami perspicace, de voir Jean de
Chazol s'attarder si longtemps dans le récit d'une idylle. Mon idylle
est un drame étrange, ne t'y trompe pas, et tu vas bien le voir.
Le lendemain, j'appris par le médecin, envoyé le jour même,
que la Mariasse était en effet très malade. Je trouvai néanmoins la
TiBT^ au rendez-vous, et je lui annonçai la détermination arrêtée
avec son père. Elle me parut résignée, et ne fit point la moindre
objection. Je m'étonnai même de surprendre sur sa figure un rayon-
nement que je n'y avais jamais vu. — Vous viendrez me voir quel-
quefois, me dit-elle, avec un geste de câlinerie indicible, et vous
me permettrez de vous écrire?....
Enchanté de cette soumission : — Vous savez bien que je veux
être votre ami, répondis-je.
Je lui donnai alors gravement des conseils paternels qu'elle n'é-
coutait pas sans quelques soupirs. Je lui en demandai la cause.
— Voulez-vous me faire une promesse? dit-elle d'un tçn sup-
pliant.
— Laquelle?
— Eh bien ! laissez-moi vous voir tous les jours pendant le temps
que je resterai encore ici.
— Quel enfantillage ! D'ailleurs votre mère n'est-elle pas malade?
— Elle peut se passer de moi pendant la matinée, reprit-elle
vivifient; je la veille la nuit, et mon père alors me remplace.
— Mais il faut que vous dormiez!
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36 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je puis dormir plus tard, cela me fait tant de bien de causer
avec vous... Vous savez bien que lui... il me fait peuri
— Est-ce qu'il vous maltraite encore?
— Oh! non, au contraire, il est devenu bon pour moi; mais c'est
égal, il m'effraie toujours, tandis que vous,., vous seriez si bon, et
cela vous gêne si peu que je vous attende quand vous sortez 1
Tout cela était dit avec un si charmant abandon d'innocence mêlé
à de tels regards supplians que je me sentais fléchir malgré moi.
— Eh bien! oui, je viendrai quelquefois, répondis-je en riant.
Je revins donc les jours suivans, confîant dans ma résolution, la-
quelle me semblait d'autant mieux affermie que je voyais la Viergie
plus soumise. Il est d'ailleurs des actes de vertu où l'égoïsme nous
conseille souvent mieux que la raison. Faire de cette fille ma mat-
treàse, c'était embarrasser ma vie d'un de ces liens qu'un honnête
homme ne peut pas toujours briser à son gré. Recommencer l'his-
toire de M. de Sénozan avec une autre Mariasse m'eût semblé la
plus stupide des folies.
Cependant je ne tardai point à trouver mon rôle un peu moins
facile que je ne l'avais cru. Au bout de quelques jours, j'aperçus
dans les allures de la Viergie un changement bizarre qui ressem-
blait si bien à un manège de coquetterie déclarée que je ne sus plus
que penser. On eût dit que dans cette âme, où régnait encore la
candeur, de mystérieux désirs venaient de nattre subitement parmi
les flammes. Du fond de ces ignorances voilées s'échappaient des
lueurs étranges, comme si des révélations soudaines avaient perverti
depuis peu cette nature jusqu'alors indécise en éveillant ses sens
endormis. C'étaient des questions presque libres qu'elle m'adressait
tout à coup sur l'amour à propos de romans qu'elle lisait, puis des
regards dont la langueur pénétrante me fascinait, et au milieu de
tout cela des audaces provoquantes dont la témérité contrastait si
singulièrement avec son innocence, qu'elle semblait gauchement
répéter un rôle mal su. Bien que je n'eusse pas de peine à deviner
dans cette métamorphose les affreuses suggestions du Marulas, c'é-
tait certes là un jeu plein de périls, et l'enivrante beauté de cette
fille me troublait à ce point que je sentais par instans chanceler ma
raison. En vain je m'efforçais» effrayé de moi-môme, de résister au
délire qui s'emparait de mes sens. Je prenais la résolution de ne
plus la revoir, le lendemain je revenais I
Un jour j'arrivai aux roches assez étonné de ne point avoir comme
de coutume rencontré Viergie en chemin. Elle n'y était pas. Je l'at-
tendis. A coup sûr, rien n'était plus simple que de songer qu'elle
avait été retenue par sa mère; cependant je ressentis un désappoin-
tement douloureux. J'essayai de me dire qu'après tout elle n'avait
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JEAN DE CHAZOL. 37
aucune raison pour arriver la première; une inquiétude étrange me
saisit, et les plus ridicules craintes me Tinrent à l'esprit. Je m'ima-
ginai que Harulas l'avait emmenée, je pensai à ce garçon du pays
qui avait voulu l'épouser. J'en arrivai enfin, en découvrant l'émo-
tion où cela me jetait, à conclure que Jean de Ghazol était un sot.
J'en étais là de mes réflexions, et après avoir une dernière fois ex-
ploré du regard la route de Séverol, ne voyant rien venir, j'allais
regagner le sentier, lorsqu'au moment où je passais près d'une
roche moussue un bouquet de bruyère tomba à mes pieds, et un
éclat de rire s'envola du haut d'une roche où parut la Viergie.
— Ah ! comme vous m'avez cherchée, s'écria-t-elle avec une joie
d'enfant.
— 11 y a donc longtemps que vous êtes là? dis-je, oubliant mes
soupçons.
— Depuis plus d'une heure, répondit-elle en descendant près de
moi. J'ai voulu vous punir de venir si tard, ajouta-t-elle d'un ton
mutin en relevant ses cheveux qui s'étaient défaits. Oh! que je me
suis amusée en vous voyant regarder de tous côtés I
— Rusée ! dis-je à demi souriant, à demi fâché.
— Ah! ne me grondez pas! Pendant ce temps, je vous ai fait un
bouquet. N'est-il pas joli?
Le moyen en effet de se fâcher? Elle reprit son babillage, et je
m'étonnais de cet esprit ouvert où se mêlaient des superstitions
naïves. Tout en parlant-, elle s'attifait avec des bruyères.
— Vous voici comme le jour de notre première rencontre, lui
dis-je.
— Avouez, répondit- elle, que vous m'avez trouvée affreuse ce
jour-là avec mes vilains habits?...
— Je ne m'en souviens plus.
— Et maintenant comment me trouvez -vous enfin?... ajouta-
t-elle avec une attitude si souverainement coquette que j'en fus
comme ébloui.
— Je ne sais pas faire de complimens! dis-je d'un ton un peu sec.
— Ceci serait donc un compliment? reprit-elle en plongeant son
regard dans le mien, à moins que je ne sois vraiment laide!
• — Qu'en pensez-vous vous-même ? dis-je, décidé à esquiver sa
question.
— Je m'imagine que je ressemble à Goralie, dans Un grand
Homme de province à Paris*
Je ressentis comme un choc cruel à ce mot.
• — Je vous ai déjà dit que ces livres ne conviennent pas à une fille
de votre âge, et je n'aime pas à vous en entendre parler.
Elle me regarda étonnée.
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38 REVUE DBS DEUX MONDES.
— Vous êtes un ? méchant I &*écria-t^elle ayec une mine d'enfant
boudeur, et Lucien de Rubempré était bien meilleur pour elle que
vous ne Têtes pour moi.
— C'est qu'il n'y a aucune ressemblance entre leur situation et
la nôtre, répliquai -je avec un peu de hauteur.
— Pourquoi ne m'aimez-vou3 pas enfin? dit-elle tout à coup avec
un accents! plein d'effronterie maladroite que je vis clairement que
la pauvre enfant répétait une leçon.
— Étes-vous folle! m'écriai-je.
Au ton sévère et presque brutal dont je prononçai ces paroles,
elle demeura interdite; la rougeur lui monta au front, et, trem-
blante, éperdue : — Pardon! pardon! dit-elle, éclatant en sanglots;
puis, d'un geste plus prompt que la pensée, elle sai^t ma main, et
j'y sentis l'empreinte de ses lèvres brûlantes.
Je compris dès cette heure qu'il était temps de rompre violem-
ment le charme en supprimant ces rencontres où, quelle que fût
mon attitude, je jouais à mes propres yeux le rôle d'un sot. La ma-
ladie de la Mariasse retardait forcément le départ de Viergie. Je
lui dis que des affaires importantes réclamaient mes soins, que
je la reverrais pour recevoir ses adieux, et, quoi qu'il m'en coûtât,
j'évitai le lendemain de passer par les roches en allant à la Mor-
nière.
J'avais été, pendant quelques jours, agité par des pensées trop
irritantes et trop peu d'accord avec ma nature et le monde où je vis
pour ne point me sentir renaître à ce parfum de grâce pudique et
d'élégance native que ma cousine répandait autour d'elle. La bizarre
ressemblance de Geneviève et de la Viergie rendait si vif^Ie con-
traste de ces deux natures que, rentré en possession de moi-même,
je me demandais comment j'avais pu songer un instant à me four-
voyer dans une passion équivoque que mon esprit n'osait même
point s'avouer.
Cependant je ne pouvais toujours diriger nos promenades à mon
gré, et j'eusse d'ailleurs trouvé puéril de me gêner longtemps dans
mes courses. Quelques jours plus tard, nous passions au carrefour
Saint-Honorat, j'aperçus la Viergie assise sur les marches de la croix.
Je compris qu'elle persistait à venir m'attendre en vain. J'en res-
sentis un mouvement d'humeur, et je m'apprêtais à passer sans lui
accorder un regard; mais je vis dans son attitude une résignation
si humble et si attristée que ma colère se fondit dans un sentiment
de compassion.
— Comment va votre mère, Viergie? lui criaî-je.
Sans bouger, comme honteuse, elle me regarda, presque inter-
dite de m'entendre lui parler en compagnie de ma cousine.
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JEAN DE caàaou 39
— Le médecin dit (pi' elle est plus mal, baUmtia-t-eUe d'une voix
trembkmte.
Nous «viens anrèté nos cbevauz.
— Tenex, mon enfant, dit vivement Geneviève, prenez cela pour
elle. En disant ces mots, elle laissa tomber une petite pièce d'or
sur les marches de la croîv^
La Viargie demeura iaimobUe, et, sans regarder le don qu'on lui
jetait, elle leva les yeux vers Geneviève a¥ec une expression indéfi-
nissable*
^ L' étrange fiUe! dit ma cousine, soucieuse, quand nous eûmes
dépassé le carrefour.
Je tûurnid la tête; je vis la Viergie, toujours assise et les mains
crcHSées sur ses genoux, qui nous sui\^it du regard. Nous allâmes
un instant ^encieuxv -^ À quoi pensez-^vous donc, cousine? dis-je
enfin.
— CetJte ûUe m'» tout émue, répondit Geneviève d'une voix al-
téiée*
— Ne vous inquiétez point, je viendrai à son aide.
J'essayai de changer l'entretien : — Avez-vous remarqué comme
elle m'a negardée? reprit-^e au bout d'un instant. Elle m'a presque
bit peur, et pourtant il m'a semblé qu'elle avait mon visage.
— C'est vrai, répondis-je le plus indifféremment que je pus, elle
vous ressemble un peu«
— C'est incompréhensible une telle ressemblance, ne trouvez-
vous pas?
Nous rentrâmes au château, et je réussis à détourner assez la pré-
occupation de Geneviève pour qu'elle ne parlât point â sa mère de
cette rencontre. Je restai à dîner à la Momière et ne revins qu'à
la nuit tombante. J'allais, ne songeant à rien qu'à me préserver des
branches, dont l'allure de mon cheval rendait les attentes bru-
tales, quand arrivé à la croix Saint- Honorât, ma bête effrayée fit
on écart qui £aûUit me désarçonner. J'aperçus la Viergie à la place
où je l'avais laissée quelques heures auparavant. — Quoi ! c'est
vous? lui dis-je. Que faites-vous là ^ tard?
~ Rien, dit-elle d'un ton résigné; j'attends que vous passiez,...
comme on me le commande.
— Vier^gîe, répondis-je touché de cette, résignation, je vous ^
dit, voQS' le saviez bien, que je ne reviendrais plus.
— Oui, vous me l'avez dit; mais c'est égalv je suis mieux ici qu'à
la maison.*
— Est-ce que votre père vous tourmente encore?
EBe garda le silence. Je crus que la crainte l'empêchait de ré-
pondre. J'insistai.
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àO REVUE DES DEUX MONDES.
— Alors c'est donc vrai que vous aimez votre cousine? dit-elle
tout à coup, comme si elle eût suivi une pensée qui l'absorbait.
Ramené malgré moi à je ne sais quelle exaspération que je ne
savais plus vaincre : — Décidément vous êtes folle ! m'écriai-je, et
je m'éloignai au galop.
Il fallait prendre des mesures définitives et en finir avec les ten-
tations qui m'assaillaient. Je résolus de m' éloigner jusqu'au départ
de Viergie. J'avais promis à notre ami d'Amblay d'aller chasser
pendant une semaine chez lui. J'écrivis donc à Langlade le lende-
main pour le charger de terminer en mon absence cette ridicule
affaire. Je reçus sa réponse le jour suivant et me préparai sur-le-
champ à quitter Ghazol. Le soir venu, il était près de minuit, j'avais
donné mes ordres, fait partir mes chevaux, et, plus agité que je
n'eusse voulu l'être, j'essayais, de lire, couché sur un divan.. Le
temps était lourd, je me sentais insensiblement gagné par le som-
meil, quand, en portant mes regards vers la porte ouverte sur le
parc , je me crus soudain pris d'une hallucination : l'image de la
Viergie se détachait toute pâle sur un fond de verdure sombre. La
lumière indécise que tamisait Tabat-jour de ma lampe me fit croire
d'abord à quelque bizarre effet d'optique, mais l'image s'avançait;
j'entendis craquer le sable, elle monta les marches du perron, la
Viergie était devant moi.
Je me levai avec un mouvement si brusque et si effaré qu'elle
jeta un cri d'effroi, et, me voyant venir sur elle, elle tomba affaissée
sur un fauteuil, en élevant ses bras vers sa tête, avec le geste in-
stinctif d'un enfant qui craint d'être battu.
— Qu'est-ce?... que voulez-vous?... lui dis-je avec euporte-
ment. Pourquoi venez- vous à cette heure?...
Elle fit un ^effort pour répondre, et n'y put parvenir. Elle demeu-
rait devant moi, immobile et pâle; je voyais trembler ses mains. Je
compris tout. J'eus pitié de cette pauvre fille, et, rougissant de ma
brutalité : — Voyons, calmez- vous 1 repris-je avec plus de douceur,
vo.us n'avez rien à craindre ici. Dites, qu'est-il arrivé? Racontez-moi
tout. * V
— Il m'a forcée de venir, répondit -elle d'une voix altérée et à
peine intelligible. Il m'a amenée jusqu'à la grille... et... me voilai
C'était affreux, si affreux qu'en la voyant glacée, presque atter-
rée, il me vint à la pensée de plier le genou devant cette infortune,
d'abaisser en moi cette caste si fière des heureux de ce monde, à
qui l'aveugle sort a toul donné, nom, orgueil, richesse, et qui mar-
chent dans la vie, glorieux de leurs faciles vertus, de leur honneur
que rien ne tente. Â la vue de ce martyre, de ce dénûment, de cet
abandon, je me sentis humble et petit.
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J£AN DE CHAZOL. Al
— Viergie, dis-je en lui tendant la main, dès cette heure vous
avez un frère qui vous protégera...
Elle tourna les yeux vers moi avec une expression anxieuse. —
C'est bien vrai? dit-elle,... vous... me... gardez?...
A ce regard, en dépit de mes résolutions héroïques, je sentis un
frisson circuler dans tout mon être. Le souffle de cette merveilleuse
créature m'enivrait; mais tout à coup je songeai à ce qu'il y avait
de lâcheté à me faire complice de Marulas en abusant de cette mi-
sère... Une dernière lueur de pitié éclaira ma raison, je compris que
i'allsds succomber, si je ne me défendais contre moi-même... Je
m'élançai vers la cheminée, et je sonnai mon valet de chambre,
qui n'était pas encore couché. Toby arriva à moitié endormi, et fit
presque un bond en voyant la Viergie. Je lui donnai ordre en an-
glais d'envoyer réveiller la femme de l'intendant et de la prier de
venir à l'instant.
Viergie écoutait sans comprendre*, et me regardait silencieuse.
Pourtant je voyais son effroi disparaître peu à peu.
— Qu'allez-vous donc faire? me dit-elle dès que le valet fut
sorti.
— Vous ne pouvez passer la nuit ici, répondis-je; je vais vous
faire conduire au village chez la sœur du curé, qui prendra soin
de vous.
— Ah! dit-elle avec un indicible mouvement de surprise, vous
me renvoyez?...
— Il ne faut pas qu'on ose mal parler de vous, et, si vous restiez
au château jusqu'à demain, tout le pays le saurait.
Toby rentra, et dit que M"* Giraud allait venir. Je le retins, au-
tant pour éviter un tête-à-tête avec Viergie que pour ne point
donner lieu aux propos de mes gens. La pauvre fille avait faim : je
loi fis donner à souper; mais elle était encore si émue qu'elle put
à peine loucher à ce qu'on lui servit. Muette et accablée, par in-
stant elle tournait vers moi son regard profond comme pour devi-
ner ma pensée dans mes yeux ; puis elle baissait la tête et restait
immobile, absorbée dans quelque méditation dont je voyais le
sombre reflet sur son front.
Toby allait et venait. Une minute, nous nous trouvâmes seuls.
Elle me considéra un moment avec une fixité étrange. — A quoi
pensez-vous? lui dis-je.
— Je pense que vous avez bien mal fait de ne pas me laisser au
fond de la rivière, répondit-elle avec amertume.
— Ne parlez pas ainsil m'écriai-je.
Elle retomba dans son mutieme; puis, au bout d'un instant, après
avoir un peu hésité : — Ainsi... vous me renvoyez! répéta-t-cUe
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hi REYUB BiES DEOX MONDES.
d'une voix tremblante. C'est donc yrad que vous aDez vous marier
avec votre cousine ?
— Je ne vous renvoie pas, au contraire, répKquai*-je vivement,
ne voulant pas entendre la seconde partie de sa question, je vous
renvoie si peu que je \sàs prendre soin de yima jusqu'à votre départ
pour la maison du capitaine Payrac.
Elle ne répondit pas. Toby rentra, et nous gardâmes le silence.
Troublé par cette situation bizarre, je sentais ma pitié combattue
par les incroyables questions que m'adressait cette fille. Depuis
quelques jours, je ne savais plus que croire de ce caractère si sin-
gulièrement compliqué, et je me demandais si je n'avais pas de-
vant moi une de ces passions sauvages dont j^ avais parfois rêvé les
flammes. De folles pensées me montaient au cerveau, m'entraî-
naient, m' éblouissaient. 11 n'était point jusqu'à ce mélange de ter-
reur et d'abandon audacieux qui n'excitât dans mes sens une sorte
de délire... Elle était seule, chez moi, la nuh... C'était là certes la
plus désirable maltresse que je pusse jamais r^icontrer, et je son-
geais malgré moi que je n'avais qu'à vouloir...
J'ignore vraiment ce qui serait arrivé, si la femme de l'intendaût
ne fût venue rompre ce périlleux tête-à4ête. A sa vue, Viergie fit un
mouvement brusque et se leva. En quelques paroles, je racontai à
M™* Giraud que, maltraitée par son père, Viergîe avait recouru à
moi dans sa détresse. On avait fait grand bruit dans le pays de
l'aventure de la Durance. Nul ne s'était étonné que j'eusse aidé la
pauvre fille de quelques secours après 1 avoir sauvée. Il pouvait
sembler tout naturel qu'elle vînt chercher une protection auprès
de moi. M*'''' Giraud ne fit aucune réflexion, devinadit sans doute ce
qu'il y avait de vrai dans cette infortune. Elle m'assura que M"* Ber-
taut, la sœur du curé, était trop son amie pour qu'elle eût le moindre
scrupule de l'éveiller à cette heure, alors surtout qu'il s'agissait
d'une bonne action. Elle ^t quelques mots de consolation pour la
pauvre fille, et lui promit qu'elle serait bien reçue. Viergie était
prêté. Les traits comme égarés, elle semblait ne plus obéir qu'à un
reste de volonté machinale. Sans dire lui mot, elle noua d'une main
fiévreuse son mouchoir à son cou, jeta vers moi un derniOT regard
où je crus lire un accablement farouche; puis, marchait vers la porte
où l'attendait déjà M"' Giraud, elle me fit un geste d'adieu et sortit.
J'avais ordonné à Toby de les accompagner au village. En les
voyant disparaître au détour de l'allée, je sentis un battement de
cœur. — Imbécile! m'écriai-je avec rage.
Dire le tumulte de mes pensées dans cette soirée maudite, je ne
le pourrai jamais. J'essayais de réduire cette aventure aux propor-
tions d'une intrigue vulgaire, où je restais encore après tout libre
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JEAIî DE CHAZOL. ^3
de soÎTre ma fantaisie; je me raillais de mes scrupules et de mes
hésitatioBSé On eût dit que quelque voix secrète m'attirait. Je sen*
tais autour de moi Tabime, et j'éprouvais je ne sais quel vertige,
comme si cet instinct mystérieux qui nous signale un invisible
danger m'eût averti que j'étais arrivé à l'heure solennelle où de-
vait se décider ma vie... Tout cela à propos de la Yiergie, c'était
fou ! Je partis tout à coup d'un éclat de rire en songeant à la su-
perbe défense que vepait de faire ma vertu. C'était à ne plus oser
me regarder dans un miroir. — Bast I me dis-je, résolu à suivre nK)n
caprice, j'aurai là une jolie maîtresse !...
Le lèndem^n, après une nuit d'insomnie passée à combiner le
plus adonne dénoûment à cette aventure, j'étais à peine levé
quand Oiraud, mon intendant, accourut me dire qu'un paysan de
Séverol venait d'arriver au village et s'était rendu tout de suite
cbex la sodor du curé. Il annonçait que la Mariasse, au plus mal,
rédamait sa fille. Il était aisé de comprendre, en voyant Marulas si
bien in&>nné de la retraite de Yiergie, qu'il avait fait le guet pen-
dant la nuit afin d'être certain qu'elle resterait au château; il l'avait
vue sortir sans doute, et l'avait suivie. Je savais déj^ par le médecin
envoyé par nm pour soigner la Mariasse que sa maladie était grave;
la nowrdle pouvait donc être vraie... Pourtant une douloureuse m-
qwëtuàe me saisit. — Viergie a-tr-elle vu cet homme qui vient la
diercber? demandai-je à Giraud.
— Non, on ne l'a pcHDt laissé entrer; mais il l'attend, et on m'a
fait prier de vous avertir, pour savoir s'il faut dire à cette pauvre
iille le nouveau nxalheur qui l'attend. C'est peut-^tre un piège de
Mandas.
U était cependant impossible de séquestrer Viergie à l'heure ou
sa mère était mourante. La sœur du curé offrait de l'accompa-
gaar à Séverol ; je priai Giraud de se joindre à elle. Je le savais
homme à tenir en respect le Marulas, s'il essayait quelque violence,
et je le chargeai de dire à ce coquin que, si le soir il s'opposait à
laisser la Viergie revenir à Tasile qui lui était assuré, j'irais sur-le-
champ trouver le procureur impérial pour la mettre sous sa garde.
Si arbitraire que fût cette injonction après l'événement de la nuit,
je ne doutais point qu'elle ne Ht son effet sur un pareil personnage.
Je pensais bien d' ailleurs qu'il ne perdrait point de vue l'intérêt
qu'il avait à me ménager; j'étais donc à peu près certain qu'il
n'oserait enfreindre mes ordres.
Deux heures ne s'étaient point écoulées lorsque je vis revenir Gi-
rand; il m^annonça que la Mariasse était vraiment en danger. Ma-
rulas s'était confondu en protestations de reconnaissance pour mes
bontés, et il était prêt, déclarait-il, à m' obéir en tout. Rassuré par
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A& REVUE DES DEUX MONDES.
cette soumission et confirmé dans la pensée que je resterais maître
d'agir à ma guise, je résolus d'attendre les événemens. Il était im-
possible en ce moment de séparer la Viergie de sa mère; il serait
temps d'aviser plus tard. Je n'en étais plus d'ailleurs à mes anxié-
tés de conscience; j'avais résolu, afin d'éviter tout éclat, de la
faire d'abord conduire chez le capitaine Payrac, lorsqu'elle quitte-
rait le pays, pour l'emmener de là en Italie sous un prétexte quel-
conque.
Une fois déterminé, je m'abandonnai complètement à mes rêves,
sans contrainte, sans retour, et tout heureux de sentir enfin naître
en moi un trouble inconnu qui ressemblait à l'amour. N'est-il point
insensé, celui qui veut raisonner ses passions et les soumettre au
joug des fausses conventions humaines? Eh quoil j'avais hésité à
devenir l'amant de Viergie, j'avais résisté à ce charme qui eût fait
de moi son esclave, si je l'eusse rencontrée dan^ le monde où je vis!
Par je ne sais quel stupide orgueil, j'avais lutté comme si elle eût
été indigne de moil... Dévoré d'impatience, j'attendais l'heure de
la revoir, mais il m'était impossible de ne point respecter sa dou-
leur et le triste devoir qu'elle accomplissait près de sa mère.
Cependant je devais une visite au curé et à sa sœur pour les re-
mercier de la pï-otection que, sur ma demande, ils avaient accordée
à la fille de la Mariasse. Je ne pouvais leur payer l'hospitalité qu'ils
lui donnaient. Deux jours après, je pris une dizaine de louis que je
voulais remettre au curé pour ses pauvres, et je me rendis au vil-
lage à l'heure où je savais rencontrer Viergie avant qu'elle fût par-
tie pour Séverol. Je la trouvai morne et accablée. On eût dit que,
courbée sous sa peine, elle s'abandonnait aux coups de la destinée.
Pourtant en m* apercevant elle eut un tressaillement involontaire
et rougit. Je dus faire un effort pour dissimuler mon émotion, et
balbutiant quelques parolçs d'encouragement : — Comptez sur moi !
lui dis-je.
— Merci, répondit-elle en secouant la tête avec une mélancolie
sombre, et sans prendre la main que je lui tendais, merci, je me
souviendrai 1...
Le ton dont elle prononça ces mots était empreint d'une telle
amertume que mon cœur se serra, comme glacé par un pressenti-
ment de malheur. Je l'interrogeai, je lui demandai si elle avait en-
core h se plaindre de Marulas.
— Non! non! me dit-elle,... et puis qu'importe?...
II est des chagrips près desquels on sent toute consolation im-
portune. Je la quittai attristé; mais j'avais au fond du cœur des
pensées qui allégèrent mon ennui. Je savais maintenant qu'il était
en mon pouvoir d'adoucir son triste sort. Depuis un mois que je la
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JEAN DE CHÂZOL. £5
voyais presque chaque jour, j'avais peu à peu pénétré dans cette
âme étrange, à laquelle l'isolement avait conservé toutes ses fou-
gues natives. Les demi-clartés que des livres mal choisis à dessein
avaient pu lui donner sur le monde et sur la vie avaient éveillé
dans cette imagination enthousiaste, éprise d'un idéal encore in-
compris, un mélange bizarre de timidités et d'audaces qui faisaient
de ce caractère la plus attrayante énigme. C'était à la fois Mignon
aspirant à la patrie céleste et Kaleb prêt à me suivre en page comme
quelque nouveau Lara en m'abandonnant sa destinée. Je me repré-
sentais ses allégresses lorsque, comme dans un conte de fée, pas-
sant tout à coup de sa pauvreté à une existence somptueuse, elle
se verrait heureuse, enviée, elle qui avait toujours été honnie, mé-
prisée. Je passai une partie du jour à courir les bois. J'allai voir la
place où je l'avais rencontrée pour la première fois, et j'en rap-
portai un bouquet de bruyère. Comme je rentrais au château, j'ap-
pris que la Mariasse était à l'agonie, et que Yiergie devait passer la*
nuit près d'elle.
IX.
Le jour suivant se leva couvert et triste. Dès le matin, je vis
arriver le médecin, qui me dit que la Mariasse ne vivrait point jus-
qu'au soir. Tourmenté par la pensée de ce drame funèbre où la
Yiergie allait tant souffrir, je ne pus supporter ma solitude, et je
partis pour la Momière. Un pressentiment m'oppressait, comme si
j'eusse deviné qu'elle aurait besoin de mon secours. Là du moins
j'étais plus près d'elle. Sur l'autre rive, à travers le parc, je voyais
cette masure où elle avait subi tant de misères. Au moindre cri,
au moindre signe, je pouvais accourir.
J'eus peine à cacher à Geneviève le trouble qui m'agitait. Malgré
moi, je pensais près d'elle à l'étrange hasard qui avait fait à ces
deux sœprs une part si inégale dans la vie, et je me demandais si
la Providence ne m'avait pas précisément choisi pour réparer l'im-
placable injustice du sort. Je dînai au château. Vers le soir, comme
nous étions assis près de la pelouse, le silence fut tout à coup trou-
blé par le glas que commença de sonner la cloche du village.
— Qu'est-ce donc? dit Geneviève.
• — Oh I pas grand' chose, mademoiselle, dit un vieux domestique;
c*est la Mariasse qui est à la mort.
A ce nom, la marquise tressaillit.
— La Mariasse, dites-vous, Dominique 7. •.
— Oui, madame, reprit-il d'un ton qui révélait de vieilles ran-
canes. Elle va rendre sa vilsûne âme,... si elle en a une.
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Aô REVUE DES DEUX MONDES.
— Taisez-vous, répondit sévèrement la marquise. Il ne faut pas
maudire les mourans.
Gomme elle disait ces mots, nous vîmes de loin, sur l'autre rive^
le curé de Ghazol, suivi d'un enfant, qui se dirigeait vers la chau-
mière.
— Rentr<ms, dit ma tante, il fait froid à cette place.
La nuit était venue, et depuis une heure nous étions au salon.
Je voyais la marquise absorbée, et j'essayais en vain de secouer ma
préoccupation en jouant avec Geneviève et l'enfant, quand Domi-
nique entra, l'air un peu effaré, annonçant que M. le curé de Cba-
zol demandait à parler à l'instant à M"*' de Sénozan.
Étonnée d'une telle vbite àçette heure, la marquise se leva pour
aller elle-même au-devant du prêtre. En le voyant entrer, je com-
pris qu'un événement grave l'amenait. Après quelques mots échan-
gés, il dit à M"* de Sénozan qu'il venait faire auprès d'elle une
démarche que lui prescrivait son ministère et faire appel à la reli^
gion de la chrétienne en là solicitant de se rendre au dernier vœu
d'une mourante.
La marquise tressaillit. — Venez-vous me parler de cette femme
qu'on appelait autrefois Bruyère? s'écria-t-elle efffayée.
— Je viens voua parler d'une mourante qui veut vous voir avant
de comparaître devant Dieu, répéta le prêtre.
— Jamais! dit M^ de Sénozan d'une voix frémissante. Ditesrlui
que je lui pardonne, o' est tout ce que je puis pour elle!
Le curé mit vivement sa main sur la main de la marquise, et
lui désignant Geneviève et l'enfant' du regard: — Je n'ai pas tout
dit! reprit-il.
Geneviève, en entendant ces mots, interrogea des yeux sa mère;
puis, appelant son frère, elle se dirigea vers la porte. J'allais les
suivre, le curé m'arrêta du geste. — Reste?, je vous prie, mon-
sieur le comte, dit^il.
Dès que nous fûmes seuls : — Croyez, madame la miirquise,
reprit-il, qu'il m'est pénible de réveiller pour vous de doulou-
reux souvenirs; j'accomplis la mission du prêtre. Me permettrez-
vous de vous parler comme un ami qui a fermé les yeux de tous
ceux qui vous ont été chers, qui a été le oonfident de toutes vos
peines?
— Oui, Dieu m'a bien éprouvée! dit M"* de Sénozan.
— 11 vous jésenrait cette dernière épreuve, car il faut que vous
la subissiez comme chrétienne et comme mère.
— Que voulez- vous dire?
— La malheureuse femme que je viens de visiter a, dit-elle, un
secret du passé qu'elle refuse de dire en confession et qu'elle ne
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JEAN 0£ CHAZOL. ^7
veut révéler qu'à vous. Elle ajoute qu'il s'agit du bonheur et de la
vie de votre ûUe.
— Ha fille ! s'écria la marquise.
Si obscures que fuâëeot de telles paroles venant de la Mariasse,
il y avait eu dans l'existence de cette femme de si étranges mys-
tères qu'il étaût impossible de n'être pas ébranlé par cet appel su-
prême. M°>* de Sénozan, effrayée de l'idée d'assister à son lit de
mort cette misérable bohémienne par qui elle avait tant souffert,
bésitait en vain ; la mère devait vaincre ses révoltes. Il s'agissait
de sa fille! Après de vives irrésolutions que je n'osais combattre,
elle suivit le prêtre, me conjurant de ne point partir avant son re-
tour. 11 était tard, Geneviève s'était retirée. Je demeurai seul, sous
le poids des plus inquiètes pensées. Je songeais à Viergie.
Anxieux, agité, je gagnai le parc, et j'attendis, regardant au loin,
de l'autre côté de la rivière, cette masure délabrée oà brillait dans
la nuit une lumière vacillante. Une heure s'écoula, elle me parut
«n siècle. Enfin du haut du perron je distinguai des ombres mou-
vantes à travers l'allée. Elles parurent presque aussitôt dans la zone
de lumière que projetaient les fenêtres ouvertes du salon. J'aper-
çus H"^ de Sénozan pâle, brisée, marchant appuyée sur le bras du
curé, qui semblait avoir peine à la soutenir. Derrière, à quelques
pas, \iergie les suivait. Éperdu, je me précipitai en voyant chan-
celer la marquise à bout de forces, et nous la portâmes au salon
presque évanouie. En un instant, tous les gens furent sur pied. On
eût dit que, frappée par une image effrayante, M'"* de Sénozan es-
sayait en vain de lutter contre le délire, et des mots incohérens
s'échappaient de ses lèvres. Enfin une explosion de sanglots dé-
tourna la crise nerveuse que nous redoutions. J'interrogeai le curé
du regard, il me fit un signe en mettant le doigt sur sa bouche;
je compris qu'il fallait éloigner les gens.
Nous restâmes seuls. La Viergie, pâle et morne, se tenait immo-
bile dans un coin du salon. La marquise l'aperçut en reprenant ses
sens; elle demeura un instant comme atterrée, rassemblant ses
souvenirs. Un combat effrayant semblait se livrer dans son cœur et
dans sa pensée. Tout à coup elle jeta un cri en tendant les bras :
— Mon enfant! mon enfant!...
Viergie tomba à ses genoux, et, la tenant embrassée, la tète ap-
puyée sur son sein. M""® de Sénozan couvrit son front de baisers et
de larmes. Consterné, je regardais sans comprendre, et je me de-
mandais si j'assistais à un sublime élan d'abnégation chrétienne
ou à quelques transport de folie I L'horrible pensée me saisit que
Viergie était perdue pour moi. Cependant le curé, craignant que la
marquise ne succombât à tant d'émotion, l'exhorta au calme. II prit
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hS REVUE DES DEUX MONDES.
Viergie par la raaîn, et, l'arrachant aux étreintes de M"« de Séno-
zan, il demanda pour elle aussi le repos après les eiïroyables an-
goisses qu elle venait de subir. Je devinai alors que la Mariasse était
morte. Ma tante se rendit aux prières du prêtre; elle fit appeler ses
femmes pour emmener la Viergie, et la fit conduire à Tappartement
contigu à celui de Geneviève. Quelques instans plus tard, après
avoir encore exhorté M™** de Sénozan à supporter avec résignation
la^cruelle épreuve que Dieu lui imposait, le curé sortit. Il était plus
de minuit, je ne pouvais songer à retourner à Chazol au milieu de
tant d'événemens.
— Restez, je vous en prie, me dit ma tante d'une voix accablée,
car il faut que je vous dise tout pendant que j'en ai le courage... Je-
ne pourrais peut-être pas supporter demain de telles secousses. —
Alors d'une voix entrecoupée par les laimes et encore sous l'im-
pression de la terreur elle me fit cet étrange récit, que je complète
avec les détails que j'appris le lendemain.
En arrivant à la maison funèbre, M*"® de Sénozan avait été aus-
sitôt conduite auprès de l'agonisante. Un silence effrayant régnait
dans cette chambre sordide et nue; sur un grabat gisait la Mariasse
amaigrie, décharnée, l'œil fiévreux, sombre et déjà effaré par la
vision de la mort. A la vue de M""* de Sénozan, elle fit presque
un mouvement de terreur et se leva à demi comme pour fuir un
spectre.
— Ma chère femme, c'est M™* la marquise, lui dit Marulas vive-
ment.
— Oui, je la reconnais! s'écria la Mariasse avec épouvante. ••
C'est l'heure qui est venue!... — Et elle retomba épuisée sur sa
couche. Viergie lui fît prendre une cuillerée d'un cordial qui était
posé près du lit sur une chaise.
Lorsqu'elle fut ranimée : — Je vous ai pardonné, dit la marquise,
glacée par le spectacle de cette misère. Que voulez-vous de moi?
La Mariasse hésitait.
— Parle, dit Marulas en fixant les yeux sur elle et la magnéti-
sant du regard... Il le faut!...
— Oui, il le faut! répéta la Mariasse avec un sauvage accent
d'énergie.
Elle fit un effort, et appela du geste Viergie, qui la soutint dans
ses bras pour quelle pût parler... Alors, en présence de tous, la
mourante révéla cet étonnant mystère...
Viergie est la fille de la marquise de Sénozan, que la Mariasse a
volée eu lui substituant sa propre fille.
Après ce terrible aveu, d'une voix déjà brisée par le hoquet de
rajjonie, elle raconta tous les détails de cet incroyable crime. La
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JEAN DE CHA^L. il9
nourrice choisie par M*°^ de Sénozan pour sa fille avait été autre-
fois, au château, l'amie de Bruyère. Nées à quelques jours Tune
de l'aatre, les deux enfans avaient déjà cette ressemblance bizarre,
si frappante encore aujourd'hui. Pendant une maladie de quelques
semaines que fit la marquise à la suite de ses couches, et durant
laquelle le médecin lui défendit d'avoir sa fille près d'elle, la nour-
rice se rencontra parfois avec la Mariasse. Poussée par la haine et
peut-être aussi par une de ces étranges folies maternelles qui ne
roulent devant aucune immolation, la Mariasse conçut alors le
projet d'assurer à sa fille la fortune et le nom que dans sa pensée
lui avait volés sa rivale. Elle était presque riche alors; elle acheta
chèrement la nourrice, et les enfans furent secrètement échangés...
La moribonde avait à peine achevé cette confession suprême, que,
se raidissant tout à coup dans les bras de Viergie, elle expira.
Une heure plus tard, tout était silencieux à la Mornière. Accoudé
à UD balcon, et le regard perdu dans la nuit, sombre comme mes
pensées, je songeais, je me croyais Je jouet de quelque rêve. A
quelques pas de moi, dans l'aile en saillie du château, je regardais
une fenêtre où brillait une lumière... Viergie était là, Viergie, que
quelques jours plus tard j^avais compté prendre pour maîtresse, me
croyant le pouvoir de disposer de sa vie ! Elle était là, désormais
défendue, protégée par un titre sacré, par un rang dans le monde,
par la tendresse d'une mère.
Qu'aUait-il advenir?... Alors que sa misère et son abandon me
la livraient, dans cet âpre désir qui malgré moi subjuguait ma rai-
son, je n'avais vu qu'un délire de mes sens. J'avais presque dé-
daigné d'interroger mon cœur...
X.
Le lendemain, à l'heure où les gens étaient à peine levés, Lan-
glade, qu'un exprès était allé avertir dans la nuit, entra dans ma
chambre. Presque au même instant, un valet vint nous dire que
M"* de Sénozan nous attendait. Nous nous rendîmes auprès d'elle.
Elle était couchée, pâle et si affaiblie qu'elle me pria de raconter
les faits étranges sur lesquels il fallait nous consulter.
fëLanglade écouta le récit de cette incroyable histoire. Quand j'eus
tout dit, il demeura atterré. — Mais il n'y aura aucune preuve de
la vérité d'une telle révélation, s*écria-t-il enfin. La nourrice seule
pourrait la confirmer.
— Elle est morte, dit M™" de Sénozan.
TOME LXXVI. — 1868. ^
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50 REVUE DES DBUX MONDES.
— La Mariasse ii*a-t-ellre nommé p^rsoime qui efti aussi €on«-
Baîssanee de cette substitution?...
— Personne, répondit ht marquise.
Langlade resta un moment silencieux et comme embarrassé de
formiider sa pensée.
— Parlez saos crainte» mon cher Langlade, dit ma tante d'une
voix altérée.
— J'hésite, madame la marquise, car mon conseil ne peut être ici
que celui d'un juriste. Nous sommes devant une question effrayaiq^e,
sans autre preuve que l'allégation d'une femme qui tcaite sa vie a
été méprisée et doot le témoignage, vécût-elte encore, ne saurait
être admis. En fait, la substitution dont il s'agit n'a rien d'impos-
sible dans les circonstances p2ui;îeulières où la Mariasse a prétendu
l'avoir accomplie. La vengeance, la haine, le délire d'une immense
ambition déçue, qui sait? peut-être une aberration du sentiment
maternel, tout cela peut expliquer le crime^ L'intérêt que cette
femme avait à le commettre est presque évident; mais en dnoit, fiis-
sions-nous certains de l'identité, l'absence de preuves défend toute
recherche ou toute réhabilitation*. H"** Geneviève de Sénozan est
votre fille unique : il y a possession d'état, rien ne saurait la dé-
truire. Ce n'est donc que par une adoption officieuse que vous pou-
vez admettre la jeune Viergie auprès de vous, en supposant que
l'homme à qui la loi donne une autorité sur elle ne vous contestât
point le droit d'accomplir cette réparation.
— Eh quoi! demanda ma tante effrayée, après une telle révéla*
tion pou irait-il donc refuser de la laisser près de naoi?
Langlade secoua la tête d'un air méditatif.
— Nous avons affaire à un coquin de la pire espèce, madame,
répondit-il, et malheureusement la loi est pour lui, puisqu'elle ne
peut admettre vos droits.
— Mais elle n'est point sa fille, reprit la marquise.
— Elle ne Test pas certainement, à moins pourtant qu'il ne Tait
légitimée en épousant la Mariasse... Cependant j'en doute, ajouta-
t-il, car c'eût été une générosité malhabile et qui coupait court à
toute chance de spéculation.
— Alors, s'il ne l'a pas fait, s'écria ma tante, il n'aurait aucun
droit sur Viergie?
— 11 n'en serait pas moins le seul qui puisse représenter xme fa-
mille pour elle. Il l'a élevée, nourrie depuis son enfance, et il a ac-
quis par ces soins une autorité qui ne saurait lui être déniée, qu'il
peut réclamer jusqu'à sa majorité, qu'on pourrait même au besoin
lui faire un devoir d'exercer en l'absence de tout autre parent connu.
Il n'y a du reste, madame la marquise, rien en tout cela qui puisse
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JEAN DE CHAEOI.. 51
VOUS inquiéter beaucoup alors qu'il s'agit d'un tel homme; mais je
crois qu'a?ant tout il est urgent de s'assurer de ses dispositions* car
il faut à la fois obteolf son consentement et acheter son silence.
— Ohl s'écria ma tante, qu'on lui donne oe qu'il voudra.
n était imposible, en effet, de trouver une autre issue & cette
complication douloureuse. Aucune enquête ne pouvait apporter la
lumière dans ce Cénébreux événement, où le cœur même d'une mère
était sans guide. Devant la pensée que Viergie était peut-être sa
fille, la marquise frissonnait d'épouvante à l'idée de se séparer d'elle
désormais. Malgré tous les doutes, malgré la loi et malgré sa ten-
dresse pour Geneviève, il lui fallait recueillir cet enfant de la Ma-
riage, ou vivre torturée par un étemel tourment. Marulas seul, on
pouvait le supposer du moins, savait la vérité ; mais il devait être
trop certain que cette afiaire lui vaudrait une fortune pour qu'il
fol potnîs de croire à la sincérité de son témoignage. De quelque
oMé »i(m ^'on envisageât cette situation poignante, Viergie ne
pouvait plus qaiUer le château*
(Cependant il était utile d'assurer au plus tôt la question d'avenir,
laogiade fut chargé ^e voir le mari de la Mariasse pour régler aus*
sitôt des conventions sur lesquelles il comptait déjà sans doute. 11
fallait éviter un éclat. Si singulier que dût paraître aux yeux du
monde le séjour de Viergie à la Momiëre, ce n'était là après tout
qv'one action généreuse envers ime orpheline abandonnée. U de-
venait nécessaire avant tout que Marulas disparût du pays en gar-
dant Je secret, oe serût une des conditions du marché. Geneviève
devait tout ignorer, son repos était à ce prix. Tout étant aipsi dé-
cidé après deux heures de conférence, Langlade jugea prudent de
recommander à Vierge le plus grand mystère sur la révélation à
laquelle elle avait assisté. U était important de marquer dès le pre-
mier jour pour les gens la position dans laquelle elle allait vivre
au château. M'^ de Sénozan sonna sa femme de chambre, et s'in-
fonna. On lui répondit que Viergie était depuis une heure avec
M*^ de Sénozan. Geneviève, ayant appris à son réveil que l'orphe-
line était près d'elle, s'était souvenue du jour où la pauvre fille
avait liadlli périr en sauvant son frère, et, n'écoutant que son cœur,
elle s'était empressée de lui porter desconsolations^
On instant après, la porte s'ouvrit : Geneviève entra, amenant
Viergie par la main. Nous demeurâmes frappés d'étonnement en les
vorant paraître ensemble, et nous échangeâmes un regard rapide.
VîoBgie, vêtue d'une des robes de Geneviève, semblait transfigurée.
Aocablée sous le poids de sa tristesse, presque indiflerente à ce luxe
qai l'entourait pour la première fois, elle se tenait simple et calme,
et Toa eût dit qu'elle ne s'apercevait même pas de l'étrange chan-
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52 REVUE DES DEUX MONDES.
gement survenu dans sa destinée. Vues ainsi Tune près de l'autre,
leurs visages révélaient si bien qu'elles étaient sœurs qu'un indiffé-
rent n'eût pu s'y méprendre. Il nous fallut#un effort pour cacher
notre émotion. Heureusement Geneviève courut à sa mère pour
l'embrasser. La marquise la prit dans ses bras avec un élan d'effu-
sion indicible, comme si elle eût voulu protester contre les per-
plexités de son cœur; puis, tendant la main à Viérgie, qui restait
sur le seuil : -^ Venez, mon enfant, venez aussi, lui dit-elle, j'aurai
deux filles.
Viergie s'approcha, et, pliant presque le genou devant le lit,
tendit son front à M*"* de Sénozan.
— Que tu es bonne! dît Geneviève; mais je ne serai pas jalouse,
va!
Ce mot avait une si singulière signification en ce moment que je
sentis courir un frisson dans mes veines. Viergie, immobile et gla-
cée, n'osait dire une parole, et paraissait ne savoir comment ré-
pondre à ces effusions empreintes pourtant d'une si douce pitié.
Il fallait éloigner Geneviève. La marquise l'appela et lui dit un
mot tout bas; ma cousine sortit. J'allais la suivre. — Non, restez,
je vous prie, me dit la marquise.
Quand nous fûmes demeurés seuls, nous gardâmes pendant un
instant le silence, ne sachant comment entamer ce triste entretien.
Ma tante enfin attira Viergie près d'elle, prit sa main, et s'armant
de courage : — Il faut que je vous prie de m'aimer, mon enfant,
lui dit-elle, et de m'aimer avec assez de confiance en ma tendresse
pour vous soumettre à ce que nous avons à vous apprendre dans
votre intérêt aussi bien que dans le nôtre à tous.
— Je vous obéirai, madame, murmura Viergie d'une voix pres-
que inintelligible.
— Sans oublier que j'ai une autre enfant, reprit ma tante avec
une émotion qui nous gagnait malgré nous, mon plus grand bon-
heur serait de vous entendre me donner devant tous ce nom de
mère, qui est si doux, de vous appeler ma fille... Et pourtant il faut
que je m'adresse à votre cœur pour lui demander de garder entre
nous le secret qui nous a été révélé hier. Des raisons très graves,
que vient de nous expliquer notre ami M. Langlade, s'opposent à
ce que vous puissiez porter le nom de votre véritable famille. Ces
obstacles ne sauraient affaiblir notre affection. Vous partagerez
désormais ma vie avec Geneviève; mais j'aime aussi cette autre
enfant qui vous accueille déjà comme sa sœur, elle doit avoir comme
vous la moitié de mon âme. Elle n'a point d'autre mère, elle me
chérit depuis qu'elle est au monde, et le moindre mot venant dé-
truire l'illusion qui l'a toujours trompée comme moi lui causerait
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JEAN DE CHAZOL. 53
une affreuse douleur, sans rien changer à une situation sur la-
quelle il n'est plus en notre pouvoir de revenir. Je fais donc appel
à votre raison et à voty cœur pour nous aider à lui épargner du
moins une souffrance mutile.
— Je vous obéirai, madame, répéta Viergie sans lever les yeux
et toujours plongée dans son accablement sombre.
J'écoutais palpitant, songeant à mon rêve évanoui. Viergie était
d&onnais perdue pour moi... Qu'allait-il advenir?
Le jour même, Langlade fit appeler Marulas à Chazol. Il fallait
avant tout obtenir Téloignement de cet homme, ne fût-ce que pour
assurer le repos de l'orpheline en effaçant pour elle les tristes sou-
Tenirs de son passé de misères. Langlade avait jugé utile que je
fusse présent à l'entretien. La nature des rapports qu'il y avait eu
déjà entre ce coquin et moi, la facilité avec laquelle il s'était prêté
au départ de Viergie pour la maison du capitaine Payrac, me don-
naient sur lui une influence qu'il ne pouvait plus nier, au cas où il
aurait voulu invoquer ses sentimens soi-disant paternels pour ne
point se séparer de Viergie. Pourtant nous avions affaire à une trop
superbe impudence pour croire la victoire assurée. Il nous fut aisé
de comprendre dès les premiers mots qu'il comptait se faire payer
cher le bonheur de sa fille chérie; mais Langlade n'était pas d'hu-
meur à conclure sans marchander un pareil compromis : il en sa-
vait trop long sur le mari de la Mariasse pour ne point dégager la
question de toute hypocrisie sentimentale. Il fallait être généreux,
il ne fallait pas être dupe. Il conclut donc sans permettre la discus-
sion par l'offre d'une somme de dix mille francs pour sa disparition
du pays et d'une rente de quinze cents francs pour l'abandon de ses
droits de paternité devant la tutelle officieuse de M""^ de Sénozan.
La rente était révocable au cas d'infraction au traité. L'ignoble per-
sonnage se fit tirer l'oreille pour accepter une pareille aubaine, il
sentait trop le prix du silence que l'on exigeait de lui; il finit tou-
tefois par céder et signa tout ce qu'on voulut.
Dès cette heure Viergie était sous la protection de la marquise de
Sénozan.
Mario Uchard.
(La troisième partie au prochapi n«.)
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L'ŒUVRE païenne
DE RAPHAËL
I. RafhùèletrAnHpMi, par IL F.-A. arayer; « Tol. in^. — U. La PhUoêophie de VArt m
Ittdie, {»ar M. H. Taiat. — IIL L'An ekrélien, par M. Bio; 4 ▼ol. m-8», 8« édition.
La renaissance n'a été ni la condamnation pure et simple du
moyen âge, ni un complet retour à l'antiquité. On doit y voir une
alliance féconde d'où est sorti le monde moderne. Bien des mains
ont préparé cette alliance : une légion d'érudits, d'artistes, de po-
litiques, a travaillé à la rendre possible. Cependant, si l'on dierche
en quel génie elle a été scellée, on est obligé de nommer Raphaël.
Au sein dé cette nature élevée et sympathique, forte et harmo-
nieuse, passionnée et pure, le mariage de l'art grec avec la muse
chrétienne a produit une fleur de beauté vraiment nouvelle. A par-
tir de sa vingtième année, les marques de cette union et les signes
de cette fécondité sont visibles dans presque tous ses tableaux de
sainteté. Néanmoins dans ces sajets les habitudes religieuses per-
sistent, l'accent chrétien prédomine; la fusion des deux élémens
n'est pas achevée, et la pleine originalité de ce merveilleux génie
n'éclate pas. C'est qu'elle n'y est pas et n'y pouvait pas être. Pour
l'apercevoir, il faut, au milieu de l'œuvre immense du peintre, dis-
tinguer et étudier à part une œuvre vaste encore, quoique moins
considérable, et qui doit être nommée l'œuvre païenne de Raphaël.
Dégagée des liens de la tradition et des exigences de l'orthodoxie.
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LCETTTRE PAÏENNE »E RAPHAËL. 55
la persoimafité de l'artiste s'épanouit là eo toute liberté. Ces ta-
bleaux, ces fresques, quelquefois exécutées par des mains d'une
iiabileté fort inférieure à celle du maître, ces dessins souvent à peine
indiqués, présentent donc un intérêt esthétique de premier ordre
au double point de vue de la théorie et de l'histoire.
Cependant les questions qu'ils soulèvent n'avaient pas jusqu'à
ces derniers temps vivement frappé rattenticm des critiques d'art :
non qu'ils les eussent dédaignées; mais ils ne les avaient touchées
qu'en passant, absorbés qu'ils étaient par l'étude des autres aspects
du génie raphaélesque (t). 11 appartenait au biographe le plus au-
torisé du Sanzio et à l'adversaire le plus violent de ses fresques
païennes d'ouvrir, chacun de son côté, cet intéressant débat. Pas-
savant (2) en AUemagne, John Ruskin en Angleterre, ont porté
deux jugemens radicalement contraires sur les créations inspirées
à Raphaël par Tantiqurté. « A notre avis, dit Passavant, c'est peut-
être dans ses oeuvres mythologiques qu'éclate le plus la faculté
créatrice de Raphaël. » Tout autre a été l'avis du chef des préra^
phaélites. Il n'a vu dans le rapprochement de la théologie catho^
lique et de la poésie grecque opéré par Raphaël au Vatican que le
âgnal d'une double décadence de l'esprit et de l'art. Plus récem-
ment a été prononcée une sentence imprévue. Une jeune école a
avancé que, dans ses tableaux mvAologiques, Raphaël a cherché
la nudité pour elle-même, et que sa pensée, bien loin de s'y mon-
trer dramatique et spiritualiste, y est exclusivement prenne*
Des appréciations si divergentes rendent nécessaires, au sujet de
l'œuvre païenne de Raphaël, des études spéciales et plus approfon-
dies. Nous avons pensé à recommencer cet examen en trouvant
tontes les pièces à consulter réunies et habilement coordonnées
dans un livre récent, Raphaël et l'Antiquité^ par M. A. Gruyer.
L'auteur n'en est pas à ses débuts. Depuis plus de dix innées, il a
voué à Raphaël un véritable culte. Il a fait en Italie et surtout à
Rome de nombreux et longs séjours. 11 a demandé à tous les mu-
sées, à toutes les collections de l'Europe l'exacte connaissance du
ms^e qu'il aime avec passion. De ies premiers travaux étaient
nées deux sérieuses études, l'une sur les Chambres j l'autre sur les
Logesy où il avait renouvelé plusieurs côtés de son sujet. Ses deux
deraiers volumes ont plus de valeur encore et un caractère plus
marqué d'attachante nouveauté. 11 a appliqué au multiple objet de
(1) Je n'ai nallement le dessein de refaire ici les études de MM. GusUto Planche,
L. Vitct, Henri Delaborde et Charles Clément, qui ont été publiées par la Bévue. Ces
«xcelleos travaux n*ont pas besoin d'être recommencés. Je voudrais seulement tâcher
de les compléter en me plaçant à un point de vue tout à fait nouveau.
(2) Dans l'édition française de 1860.
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56 R£VUE DES D£UX MONDES.
ses analyses une méthode large et savante. Rapprochée d'une part
des monumens et des écrits anciens qui l'ont plus ou moins in-
spirée, comparée ensuite avec les productions analogues des ar-
tistes de la renaissance, l'œuvre païenne de Raphaël s'éclaire dans
ce travail d'une lumière très vive. Or quel est le résultat auquel
aboutissent ces curieuses et habiles recherches? Habituellement
l'auteur s'arrête à cette conclusion juste, mais incomplète, que la
mythologie raphaélesque présente l'accord définitif de la pensée
chrétienne et de la plastique grecque. Parfois, allant au-delà de ce
jugement, il ose affirmer que les beaux corps donnés par Raphaël à
ses nymphes et à ses divinités expriment « l'âme moderne elle-
même. » Ces mots, à les prendre dans leur sens le plus étendu,
renfermeraient une solution hardie et que je tiendrais pour vraie.
Raphaël est en effet le Phidias des temps modernes. Phidias a tout
ensemble résumé le travail de ses prédécesseurs, découvert et fixé
l'idéal du paganisme et pressenti le spiritualisme de Platon. De
même Raphaël, outre qu'il a concilié les élémens durables de l'art
païen et de l'art chrétien, a deviné et revêtu de sa forme idéale
le spiritualisme laïque et libre dont Descartes ne devait écrhre qu'un
siècle plus tard la théorie philosophique. Tranchons le mot, les
créations mythologiques de Raphaël nous révèlent un génie spiri-
tualiste procédant avec la plus complète indépendance. Cette opi-
nion sera contredite, je m'y attends bien, et la pensée de M. Gruyer
n'a peut-être pas prétendu aller jusque-là. N'importe, que cette
interprétation soit ou non la sienne, il me suffit que son livre en
offre d'un bout à l'autre la solide démonstration. Je vais donc me
servir des faits réunis dans ce vaste ouvrage pour établir, telle
que je la comprends et telle qu'elle se dégage de son œuvre
païenne, l'originalité propre de Raphaël, tout à fait remise en ques-
tion par les dissentimens profonds des plus récens critiques. Afin
d'y réussir, je tâcherai de répondre aux trois questions suivantes.
— Dans quelle mesure les prédécesseurs de Raphaël, depuis les
peintres des catacombes jusqu'au Pérugin, ont-ils préparé et ac-
compli l'accord de la beauté païenne et de l'idéal chrétien? — De
cette conciliation qu'il a consommée, le grand artiste n'a-t-il pas
fait sortir un art nouveau plus libre et plus large? — Enfin la puis-
sante originalité que mettent en évidence ses œuvres mythologiques
n'a-t-elle pas sa vraie cause dans Tintelligence et dans la volonté,
dans l'âme et dans le caractère du peintre, bien plus que dans les
influences extérieures?
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LOEUTRE païenne DE RAPHAËL. 57
I.
L'art chrétien , dès le premier jour de son existence, portait en
lui-même un germe vivace et indestructible de paganisme. Ce
germe ne s'est épanoui dans toute sa richesse qu'au souffle de Ra-
phaël; néanmoins l'éclosion en avait été préparée par un travail
tantôt lent et souterrain, tantôt prompt et manifeste, mais pendant
douze siècles jamais interrompu. L'auteift- des Trois Grâces^ de
Galatée et de Psyché n'avait donc, pour réintégrer la beauté phy-
sique dans sa dignité, ni -à briser la tradition chrétienne, ni à ra-
mener l'homme en arrière jusqu'au culte exclusif de la nudité. Sa
tâche, clairement indiquée, était d'opérer le rapprochement défi-
nitif de deux forces esthétiques admirablement fécondes, qui, de-
puis notre ère, s'appelaient, âe cherchaient et ne demandaient qu'à
se confondre. Pendant quatre cents ans et au-delà, l'humanité put
comparer la foi nouvelle, qui grandissait chaque jour, avec la vieille
idolàirie, qui défendait, non sans courage, les restes de son in-
fluence. Elle vit l'idée chrétienne faire aux antiques croyances de
nombreux et larges emprunts; elle y applaudit, car elle avait pré-
sente à la mémoire la beauté rayonnante dont l'art avait revêtu les
dieux d'Homère, qu'elle délaissait. Elle pensait avec raison que
cette beauté est immortelle et divine. Du règne de Néron à celui
de Léon X, une série ininterrompue d'artistes s'est efforcée d'abord
de la retenir et de l'imiter aussi longtemps qu'elle fut visible et
présente, puis de la ressaisir au milieu des ténèbres épaisses qui
l'enveloppaient, et enfin, quand elle eut reparu à la lumière, de
s'en inspirer et de l'égaler.
Tandis que la forme idéale semblait se dérober chaque jour da-
vantage aux artistes asservis de la Rome impériale, elle brillait
toujours fraîche et inaltérable dans les monumens des grands siè-
cles de la Grèce. C'est là que les peintres inconnus des sanctuaires
souterrains allèrent la recueillir pour- en décorer les objets de leurs
adorations et de leurs hommages. Les murs des tombeaux récemment
découverts sur la voie Latine, les chambres principales de la cata-
combe de saint Calixte, présentent la fusion délicate du goût païen
et de l'inspiration chrétienne. L'antique, symbolisme a disparu; la
beauté qui l'exprimait est presque restée, éclairant de son auréole
un autre Dieu entouré d'un cortège bien différent. A Jupiter et à sa
coar olympienne a succédé le bon Pasteur au milieu de ses brebis;
mais le bon Pasteur a quelques-uns des traits de la beauté d' Apol-
lon, il en a le port élégant, la taille svelte, les traits purs, et un
regard attentif aperçoit l'harmonie qui déjà tente de s'établir entre
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58 R£VII£ DES DEUX MONDfiS.^
la pensée chrétienne et la grâce des contours antiques. Au-dessous
sont les femmes en prière, les oranles aux bras élevés et supplians.
Comme leur Dieu rappelle Apollon, elles rappellent les Muses, dont
elles ont le charme virginal et la calme beauté. Cette pénétration
réciproque de deux arts, — dont l'un se mourait et n'avait plus
que le corps, dont l'autre n'avait guère encore que la vitalité de
l'âme, — se produisit jusqu'au iV" siècle. Ni les artistes ni les
croyans ne s'avisaient alors* de redouter la beauté, drapée ou sans
voile, quand elle n'était tjue le signe supérieur de l'idée religieuse.
Dans là catacombe de saint Pierre et saint Marcellin, Adam et Eve
sont nus comme des dieux grecs. On voit des tombes où de pieuses
mains ont sculpté le groupe de Psyché et d'Éros, sans crainte de
profhner la sainteté des pierres funèbres. Pourquoi en effet aurait-
on rougi d'emprunter au paganisme le profond et ravissant sym-
bole de l'âme rachetée par l'amour? Ge mythe était comme le lien
naturel des deux croyances ; chacune y apportait ce qui faisait dé-
faut à l'autre : l'une la pure splendeur de la beauté physique, la
seconde un spiritualisme ardent. Ce lien , jamais le moyen âge ne
voulut tout à fait le rompre.
Pendant les siècles qui suivirent immédiatement le triomphe
déCnitif du christianisme, le penchant qui attirait les deux arts
l'un vers l'autre fut maintes fois combattu; mais à côté des en-
nemis acharnés des souvenirs païens il y eut constamment quel*-
ques zélés défenseurs des beautés antiques. Aux plus mauvais
jours, au milieu du fracas des villes qui tombent et des temples
qui s'écroulent^ la voix lointaine des muses grecques est encore
entendue. Ainsi, au sortir des catacombes, le culte nouveau, loin
de supprimer les fêtes antiques, les tourne à son usage. Par
exemple, on avait retardé la fête de la Visitation afin que les
paysans d'Enna, en Sicile, pussent apporter à l'autel du Christ les
épis mûrs dont ils avaient couronné jusque-là les statues de Cé-
rës. Grâce à une transition habilement ménagée, les ambarvales
s'étaient changées en cette pompe rustique nommée la procession
des rogations. Lies murs des vieilles basiliques conquises et consa-
crées par la foi chrétienne se couvraient de mosaïques où brille çà
et là un rayon d'élégance et de noblesse. Parfois sévère jusqu'à la
dureté envers les représentadons qui trahissaient la plus légère
palpitation de la chair, Téglise avait des retours de justice et des
heures de protection pour les restes d'un passé qu'elle n'était pas
tenue de défendre. C'est elle qui au viii^ siècle condamna les ico-
noclastes, ces briseurs d'images dont la fureur dévastatrice s'était
déchaînée pendant plus de cent ans. Et quand le sacerdoce oublia
ou rejeta les souvenirs déjà fort effacés de Tart païen, les moines
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l'oiedtbe païenne de baphael. 59
éToqaèrent à Tenvi de lointaines et séduisantes images au fond de
leurs œllttles. Les peintures dont ils ornèrent les plus anciens ma-
nuscrits en sont la preuve irrécusable. Dans un de ces manuscrits,
qui date du tui^ siècle et où sont déroulés sur un morceau de vélin
de dix mètres les exploits de Josué, les figures qui personnifient Jé-
richo et Gahaon sont d'une beauté saisissante; un autre, postérieur
de cent ans à celui-là, offre Tioiitation imparfaite sans doute, mais
très reconnaisaable d'une des danseuses de Pompéi. Plus tard en-
core, au X* siècle, le manuscrit grec des prophéties d'Isaïe reflète
Tiyement l'éclat de la beauté grecque. L'artiste a voulu rendre cette
pensée qu'Isaîe appelait nuit et jour l'inspiration prophétique, et il
Fa placé entre une femme, symbole de la nuit, et im enfant, env-
blème de l'aurore. La femme éteint le flambeau du jour et s'enve-
loppe d'un manteau parsemé d'étoiles. Cette figure est d'un superbe
caractère. L'artiste a dû la copier d'après quelque très beau mo-
dèle. On aimait donc de tels modèles, on les comprenait, on es-
sayait d'en reproduire le style même au milieu de ce x® siècle que
Huratori appelle secolo di ferrOy pieno d'iniquità. Sans doute il
arriva plus d'une fois que, livrés à eux-mêmes, les Latins &'ébi-
gnèrent du beau et le confondirent avec le laid. Ainsi le ministre
d'ailleurs si intelligent de Charlemagne, Alcuin, proscrivait \irgile
de son école de Tours, comme dangereux et corrupteur. Charle-
magne offrit en don au pape Léon III, qui avait placé la couronne
impériale sur sa tête, une bible illustrée d'un frontispice où la lai-
deur règne sans partage. Eve, ce type idéal de la beauté féminine,
est devenue dans les illustrations du manuscrit la plus hideuse des
créatures. Dès la première heure de sa vie, elle apparaît vieillie,
flétrie, dégradée. A cet exemple, on en pourrait ajouter bien d'au-
tres. Qu'en peut -on conclure? Une seule chose, c'est que l'art
s'affaiblissait chez les Latins quand ils rompaient tout lien avec la
materaelle antiquité; mais cette séparation n'était jamais de loiigue
durée, et chaque communication avec l'Orient, chaque souffle venu
de la Grèce, faisaient jaillir une étincelle de ce foyer couvert de
cendres. Dès qu'elle avait quelque souvenance, même confuse, de
sa jeunesse, l'humanité tressaillait, rajeunissait, et l'amour de la
beauté plastique se ranimait dans son âme.
Là est Texpltcation de l'entraînement universel qui emporta bien-
tôt les esprits vers les écrits et les monumens grecs à. mesure qu'ils
forent révélés à l'Occident. On sentait que les œuvres antiques
araient cette beauté pénétrante, cet attrait supérieur et puissant
dont les productions de l'art chrétien étaient presque toutes dépour-
vues. Longtemps encore les poètes et les artistes devaient ignorer
dans quelles limites il convenait de remettre en honneur la grâce
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60 REVUE DES DEUX MONDES.
et la beauté païennes. L'âme moderne hésitait à revêtir ces dra-
peries flottantes; elle n*osait paraître sous l'éclat é&louissant d'une
lumineuse nudité. D* ailleurs on ne<:omprenait pas toujours la noble
signification de ces formes exquises. On les copiait, mais en les al-
térant, et sans en recueillir tout entière la féconde inspiration.
Ainsi Dante prend au paganisme son enfer, et tout aussitôt il le dé-
nature; il fait de Garon un ange itbelle, de Minos un démon armé
de cornes, grinçant des dents et affublé d'une queue. Son Cerbère
est un monstre apocalyptique, et son purgatoire est arrosé par les
eaux du Léthé. Certes l'amour de Dante pour Béatrix est aussi
ardent qu'il est pur; le poète est non moins épris des attraits cor-
porels de son amante que des vertus incomparables de son âme.
Cependant, si j'essaie d'imaginer ce visage « dont le rayonnant sou-
rire eût rendu heureux un homme plongé dans les flammes, » mon
esprit ne conçoit aucun objet précis, et reste ébloui par « une splen-
deur sacrée » qui ne lui représente rien. C'est en vain qu'un souffle
païen traverse çà et là cette poésie tour à tour ténébreuse et res-
plendissante : l'élément plastique y est étouffé dès qu'il tente de
naître par un mysticisme épris, il est vrai, de la beauté, mais non
pas jusqu'à désarmer devant elle. Plus doux, plus sensuel peut-être,
Pétrarque en revient néanmoins sans cesse aux effusions d'un amour
où l'adoration extatique et ascétique l'emporte sur la passion. Béa-
trix était un ange toujours noyé dans de lumineuses profondeurs;
Laure est une sainte à laquelle on ne pense que les mains jointes et
à genoux. Ni l'une ni l'autre ne produit l'impression d'une pleine
et idéale beauté pareille à la souveraine beauté des déesses; mais
s'ensuit-il que Dante et Pétrarque' n'aient ni entrevu , ni reconnu,
ni désiré la beauté païenne? Loin de là, Dante prend Virgile pour
guide. Pétrarque est parmi ses contemporains un admirateur et un
défenseur des restes de l'art grec. « N'avez- vous pas honte, leur
disait-il, de trafiquer de ces merveilles échappées aux mains des bar-
bares? ne rougissez- vous pas de vendre ces colonnes, ces statues et
ces tombeaux où dorment vos ancêtres? » L'ardent amour des belles
choses antiques fut un des liens qui unirent étroitement Pétrarque
et Boccace. Ainsi, lorsque parurent les premiers grands artistes,
chrétiens, la sève païenne, depuis longtemps couvée et réchauffée,
montait et bouillonnait. Sans atteindre la beauté grecque, ils y vi-
saient, ils en approchaient de jour en jour. Est-ce que Nicolas de
Pise n'est pas un imitateur parfois heureux des bas-reliefs antiques?
Est-ce que la noble tranquillité et la réserve imposante de certaines
figures de Giotto n'attestent pas hautement qu'il avait connu et com-
pris quelques-unes des qualités de la plastique grecque? Est-ce que
Masaccio, guidé par une sûre intelligence du style classique, n'a pas
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L OEUVRE païenne DE RAPHAËL. ()1
mis la Gère beauté des marbres grecs dans son Néron ordonnant le
supplice de saint Pierre et de saint Paul ? La seule réserve qu'il soit
juste de faire ici, c*est que, malgré la puissance des aspirations qui
les entraînaient vers la beauté physique pleine, florissante, par-
faite, ces maîtres demeurèrent fort en-deçà du but de leurs efforts.
Leurs successeurs continuèrent la route commencée; mais avant Ra-
phaël quelqu'un d'entre eux était-il arrivé jusqu'au terme? Aûn de
le savoir, jetons un rapide coup d'œil sur quelques-unes des figures
nues d'Andréa Mantegna, celui des peintres du xt^ siècle qui a reçu
de l'art grec l'empreinte la plus profonde.
Son maître Francesco Squarcione, artiste médiocre, mais homme
passionné pour l'enseignement, avait fait, chose rare alors, le voyage
de Grèce. 11 en avait rapporté une collection considérable de bas-
reliefs, de statues, de copies et de moulages exécutés sur place. De
retour à Padoue, sa patrie, il avait formé de toutes ces richesses un
musée, et dans ce musée ouvert une école où il commentait les mo-
dèles en présence de nombreux élèves. 11 avait admis à ses leçons
un jeune pâtre d'une habileté précoce à manier le crayon, dont il
devina promptement le génie et qu'il aima comme un fils. Cet en-
fant était Mantegna, qui s'éprit bientôt à tel point des merveilles
de l'art grec que Vasari a pu dire de lui : « 11 ne cessa jamais de
croire que les chefs-d'œuvre des artistes anciens étaient plus ache-
vés que la nature. » Quels furent les fruits de cette admiration en-
thousiaste? Il est aisé d'en juger au Louvre même, où sont réunies
dans une même salle trois remarquables toiles de Mantegna, /^ Par^
nasse y la Sagesse victorieuse des Vices ^ et la Vierge de la Vie
ioire. N'examinons ici que l'allégorie de la Sagesse victorieuse des
Vtce^y où Mantegna s'est servi des formes nues pour traduire une
pensée forte et bien définie, et où se manifeste un art parvenu à sa
pleine vigueur. Minerve chasse devant elle à coups de lance la co-
hue des vices humains. La colère dont elle est enflammée n'altère
pas sa mâle et superbe beauté. La Philosophie, qui la précède avec
la Justice, et qui vole plutôt qu'elle ne marche, lève la main pour
souffleter la Volupté, et ce geste est admirable. La Luxure, aux
, pieds de bouc, fuit à l'approche de Minerve; mais avec quelle effron-
terie eUe regarde la déesse, avec quelle passion elle presse contre
son sein nu sa nichée de Vices nouveau- nés I Poussés par une puis-
sance irrésistible, les Vices se précipitent dans un cloaque dont les
eaux noires sont chargées de végétations malsaines. Ce tableau est
d'une audace que le succès pouvait seul justifier, et qui se trouve
en effet légitimée. Presque partout les laideurs et les difformités
que le peinti'e y a volontairement entassées y sont compensées par
le plus heureux emploi de la beauté plastique, drapée et nue. Ce-
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62 BEVUE I>£S I>EUX M0m)E8.
pendant quelque chose y manqae. Quoi donc? Là pas plus qa'ait-
leurs, Mantegna n'a réussi à dominer ses modèles antiques. 11 s'en
souvient, il les imite, parfois même il les répète quand il ne fau-
drait que s'en inspirer. Au lieu de saisir la belle forme par uae
heureuse intuition, il semble l'avoir poursuivie avec effort et péni-
blement maîtrisée. En contemplant ses travaux, que ce sdient des
compositions religieuses ou de vastes panathénéesmilitaires, comme
les Triomphes de César y on ne souscrit qu'à demi à ce mot du
Squarcione devant les fresques des Eremitani à Padoue : u pure
imitation des marbres antiques! » Non, Mantegna n'a dérobé aux
belles statues grecques ni les frissons de vie heureuse qui parcou-
rent leurs veines, ni la bienveillante sérénité de leurs fronts^ ni
l'attrait de leur incomparable sourire.
Afin de marquer mieux encore le point où en était le sentiment de
la beauté plastique chez les précurseurs de Raphaël, faisons en avant
un pas de plus, et citons le propre maître du Sanzio. Le Pérugtn
paraît avoir ordinairement échoué dans l'expression de la grâce et
de la perfection des formes grecques en restant trop en-deçà, c'est-
à-dire en imposant aux sujets païens le style mystique de l'école
ombrienne. Les figures des planètes, celles des grands hommes de
l'antiquité qu'il a peintes au Cambio, à Pérouse, ne sont grecques
et romaines que de nom. Une fois cependant il s'est plus librement
lancé dans les voies mythologiques. En 1504, la duchesse de Man-
toue, Isabelle d'Esté, lui avait commandé un tableau destiné à faire
pendant au Parnasse de Mantegna. Réunies à l'origine, les deux
toiles sont entrées ensemble au musée du Louvre. Le Pérugin a re-
présenté le Combat de l'Amour et de la Cliasteté. Au milieu d'un
vallon consacré à Vénus, les Amours traînent par les cheveux ou par
des liens de soie des nymphes qu'ils ont percées de leurs flèches
d'or. La Chasteté accourt : elle brise les armes de ces cruels enfans
et les frappe avec leurs flambeaux. Au fond, des satyres, complices
des Amours, sont, eux aussi, rudement châtiés. Ces personnages
prfeentent les aspects Içs plus divers de la nudité absolue, et, chose
étrange, en cette occasion le peintre mystique, jusque-là si réservé,
s'est emporté, et a dépassé un moment la limite. Sa retenue exces-
sive, sa raideur ascétiqro, sont remplacées ici par une mollesse et
une langueur presque sensuelles. La tête des femmes a gardé le
caractère virginal, ou peu s'en faut; mais les corps, les hanches
surtout, ont je ne sais quelles ondulations voluptueuses. On n'au-
rait pas expliqué cet excès de hardiesse en disant que le tableau
n'est qu'une esquisse légère et rapide. La vérité est, croyons-nous,
que Pietro Vanucci y parle un langage qu'il a appris à aimer, qu'il
connaît même dans une certaine mesure, nuds qui ne lui est pas
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L0EI7¥RC PAieUNE DE RAPHAËL. 63
naturel et dont il ignore les délicatesses et les nuances. II n*en sût
pas choisir les mots nobles et purs, il en fausse ou en force les
termes. Toutefois il se sert de ce langage, il veut s*en servir, parce
qa^il en comprend la force et en devine l'éloquence. Gomme la plu-
part des précorseufis éminens de Rapfaaêl, s'il ne réalise pas tout
ce qu'il rêve, il prépare du moins ce qu'il n'accomplit pas.
De ces £ûcs incontestables, il est aisé de tirer la conclusion qu'ils
renferment. Quoi qae dise ou insinue une certaine esthétique, en
ibÙO il y avait quiûorze siècles que la peinture s'efforçait de ressaie
air la belle forme païenne, non pour s'en repaître exclusivement,
mais pour en revêtir l'idéal chrétien. Elle avait approché de plus
en plus du but désiré; elle n'y était pas encore. Ce but, Raphaël le
toucha, et, après l'avoir touché, aussitôt il le dépassa*
II.
A Fanrore du xvi' ^ècle, à l'heure même où Mantegna achevait
te Parnasse et Pérugin le Combat de l'Amour et de la Chasteté^
Rapfaaêl, âgé de vingt ans, essayait dans les libres espaces du ciel
païen les ailes déjà fortes de son génie. Autour de lui, tout le pous-
sait à s'y aventurer. La nostalgie c^u beau visible dont les esprits
souffraient depuis plusieurs ^ècles était devenue une passion impé*
rieuse. Au spectacle excitant des marbres et des bronzes antiques
chaque jour exhumés était venue s'ajouter la lecture assidue du
Banqmt de Platon. Ce livre extraordinaire semblait avoir été com--
posé pour mettre d'accord les brûlantes extases de l'amour et
Faustérité de la morale chrétienne. Dès qu'on l'eut retrouvé, ce
iut d'un bout à l'autre de l'Italie à qui en apprendrait et à qui
em répéterait les passages émouvans. Poètes et érudits, politiques
et théologiens, guerriers vaillans et doctes princ^esses, tantôt le
s«r dans lés riches palais, tantôt le jour sous les ombrages des
jardins, tenaient de longs discours dont le sujet était invariable-
ment l'éloge de la beauté physique unie à l'éclat de la vertu; mais
cette divine harmonie de la chasteté et de la passion était bien plus
dans les paroles que dans les mœurs et dans les théories que dans
le»<Bavre8. Entre les deux puissances qu'on lui demandait de con-
cilier, l'art, — on l'a vu, — ne parvenait pas encore à tenir la ba-
lance égale. Cependant l'esthétique sublime du Banquet allait enfin
être comprise et pratiquée. Quelqu'un avait>-il expliqué à Raphaël
le discours où Diotime enseigne à Socrate que, pour s'élever jusqu'à
la beauté de l'âme, il faut commencer par contempler de beaux
corps? l'avait-il entendu commenter dans l'une de ces réunions sa-
vantes qneprésidment ses amis ou ses protecteurs 7 On ne sait; mais
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6& REVUE DES DEUX MONDES.
entre la doctrine esthétique du Banquet et la pensée qui a guidé le
peintre des Grâces^ de Galatée et de Psyché^ il est impossible de ne
pa3 remarquer plus d'une frappante ressemblance. Parmi les sujets
antiques, Raphaël s'arrête naturellement à ceux qui se rattachent
aux mouvemens et aux passions de Tàme. Avec une pénétration
prodigieuse, qui est comme une seconde vue, il en saisit le sens le
plus beau, et excelle surtout à en traduire les aspects sympathi-
ques. Enfin il s'exprime au moyen de formes presque toujours nues,
moins régulières peut-être et moins abstraites que les formes grec-
ques, mais cependant puissantes, exquises, originales et merveil-
leusement pures.
Le tableau des Trois Grâces en est une première preuve. Sur
cette page de la vingtième année de Raphaël, comme sur tout ce
qui a trait à sa jeunesse, les détails biographiques sont d'une ex-
trême rareté; mais l'histoire de ce joyau de l'art est écrite par la
main même du peintre dans le dessin qui en fut le germe et qui
appartient aujourd'hui à l'Académie des Reaux-Arts de Venise. En
1503, Raphaël était venu à Sienne travailler avec Pinturicchio aux
peintures de la bibliothèque de la cathédrale. Au milieu de cette
libreria était alors le groupe antique des Trois Grâces^ rendu à la
lumière depuis le xiii" siècle et rayonnant de jeunesse et de fraî-
cheur malgré ses mutilations et ses blessures. Le dessin à la plume
de l'Académie de Venise nous apprend que Raphaël, un jour qu'il
était enfermé dans la bibliothèque, avait commencé par esquisser
une figure drapée de sainte. Son éducation chrétienne et le sou-
venir des leçons du Pérugin le dominaient encore. Cependant la
beauté grecque était là, exerçant sur les regards et sur l'âme du
jeune homme une mystérieuse attraction. Combien de temps ré-
sista-t-il à cet appel? Combien dura le combat qu'il eut à soutenir
contre le pouvoir des trois enchanteresses? Ce qu'il y a de certain,
c'est que la sainte fut abandonnée pour ses rivales. Raphaël re-
tourna la feuille, et sa plume traça sur le verso, d'après le marbre
païen, un croquis où du premier coup, en dépit d'une inexpérience
évidente, son génie prit possession de la forme plastique et nue et
la marqua de son empreinte personnelle. Un an plus tard, le des-
sin devint tableau et se changea en cette miniature peinte à l'huile
sur un panneau de sept pouces qui est une des grandes choses de
l'art nioderne. Qu'on la contemple en Angleterre dans la collection
de lord Ward, ou que, sans passer le détroit, on se contente de l'étu-
dier dans la fine et moelleuse gravure de xM. Forster, cette création
proclame avec éloquence que la complète nudité peut devenir le
signe esthétique éclatant et parfait de la beauté morale. Les Trois
Grâces du Sanzio sont des âmes naïves, innocentes et tendres dans
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LQEUFRE païenne DE RAPHAËL. 65
des corps dont la chasteté égale seule la beauté charmante. Devant
elles, je défie tout cœur délicat et sain, non pas d'être ému, mais
d'être troublé un seul instant. Pour démêler la cause de cette im-
pression aussi noble que délicieuse, il faut chercher ce qu'expriment
ces formes virginales et pourtant florissantes et pleines de vie, ces
bras entrelacés, ces cous flexibles voilés de longs cheveux et ces
têtes penchées. Sous le pinceau de Raphaël, le modèle grec a subi
une transformation ; mais laquelle? Dirons-nous, avec M. Gruyer,
que ces ravissantes jeunes filles sont plutôt des Charités que des
Gràcesj et des sœurs de l'archange saint Michel plutôt que des filles
de Jupiter et d'Eurynome? Ce groupe comporte, à notre avis, une in-
terprétation plus large. A son point culminant, l'idée païenne touche
ridée chrétienne et se confond avec elle au sein d'une conception
plus générale qui les embrasse l'une et l'autre après leur avoir im-
posé le sacrifice de ce que chacune d'elles renferme d'excessif. C'est
à ce point de jonction que Raphaël s'est placé avec la tranquille
audace et l'infaillible certitude de son génie. Les Grâces étaient
chez les Grecs le symbole de cette harmonie sociale qu'établissent
la bienveillance et la mutuelle sympathie. Nous dirons, en nous
servant d'un mot heureux de Proclus, que Raphaël en a fait des
Boniés, La charité chrétienne est une vertu touchante et généreuse
jusqu'à l'abnégation, mais voilée, drapée, cachée, agissant dans
l'ombre et prodiguant ses dons dans le mystère. Les trois char-
mantes filles du Sanzio expriment bien la bonté compatissante,
prête au bienfait et déjà comme inclinée Vers la souflrance, mais
en pleine lumière et sous la forme radieuse de la jeunesse inno-
cente et de l'amour pur. Ce que je vois dans ces doux visages fra-
ternels et dans ces attitudes adorablement ingénues n'a donc rien
qui soit en particulier païen ou chrétien. Je n'y découvre que le'
sentiment humain et l'accent spiritualiste traduits en un langage
incontestablement moderne et cependant d'origine antique. Si Phi-
dias eût vécu en 1500, il n'eût pas eu d'autre style. Une compa-
raison m'aidera à définir cet harmonieux mélange. 11 y a des enfans
sur la figure desquels l'image de la mère et la ressemblance du
père paraissent à la fois distincts et délicatement fondus, et dont
cependant le jeune et frais visage ofl're un caractère nouveau et
profondément individuel. Tel est ce tableau des Trois Grâces^ pre-
mier fruit du mariage de Raphaël adolescent avec la Muse antique.
Par ce coup d'essai, il était entré en possession du dessin et du
modelé qui devaient caractériser désormais son idéal plastique.
Cependant les Trois Cracf a- n'étaient encore que des symboles, que
des figures sculpturales expressives assurément, mais que n'ani-
maient pas les flammes de la passion. Le peintre sut plus tard,
TOMl LXXVI. — 1868. 5
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6(3 REVUE DES DEUX MONDES.
sans l'altérer, rendre la beauté tour à tour sévère et attendrissante,
pathétique et terrible. Pour le constater, franchissons un intervalle
de dix années, et allons voir travailler Raphaël dans la villa d'Au-
gustin Chigi, appelée depuis la Farnésine. Ce n'est pas que, de 1504
à 151â, il eût renoncé aux sujets antiques : il en avait traité plu-
sieurs avec une puissance toute nouvelle. Pour ne parler que des
principaux, il avait exécuté au Vatican Y École d'Athènes et le Par-
nasse, Toutefois, quelque admiration que l'on professe pour ces
grandes compositions, on ne pourrait y signaler ni la vitalité bril-
lante ni la riche plasticité qui ont élevé Raphaël presque à la hau-
teur des maîtres grecs. Dans Y École d* Athènes ^ œuvre essentielle-
ment philosophique, ces qualités eussent été déplacées. Le Parnasse
au contraire les réclamait; cependant l'Apollon de Raphaël, bien
que noble, élégant et très supérieur à celui de Mantegna, laisse à
désirer un peu plus de santé et de vigueur olympiennes. Près de
lui, les Muses, d'ailleurs savamment groupées, ressemblent trop à
d'aimables personnes du xvi* siècle travesties en vierges païennes.
Tout autre est l'impression que l'on recueille quand, en sortant des
chambres du Vatican, on se rend à la villa Chigi.
Là, il faut étudier d'abord la fresque du Triomphe de Galatée^
antérieure de quelques années à celles où est représentée Y Histoire
de Psyché, Galatée n'occupe dans l'olympe païen qu'un rang fort
secondaire, et, quoique Homère lui ait donné le nom d'illustre, il
est permis de penser que, sans Raphaël, la fille de Nérée et de
Dorîs n'eût guère été connue des modernes. Comment fut-il amené
à choisir ce sujet? Ses biographes ne le disent pas, mais il est pos-
sible de le conjecturer. Les écrits des anciens nous offrent trois as-
pects différons du personnage de Galatée. Celle de Théocrite est une
jeune Sicilienne, sensuelle et provoquante, qui lance des pommes
sur les moutons de Polyphème pour attirer son attention et exciter
ses désirs. Un peu moins hardie, mais aussi rustique, la Galatée de
Lucien est une coquette de village, fière à l'excès d'avoir été dis-
tinguée par le géant, dont elle vante, en se rengorgeant, la beauté
mâle et le talent de virtuose. Au contraire la néréide des Métamor-
phoses d'Ovide est une charmante reine des mers, passionnée, mais
délicate, éprise du bel Acis et exécrant Polyphème. Elle raconte
elle-même à Scylla, sa confidente, qu'un jour, comme elle reposait
sur le sein de son amant, le cyclope les avait surpris et que, dans sa
fureur jalouse, il avait écrasé le pauvre Acis sous un énorme quar-
tier de roche. A cette vue, folle de douleur, Galatée s'était préci-
pitée dans les eaux pour regagner le palais de son père. — Les
savans amis de Raphaël lui exposèrent sans doute les trois versions
de la légende mythologique. On tint conseil probablement, et cha-
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LOEUTRE païenne DE RAPHAËL. 67
cun émit son avis. Bibbiena ou quelque autre libertin dut voter
pour la Galatée de Théocrite, le galant Bembo pour celle de Lu-
cien, et le sentimental Castiglione pour l'amante désolée d'Acis. La
fresque prouve que Baphaël s* est attaché à la donnée d* Ovide, la
seule qui fut élevée, pathétique et sueceptible de revêtir des formes
idéales. Il comprit que ce qu'il y avait de touchant et de vraiment
plastique dans la légende dé Galatée, c'était le spectacle de la
blanche néréide fuyant, le cœur brisé et les yeux tournés au ciel,
le rivage où venait de périr son amant. Cette interprétation natu-
relle, à laquelle M. Gruyer conduit si bien son lecteur, ne le sa-
tisfait point complètement lui-même. Plus raphaélesque, à notre
sens, que Raphaël, il veut, à l'exemple de Passavant, que cette
fresque représente d'une manière abstraite le triomphe de l'âme
sur la matière et de l'esprit sur les sens. Pour rester dans la juste
mesure et pour écarter, malgré la tradition, l'idée d'un triomphe
quelconque, si profondément étrangère à ce sujet, le savant critique
n'aurait eu qu'à relire l'analyse esthétique qu'il a écrite du ta-
bleau.
En effet, que Raphaël dans sa Galatée soit en même temps très
grec, très passionné et très spiritualiste, c'est-à-dire supérieur, par
cette réunion de mérites divers, et à l'art grec et à l'art du moyen
âge, on peut le démontrer sans lui attribuer ni intentions allégori-
ques ni visées abstraites. Et d'abord, quant à la fille de Nérée, Ra-
phaël a voulu la faire belle, d'une beauté idéale; sa lettre à Bal-
tfaazar Castiglione l'atteste éloquemment. Y a-t-Q réussi? Qui le
nierait à la vue de ce corps jeune et florissant que rien ne voile, et
dont la grâce, la souplesse et les proportions se font admirer en-
core sous les tristes dégradations de la fresque? D'ailleurs la fidèle
gravure de Marc-Antoine et le souvenir des chefs-d'œuvre du maître
aident l'esprit à rendre leur coloris velouté et leur ondoyante mol-
lesse à ces formes divines. L'Amour qui glisse dans les ondes au-
devant de Galatée, et dont le regard cherche les yeux de la né-
réide, est un de ces incomparables enfans qui naissent dès que le
Sanzio leur commande d'exister. Si la beauté* plastique n'est pas
dans ces deux figures, où donc la trouver? Elle abonde encore au-
tour de Galatée, et le frais cortège qui l'accompagne eût excité
l'envie de Zeuxis ou d'Apelles. La jeune nymphe marine qui, assise
sur la croupe d'un vigoureux triton, l'enlace de ses bras par un
mouvement voluptueux et pourtant chaste, n'a pas de rivales parmi
les marbres grecs. Maintenant d'où vient que ce déploiement de nu-
dités ne peut blesser le regard le plus sévère? D'où vient au con-
traire qu'on est noblement charmé, que peu à peu on arrive à n'en
plus recueillir qu'une jouissance exclusivement intellectuelle? Ces
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68 REVUE DES DEUX MONDES.
impressions élevées s'expliquent par le degré extraordinaire de vie
morale que manifestent les deux ou trois personnages principaux
de cette scène mythologique. Galatée, c'est Tincamation de la dou-
leur dans la beauté. L'antique Niobé, dont elle rappelle les traits,
ne souffre pas autant et n'est pas plus belle. L'art grec n'avait pas
osé mettre tant de passion dans d'aussi belles formes. Il avait eu
raison à son point de vue, car, même quand il peignait, l'art grec
croyait devoir toujours suivre les lois de la sculpture, et celle-ci
redoute justement les agitations violente^. Avec la clairvoyance du
génie, Raphaël a compris que la peinture pouvait le prendre d'un
vol plus large et plus hardi. Timanthe cacha, dit-on, le visage
d'Agamemnon pleurant Iphigénie qu'on allait immoler. Ce trait,
vrai ou faux, ne sera jamais imputé à Raphaël, qui a découvert
non-seulement le visage, mais le corps magnifique de Galatée à
l'heure même où la mort d'Acis a fait succéder pour elle les an-
goisses du désespoir aux ravissemens dé l'amour. La douleur de la
néréide purifie sa nudité. A travers ce corps ravissant, l'âme trans-
paraît, et c'est elle qui conquiert l'attention et maîtrise le regard.
En voyant cette attitude si pathétique, personne n'accordera que
l'artiste n'ait obéi qu'au désir de peindre la nudité pour elle-même.
D'autre part, devant tant de beauté physique, comment se laisser
aller à de mystiques interprétations? Ni si bas, ni si haut. La (?«-
laiée exprime le sentiment purement psychologique et humain de
la douleur amoureuse sous des formes parfaites que l'âme remplit
et domine sans rien ôter à la beauté du corps. L'inspiration païenne
a passé par là; mais elle a rencontré l'intelligence moderne, qui,
tout en l'admettant, l'a domptée.
Veut-on d'ailleurs soumettre cette appréciation à une contre-
épreuve décisive, qu'on étudie les tableaux grecs ou modernes
conçus d'après la même donnée. La seule Galatée peinte dont l'an-
tiquité fasse mention est celle que vante Philostrate. La description
qu'en donne ce rhéteur, d'après un tableau qui n'existe plus, sug-
gère l'image d'une jolie nymphe nue portée dans un char que mène
un double attelage 3e dauphins. Elle est là, jouant sur les eaux,
heureuse, souriante, le sein palpitant, appuyée sur son bras re-
plié et laissant traîner hors du char son pied blanc dans les vagues
claires. Un voile léger, gonflé par la- brise, abrite son front et jette
sur son visage un reflet rose, moins rose que l'incarnat de ses joues.
De son âme, pas un mot. D'ailleurs en a-t-elle une? Si Raphaël a
cédé au penchant impérieux que certains critiques lui prêtent, s'il
a mis son ambition à n'offrir aux regards qu'un « bel animal » fé-
minin, que n'a-t-il donc suivi le texte de Philostrate? Cet auteur était
alors connu, et les savans amis de l'artiste, tous plus ou moins
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L OEUVRE païenne DE RAPHAËL. 69
friands de sensualités pittoresques, n'ont pu manquer de lui donner
de bons conseils païens. Ces conseils, comment ne les a-t-il pas
écoutés? A supposer qu'il n'ait pris l'avis de personne, d'où vient
que sa fantaisie ne l'a pas entraîné dans le sens où l'on dit qu'elle in-
cl'mait, et où, par exemple, est tombé en plein Annibal Carracbe? La
Galatée de ce dernier, au psClais Farnèse, n'est plus qu'une néréide
vulgaire qui s'abandonne à un triton grossier. Ni l'habileté déco-
rative du peintre, ni la brillante ordonnance de son tableau, ne dis-
simulent l'abîme qui sépare son œuvre de la création si poétique et
si noblement expressive du Sanzio. Ici Carracbe n'a emprunté à la
plastique des Grecs que les dos qui se tordent, les membres qui
ploient, les chairs qui frissonnent : il a compris la beauté païenne
en écolier sensuel. Raphaël , lui , l'a comprise en maître, c'est-à«
dire en penseur, car il en a surtout mesuré, renouvelé et agrandi la
puissance expressive. On fait injure à son génie quand on lui im-
pute je ne sais quel paganisme physique. Sa Galatée témoigne
qu'entre ses msûns la forme païenne renaquit, mais plus animée,
plus parlante, plus touchante qu'elle ne le fut jamais, même aux
plus beaux joiu^ de la Grèce. Mais c'est dans Y Histoire de Psyché
qu'apparaît toute la puissance du type nouveau réalisé par Ra-
phaël. Si ces fresques n'existaient pas, on ignorerait quelle prodi-
gieuse divereité d'états psychologiques il a su traduire à l'aide de
la forme humaine telle qu'il l'avait conçue. Ce dramatique poème
de Psyché, la sculpture grecque n'aurait pu l'interpréter sans vio-
ler ses propres lois, et la peinture grecque ne l'eût pas osé. L'âme
y jouait un trop grand rôle pour que l'art païen songeât à en bra-
ver les difficultés. Il exigeait aussi un éclat de beauté corporelle
que repoussait la rigueur mystique du catholicisme. 11 fallait donc
là, comme dans le tableau des Trois Grâces et dans la composition
de Galatée^ rapprocher des élémens presque contradictoires et ré-
soudre ce qu'on pourrait appeler une grave antinomie esthétique.
Raphaël avait trente-trois ans; son génie était dans la plénitude
de la force et sa fin approchait lorsqu'il médita profondément cette
fable. Les philosophes disent parfois que l'âme humaine se fait un
corps à son image, je dirais volontiers que, dans les fresques de
Psyché^ l'âme moderne s'est créé un corps idéal et nouveau. De-
vant cet olympe de Raphaël, j'ai subi, je m'en souviens, une im-
pression comparable à celle que j'avais éprouvée quand je vis pour
la première fois les dieux mutilés de Phidias. Pourtant combien
de causes sont venues en atténuer le charme et en affaiblir l'élo-
quence! Accablé de travaux trop nombreux, le maître a tracé les
dessins de ces fresques, mais il en a abandonné l'exécution au pin-
ceau de ses élèves. De plus, exposées aux influences du chaud, du
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70 REVCE DES DEUX MOPÎDES.
froid et de rhiimîtïïté, ces figures, dès la fin du xvii* siècle, étaient
menacées d'une ruine prochaine. Il fallut les sauver à tout prix.
Carlo Maratta fit donc clore la loggia au moyen de fenêtres et de
portes; puis il se décida à exécuter de nombreux repeints, et, afin
d'empêcher l'enduit de se détacher du fond, il le cribla de mille
huit cents armatures métalliques. On comprend quelles altérationa
ces expédiens ont dû infliger à la physionomie des personnages.
Leurs membres divins sont percés de blessures ou marques çà et là
de retouches fâcheuses, et Téther léger où ils respiraient autrefois
s'est changé en une voûte pesante d'un bleu mat, dur et criard. Eh
bien! malgré l'imperfection relative de l'exécution, malgré les in-
jures du temps et des restaurations, qui ne sont trop souvent que
des dégradations pieuses, la pensée, la forme, le style, l'inspiration
du maître se révèlent encore. Quiconque sait regarder les retrouve,
et peut arriver à comprendre la beauté de l'œuvre.
La fable de Psyché est l'histoire symbolique de l'âme aux prises
avec les passions et les épreuves de la vie et s'élevant sur les ailes
de l'amour jusqu'à la félicité céleste. C'était chez les Grecs une de
ces légendes sacrées dont la représentation mimée faisait partie de
la célébration des mystères, et servait à inculquer profondément
une vérité religieuse dans l'esprit des initiés. Grâce à la significa-
tion morale qu'elle contenait, cette légende avait été dès l'origine
adOJptée par le christianisme. Cependant rien n'était plus aisé que
de l'abaisser au genre anecdotique, et même, — Apulée l'a prouvé,
— de la transformer en roman licencieux. Il est possible, ainsi
qu'on l'a prétendu, que ce sujet ait été indiqué à Raphaël par
l'Arioste; mais c'est bien le peintre qui, écartant les détails vul-
gaires, graveleux ou obscènes dans lesquels se complaît l'auteur de
VAne d'ory a rétabli et agrandi le sens religieux du mythe païen. Il
est même à croire qu'il ne l'a pas compris du premier coup. On sait
en effet que, pour se préparer et s'éprouver, il avait, dans une lon-
gue suite de dessins, suiri pas à pas le récit d'Apulée. Ces dessins
sont perdus; mais les imitations, quoique fort défectueuses, qu'en
ont gravées Agostino de Venise et le Maître au Dé montrent que Ra-
phaël avait d'abord reproduit la légende sous sa forme anecdotique.
11 ne s'en tint pas là, et, obéissant aux impulsions de son intelli-
gence, il s'éleva plus tard à la conception épique de cet admirable
sujet. De là ces fresques, de là surtout ces pendentifs où le nu,
malgré la dramatique énergie des attitudes, ne parle qu'à l'esprit,
parce qu'il n'est que le signe visible des secrets mouvemens de
l'âme.
Sans étudier un à un ces* nombreux personnages, prenez, par
exemple, Mercure, l'Amour, Vénus et Psyché elle-même. Autant de
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l'oeuvre païenne DJE RAPHAËL. 71
figures, autant de créations originales et de conceptions spiritua-
listes. Mercure, dans l'écrit d'Apulée, est chargé d'annoncer à son
de trompe une belle récompense peur qui ramènera à Vénus Psyché
fugitive.
Quiconque eoaeignere sa retraite à Vénus,
Comme c*est chose qui la touche,
Aosa trois baisers de sa bouche (1).
Au lien de ce crîeur public, au Heu de ce messager à fonctions
équivoques, Raphaël a imaginé un être aériea, un élégant épbèbe,
rapide comme la pensée, souriant comme la jeunesse, souple et fort
comme un dieu adolescent. Ce n'est là ni le malicieux Hermès, ni
ïarchange tombant sur Satan pareil à la foudre; c'est, chose jus-
qu'alors inconnue, la parfaite image de ce que serût l'homme sou-
dainement doué du pouvoir d'emporter son corps à travers l'étendue
immense. Toutefois l'insouciant Mercure est dB beaucoup inférieur
à l'Amour. Aussi Raphaël a-t-il traité avec prédilection la figure
d'Éros, et il est infiniment regrettable qu'il n'ait pu peindre lui-
même les dessins qu'il en avait tracés. A ne le considérer que dans
les pendentifs, Éros parait trois fois. On le voit d'abord recevant
de sa mère l'ordre cruel de persécuter Psyché. Au geste terrible de
Vénus, qui signifie :
La fille d'un mortel en veut à ma puissance.
Rendez-la malheureuse!...
les regarde attendris qil*Éros attache sur Psyché répondent qu'il
désobéira. Un peu plus loin, déjà secrètement uni à Psyché, il vole
vers le ciel et prend les Grâces à témoin de la beauté de son amie.
Enfin, n'ayant pu fléchir Vénus, il demande à Jupiter hii-méme
d'approuver sa mésalliance. C'est dans ce groupe de Jupiter et
d'Éros que Raphaël a rapproché avec un art sans égal la sereine
beauté de la vieillesse immortelle et la grâce de la jeunesse animée
par la première étincelle de la passion. Si le Sanzio a su mettre à la
fois dans ce personnage d'Éros tant de pureté naïve, de tendresse
et de désir, c'est qu'il a repensé l'idée de l'amour et qu'il se l'est
intimement appropriée. Il q'a point représenté l'amour des obs-
cures cosmogonies, simple force attractive qui agrège les atomes
élémentaires. Il n'a pas songé à l'amour païen des siècles plus ré-
cens, ministre aveugle d'une puissance fatale. Il n'eût pas moins
repoussé cet amour égoïste et brutal qui cueille en passant les
(1) Id«t plus bas je cîte la traduction de La Fontaine, qui adoucit beaucoup la har-
diesse du texte.
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72 REVUE DES DEUX MONDES.
jeunes âmes comme des fleurs, et les jette dans la boue après en
avoir épuisé le parfum. L'Éros de Raphaël se tient à égale distance
entre la sensualité et l'extase. Ne dites pas qu'il y a en lui quelque
chose de Fange ou du chérubin. Non, s'ils devenaient amoureux,
les anges et les chérubins perdraient leurs ailes et leur séraphique
nature. Or cet Éros, c'est l'amour amoureux, l'amour épris de la
beauté visible; seulement cette beauté, il la veut unie à l'esprit, et
voilà pourquoi il choisit Psyché, c'est-à-dire une âme.
Conséquent avec lui-même, l'artiste a pareillement transfiguré le
personnage de Vénus. On en jugerait mal en regardant les plafonds
de la Farnésine, où prédomine la main de ses élèves. C'est dans les
pendentifs qu'il convient d'étudier l'image de la déesse. Elle y pa-
raît cinq fois, et son caractère va s'élevant de degré en degré. Elle
est d'abord terrible quand elle ordonne à Éros de persécuter Psy-
ché, puis courroucée et superbe quand elle se plaint à Junon et à
Cérès, et enfin gracieuse et fière quand elle monte vers Jupiter.
Jusque-là cependant elle n'est guère que païenne. Aux pieds du
maître des dieux au contraire, humiliée, suppliante, les yeux noyés
de larmes et implorant un suprême secours, on la prendrait pour
une vierge chrétienne, si quelque draperie voilait son beau corps;
mais où se découvre avec évidence l'inspiration essentiellement
personnelle et toute moderne du peintre, c'est dans le groupe de
"Vénus apaisée et accordant à Psyché son pardon. La déesse se tient
debout, penchée légèrement en arrière et le visage tourné vers la
droite. Les lignes de ses membres sont pures et calmes. Ses formes,
un peu plus riches et aussi un peu plus individuelles que celles de
la plastique grecque, se développent avec une irréprochable dé-
cence. Les deux bras, qui s'élèvent et s'ouvrent en un geste de ma-
ternel amour, ont une expression surhumaine. Les yeux sont inon-
dés de tendresse, et le front, frappé d'en haut par une clarté céleste,
a je ne sais quel rayonnement sacré. Naïve et timide. Psyché se
tient aux genoux de celle qu'elle espère fléchir. Leurs regards se
cherchent et se confondent; les deux femmes semblent n'avoir plus
qu'un seul cœur. Cependant c'est sur la déesse que l'attention est
attirée et se reporte toujours. On ne peut se détacher de cette
figure étonnante où la beauté féminine, manifestée tout entière,
sans voile et dans son plein éclat, n'exprime pourtant que l'idée
absolument spirituelle de la clémence divine. Le dessin de cette
Vénus est au Louvre, exécuté au crayon rouge avec une incroyable
puissance de premier jet. Cette esquisse a été faite d'après le mo-
dèle vivant, certains détails l'attestent; mais ce qui est non moins
évident, c'est que la pensée de Raphaël était si haute que sa main
idéalisait le modèle en le reproduisant.
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L OEUVRE païenne DE RAPHAËL. 73
Lorsque je me rappelle cet épisode de la fresque, ou lorsque je
me place au Louvre en présence de ce dessin magnifique, je ne puis
m'empécher de comparer la Vénus de la Famésine à la Vénus de
Milo. Les deux figures font paraître avec une singulière clarté les
ressemblances qui rattachent et les différences qui séparent la plas-
tique grecque et la peinture de la renaissance parvenues à leur
suprême perfection. La ressemblance, c'est que les deux déesses
représentent, sous son aspect souverainement noble, ce que les
hommes appellent par excellence la beauté. La différence, c'est que
dans la Vénus antique la divine splendeur du corps l'emporte un
peu sur la puissance de l'expression morale, tandis que c'est l'in-
verse dans la Vénus raphaélesque. Chez celle-ci , le prestige de la
beauté est encore surpassé par le rayonnement de l'âme. Pour-
tant entre le signe et l'idée l'harmonie est complète, parce que le
signe, bien qu'admirable, n'a que l'importance qui lui revient, et
que l'expression morale, quoique vive et intense, donne au signe
l'accent, l'éloquence, la vie, sans le déformer. Les deux élémens
rivaux sont conciliés par le sacrifice réciproque de leurs prétentions
extrêmes. Du paganisme, Raphaël a retranché cette plasticité qui
appelle le regard sur elle-même; du mysticisme, il a écarté la rai-
deur et l'austérité. Il n'y a plus entre le sentiment de ses person-
nages et leurs formes corporelles qu'une suave consonnance. Les
païens, s'ils revenaient, n'y trouveraient pas assez leur compte, et y
regretteraient un certain surcroît de vitalité frémissante. Au con-
traire les âmes dévotes jusqu'à l'ascétisme murmuraient déjà au
XVI* siècle et gémissent encore aujourd'hui de cette brillante réin-
tégration de la forme. Concluons-en hardiment que l'idéal réalisé
par Raphaël est une conception nouvelle marquée d'un caractère de
complète indépendance, mais néanmoins spiritualiste au plus haut
degré. Le jugement de M. Taine sur le génie de Raphaël, tel qu'il
se révèle dans son œuvre païenne, est donc une erreur des plus
étranges. Qu'un esprit de cette distinction et de cette trempe ait
pu se fourvoyer ainsi, on ne le comprend pas. Quant à M. Gruyer,
il est resté en-deçà des conséquences de son travail. Passavant,
lui, ne s'est pas trompé en disant que l'originalité de Raphaël
n'est manifestée tout entière que par ses compositions mytholo-
giques; mais il n'a ni expliqué ni démontré son opinion. Cette ex-
plication et cette preuve, nous avons essayé de les donner. Or si
nous y avons réussi, si Raphaël est au-dessus et au-delà de son
temps, il a donc eu en lui-même des facultés personnelles supé-
rieures à l'influence de son siècle et de son milieu. Cette conclu-
sion légitime des analyses précédentes sera confirmée par un coup
d'œil jeté sur l'intelligence et sur le caractère de l'artiste.
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74 REVUE DES DEUX MONDES.
III.
Trois puissances concourent à produire le génie : les circon-
stances extérieures qui lui préparent un terrain favorable, le don
inné qui le constitue, la volonté qui le développe. En étudiant la
race, le milieu, le moment où tel grand artiste a pris naissance, on
explique jusqu'à un certain point ses ressemblances avec les artistes
qui furent ses compatriotes et ses contemporains, et ces ressem-
blances, la science doit les constater. Nous ne voyons là pourtant
que la moitié de ce qu'il faut savoir et de ce qu'on aspire à con-
naître, car la détermination des différences est tout aussi impor-
tante. D'ailleurs ce qui intéresse le plus vivement dans les maîtres
de l'humanité, ne sont-ce pas les traits individuels, distinctifs, ca-
ractéristiques, en un mot Toriginalité ? Envisagés uniquement au
point de vue des influences extérieures qui les ont ou suscités
ou secondés, peu s'en faut qu'ils n'apparaissent plus que comme
des résultantes ou des produits. Que devient alors leur puissance
créatrice, et où retrouver leur dignité d'êtres libres? N'est-ce pas
plutôt en eux-mêmes qu'il faut chercher les sources de leur gran-
deur? Assez longtemps la critique a considéré Raphaël par le dehors;
le moment est venu de le contempler, s'il se peut, dans son âme
même. Certes cette psychologie n'est pas facile à écrire. Point de
mémoires, point de correspondance suivie où Raphaël se soit épan-
ché : quelques lettres à peine où les affaires occupent plus de place
que les sentimens et les pensées. Chez lui, nul souci de s'étaler,
nul besoin d'occuper de sa personne ni ses contemporains ni la pos-
térité. Avec le peu qu'on sait de lui, il est possible toutefois de
ressaisir et de décrire, je ne dis pas dans leurs moindres linéa-
mens, mais dans quelques-uns de leurs traits caractéristiques, les
puissances intellectuelles et morales qu'il ne tira que de son propre
fonds.
La forme humaine, drapée ou nue, mais principalement nue, est
le langage le plus expressif de la peinture. Les maîtres des maîtres
sont ceux qui parlent le mieux cet idiome exquis. Raphaël l'a manié
avec une supériorité incomparable. Dans ses tableaux païens, on Ta
vu, la nudité est belle et nsuve, expressive et chaste. Ses personnages
nus n'ont jamais l'air déshabillé ; on dirait qu'ils n'ont jamais senti
ni la pression d'une ceinture ni le poids d'un vêtemlent. Ils ignorent
qu'aucun voile ne les couvre; ils ne désirent pas être regardés,
ne craignent pas de l'être; ils ne savent pas qu'on les voit. De là
dans les figures féminines une suave innocence, plus divine même
que la pudeur, et dans ses images d'hommes une décence natu-
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L OEUVRE païenne DE RA.PUAEL. /D
relie, inconsciente, pleine d'héroïque noblesse. Cette divination
d'un état d'indépendance physique que l'humanité ne connut à ce
point en aucun temps ni en aucun pays, pas même dans la Grèce
anticpie, est à coup sûr une faculté essentiellement personnelle.
Ajoutez que paartout où la main d'un élève n'a pas trahi la pensée
de l'artiste, on ne saurait surprendre la moindre trace de ce défaut
qui se nonune la manière. La manière en peinture est une habitude
écheuse, une sorte de routine individuelle où se dénote une certaine
absence de verve et de fécondité. Or, quoique les êtres auxquels
Raphaël a soufflé la vie soient de la même famille et procèdent avec
évidence du même père, chacun a la physionomie de son âge, de
son sexe et de son caractère. Par exemple, il a créé des légions de
bambins adorables: en est-il un seul qui soit la répétition d'un autre?
Et quand il arrive au peintre d'enflammer de l'éclair du génie le re-
gard d'uB de ces enûms, un miracle d'harmonie opère aussitôt la
fusion entre ce jeune corps et cette âme d'un autre âge, comme dans
le Jésus de la Vierge de Saint-Sixte. Ce naturel, cette souplesse,
cette fécondité inépuisable, cet art de varier à l'infini les aspects de
la forme nue, quel milieu, quels maîtres, quel moment, pourraient
les donner à qui n'en aurait pas reçu le don dès sa naissance?
Pour déposséder le génie au profit des énergies physiques et so-
ciales, on invoque les spectacles dont chacun était témoin au début
du xTi« fflècle, et qui ont dû imprimer aux facultés plastiques de
l'artiste la direction qu'elles ont suivie. Ces faits, nous les admet-
tons avec une partie des conséquences qu'on en déduit. Sans con-
tredit, vers 1500^ le corps et la force physique jouaient dans les
mœurs un rôle plus considérable qu^aujourd'hui. Le costume d'ail-
leurs,, plus étroit» dessinait mieux les mouvemens des membres.
Que ces déploiemens habituels de vigueur musculahre, ces fré-
quentes exhibitions de formes humaines, aient développé chez les
peintres l'inteUigence du nu, nous ne le nions pas. Raphaël, comme
ses camarades,, reçut cette éducation du regard, d'autant plus effi-
cace qu'elle était incessante. Dès ses jeunes années, il eut sous les
yeux, soit aux fêtes ducales d'Urbin, soit chaque jour près des
murs de la ville, les exercices de VaitUy divertissement national
analogue à notre jeu de barres. Son esprit éveillé étudia certaine-
ment avec une curiosité avide les élans, les bonds, les feintes des
combattans et les contractions de leurs muscles, faciles à saisir sous
le tissu collant des justaucorps. Plus tard il assista aux courses
d'hommes nus qui faisaient partie du programme de certaines fêtes
romaines. A tout moment, il voyait des rixes terribles que multi-
pliaient la violence des passions et la férocité des mœurs. En pré-
sence de ces mille scènes où le corps était l'acteur principal, on
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76 REYUE DES DEUX MONDES.
comprend qu'il ait acquis le vif sentiment des gestes énergiques,
des attitudes viriles, des poses athlétiques; mais comment ces exer-
cices d'hommes ou de jeunes garçons, comment ces conflits de la
force brutale, lui auraient-ils révélé la grâce ingénue de la nudité
virginale? Lorsque Praxitèle eut terminé sa^plus belle statue d'A-
phrodite, la déesse s'écria, dit-on : « Où donc cet artiste m'a-t-il
vue? » Les Grâces de Raphaël, sa Vénus, sa Galatée, ses nymphes,
auraient pu s'étonner plus justement et demander : « Où donc Ra-
phaël a-t-il surpris le secret de notre beauté? w En aucune des
villes qu'habita le peintre, il ne rencontra ces apparitions de la
femme dont il a laissé tant d'images radieuses. D'ailleurs à quels
modèles vivans assez nombreux, assez parfaits, assez intelligens,
eût-il emprunté ces formes si diverses, ces nuances si délicates de
l'idéal féminin?
Afin de s'assurer par une observation décisive que le sens de
la beauté plastique, au point où il le posséda, fut bien chez Ra-
phaël chose personnelle et innée , qu'on regarde à côté de lui ses
deux puissans émules, Michel-Ange et Léonard de Vinci. Quelque
grand que soit le premier, il faut fermer les yeux pour ne pas voir
qu'il n'a su dessiner que des athlètes. Sous ce crayon dantesque, la
femme, la jeune fille, l'enfant même, revêtent des proportions her-
culéennes, développent des muscles de lutteurs. Dites qu'il a cédé
au plaisir de faire des corps, à la bonne heure, vous serez dans le
vrai ; mais il a expié cet amour désordonné du relief anatomique en
tombant dans une monotonie dont Raphaël s'est toujours préservé.
Quant à Léonard, ni sa prodigieuse science, ni sa passion pour les
beautés de l'antique, qu'il connut et put contempler autant que
Raphaël, ne lui donnèrent l'intuition de la plasticité éloquente et
pure, que la nature, paraît-il, lui avait un peu refusée. Trop vo-
luptueuse et pas assez belle, sa Lida a les hanches fortes, le buste
court, l'expression sensuelle. Pour les têtes les plus diverses, ce
maître si habile n'a qu'un sourhre, le sourire fascinateur et trou-
blant de la Monna Lisa^ qu'on est surpris de voir errer et sur la
bouche de la Vierge et sur les lèvres mystiques et maternelles de
sainte Anne. Au reste, ce qui manquait à son génie, il le savait
bien. Il gémissait de poursuivre en vain la perfection achevée de
la forme visible, et il fit dire à Platino Pilato, dans une épitaphe
composée pour lui de son vivant et sous ses yeux :
Mirator veteram, discipulusque memor,
Deruit una mibi symmetria prisca. Peregi
Quid potui. VeDiam da inihi, posteritas (1).
(1) « Admirateur et disciple reconnaissant des anciens, il m*a pourtant manqué leur
science de la proportion. J'ai fait ce que j'ai pu. Que la postérité me soit indulgente. »
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L OEUVRE PAIErraE DE RAPHAËL. 77
Noble aveu qui honore le grand artiste et qui oppose un démenti
sans réplique à la doctrine excessive de Tinfluence des milieux.
• De ce qui précède, on conclurait à tort que Raphaël n'eut qu'à
laisser agir sa muse, et qu'il peignait comme l'oiseau yole, comme
la plante fleurit. Ces jolies phrases un peu usées sont en outre
profondément inexactes. Les jugemens qu'elles expriment ne re-
posent que sur de fausses apparences. Qu'on ne s'y trompe pas :
de même que Raphaël a eu deux visages physiques dont un seul
est connu, de même il a eu deux physionomies intellectuelles, l'une
heureuse et inspirée, dont tout le monde parle, l'autre réfléchie,
méditative, sérieuse, et sur la fin inquiète et mélancolique, à la-
quelle on persiste à ne pas faire attention. Parmi ses portraits, on
ne remarque et on n'admire que ceux où brille le triple rayon de
la jeunesse, du génie et de la gloire. Beaucoup de personnes sem-
blent ignorer l'existence d'une autre image, gravée par Marc- An-
toine, où l'on voit en traits d'une poésie navrante quels efibrts coûte
à Tâme la plus richement douée le complet épanouissement de ses
dons. Au milieu d'une salle déserte, entre une toile où rien n'est
tracé et sa palette encore vide, Raphaël est affaissé sur un banc.
Son front porte avec douleur le poids de ses pensées, le regard de
ses yeux caves erre dans le vague; sous les plis du large manteau
qui l'enveloppe, son corps tremble de froid; ses jambes grêles,
chaussées de longues bottes, traînent inertes sur le pavé. Déjà
sans doute il est miné par la fièvre qui l'emporta; mais cette fièvre,
mal accidentel, si l'on veut, trouva une proie toute prête, un corps
détruit, non par l'excès des plaisirs, — on a fait justice de cette
fable niaise , — mais par la fatigue mortelle du travail créateur.
Qu on n'essaie pas de montrer là les restes d'ime plante qui a fleuri,
puis graine, et qui enfin se dessèche; il y faut reconnaître les
ruines précoces d'une organisation que l'âme libre a dévorée du
feu de son activité (i).
tt 11 doit plus à l'étude qu'à la nature, » dit im jour Michel-Ange
en parlant de Raphaël. Ce langage, où perce une pointe d'envie,
était plutôt exagéré que faux. Raphaël fut inspiré, qui en doute? A
on moment donné, il peignait avec tant de sûreté qu'il semblait
produire la beauté sans l'avoir cherchée. Cependant, quand ses
• élèves, émerveillés de cette facilité, lui en demandaient la cause :
« Je n'ai jamais rien négligé, » répondait-il loyalement. Ce qu'il
n'avait jamais négligé, c'était la préparation, l'étude préalable,
consciencieuse, prolongée. Cette spontanéité sans pareille n'était
(1) Ce petit dessin de Uarc-Antoine est reproduit photographié en tète da Tolume de
M. Gruyer sur les Chambres de Raphaôl. Les exemplaires gravés en sont très rares.
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78 REVUE DES DEUX MONDES.
que le dernier terme et la juste récompense d'une courageuse
incubation. Ses esquisses l'attestent. On n*y aperçoit pas, il est
vrai , la trace de préocupations anatomiques excessives. Quoiqu'il
connût à fond le .squelette et J'écorché, jamais il n'a cédé à la
tentation de donner au-dessous une saillie exagérée. A l'exemple
des Grecs, il s'est contenté, le plus souvent du moins, d'étudier la
nature animée; mais comme iM'a regardée, connue, comprise ! C'est
le modèle vivant qu'il prensdt pour guide, et presque toujours il
commençait par esquisser ses personnages tout à fait nus, même
quand il devait les peindre drapés. Ainsi furent dessinés Alexandre
et Éphestion dans /^ Mariage de Roxane^ les deux disciples éblouis
et renversés aux pieds du Christ dans la Tram figuration ^ deux
honmies de /« Mise au tombeau et d'autres encore. Les bras et k
jambe gauche de la Vierge de la Grande sainte Famille y si admira-
blement drapés, sont découverts au contraire dans le dessin primitif
au crayon rouge, qui est au Louvre ainsi que le tableau. Raphaël
n'improvisait pas, qu'on le sache bien. Il connaissait, lui aussi, les
tâtonnemens, les retours sur lui-même, les humbles repentirs.
Prenez le fac-similé des études tracées poiu- F École d'Athènes^
vous y verrez la position des jambes de Diogène plusieurs fois mo-
difiée. Le trait juste n'est pas venu d'emblée, la ligne vraie et ex-
pressive s'est fait attendre. Chacun se rappelle cette figure de
femme à genoux, d'une tournure superbe, qui est au bas du tableau
de la Transfiguration et que reproduit aussi la fresque d'Hélio-
dore; le fac-similé du dessm démontre qu'elle a été patiemment
élaborée d'après une femme du peuple. Sur cette même feuille,
vous pouvez suivre les phases qu'a traversées la pensée hésitante
du mattre. Il a cherché, il a changé les plis de la coiffure, ajouté
des bandelettes, recommencé trois fois la tête, allongé le bas de
la robe. Lorsque les filles du Transtevère ne lui offraient pas la
beauté par lui rêvée, il poursuivait cet invisible objet jusqu'à ce que
son imagination l'eût conçu et sa main fixé. Cette poursuite était
laborieuse; on ne peut en douter en lisant la lettre à Baltbazar
Castiglione où sont exprimés le regret de n'avoir pas de modèles
assez beaux et l'habitude d'y suppléer. par la conception réfléchie
d'une beauté idéale. Après ces préparations savantes et minu-
tieuses, son œuvre s'épanouissait enfin, naturelle et fraîche à l'égal,
d'une fleur. Le fait est vrai; mais pourquoi donc n'en raconter que
la moitié et dissimuler les efforts très calculés, très volontaires, au
prix desquels le roi des peintres a conquis sa couronne?
Ainsi l'œuvre païenne de Raphaël est le fruit de son génie per-
sonnel beaucoup plus que le produit de son milieu. Pareillement
c'est l'âme du peintre bien plus que l'âme de son temps qui res-
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LOECFRE païenne DE RAPHAËL. 79
pire dans ses personnages. S'il fut, comme on l'assure, le fils de
son siècle, il faut avouer que l'enfant ressembla peu à son père.
Ace moment, nous dit- on, le peuple est païen par tempérament,
et les gens bien élevés sont par éducation incrédules. Epicuriens
et superstitieux , tels sont alors les Italiens selon Luther et selon
la vérité. Les esprits sont cultivés, les cœurs restent féroces. « Ces
gens font des actions sauvages et des raisonnemens d'hommes ci-
vilisés : ce sont des loups intelligens, » dit M. Taine. Soit, ad-
mettons l'exactitude de ce portrait, quoiqu'on y voie des couleurs
tranchées, presque criardes, et point de nuances; mais enfin qu'y
a-t-il de commun entre Raphaël et cette image de l'Italien aux pre-
miers jours de la renaissance ? Est-ce que le Sanzio est païen ou
mcrédole, épicurien ou superstitieux? Est-ce qu'il accomplit des
actions sauvages et raisonne en homme raffiné ? Pour ses œuvres,
on a prouvé qu'il n'en est rien, et quant à l'homme, où trouver
une incarnation plus aimable et plus achevée de la sympathie?
Quelle grâce dans la bonté, quelle magique puissance d'attraction !
Tout enfant, il n'a qu'à paraître, les cœurs sont gagnés. A seize ans,
il a déjà des amis, tels que Gaudenzio Ferrari et Girolamo Genga,
qui deviennent soudain ses élèves et qui lui demeurent fidèles
au-delà même de la mort. Au même âge, il rétablit la concorde
au sein de sa famille divisée , apaise son irritable marâtre et as-
sure l'existence de sa jeune sœur Elisabetta. Plus tard , célèbre et
opulent, sa générosité croit et s'élève comme sa fortune. En voici
une preuve : il y avait à Rome vers 1519 un vieillard d'une science
et d'un stoïcisme extraordinaires , nommé Fabio Calvo , de Ra-
venne. Cet homme méprisait l'argent, et abandonnait à ses parens
un traitement que lui faisait le pape. Il se nourrissait d'herbes et
de laitues, logeait dans un trou pire que le tonneau de Diogëne.
Exténué de travail, il était tombé malade et allait mourir. Quelqu'un
cependant veillait sur lui. — « Fabio est soigné comme im enfent,
dit on témoin oculaire, par le très riche et très estimé Raphaël d'Ur-
bÎQ, jeune homme de la jplus rare bonté et d'un esprit admirable. »
— Inaccessible à l'envie, Raphaël défendait contre la mobilité ca-
pricieuse et destructive des papes les œuvres de ses prédécesseurs.
Non-seulement il savait supporter la redoutable concurrence de ses
grands riraux, mais il leur rendait hommage et remerciait Dieu pu-
bliquement de l'avoir fait naître au temps de Michel-Ange. Pour ses
élèves, c'était un père. N'ayant nul goût posr la domination, exempt
de cette humeur despotique qu'on a reprochée à Louis David, il a
néanmoins marqué de son empreinte une li^ée de disciples. Il était
leur souffle, leur muse; il fut la. joie; la lumière et la vie de ses
amis. Tous auraient dit conmie la duchesse leanne de Stora, l'une
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80 REVUE DES DEUX MONDES.
de ses premières protectrices : « lo lo amo sommamenle. » Tous le
pleurèrent aussi amèrement que Castiglione, qui écrivait : « Je suis
en bonne santé; mais il me semble que je ne suis plus à Rome,
puisque mon Raphaël n'y est plus. Ma non mi pare essere à Romay
perché non vi è pià il mio poveretto Rafaello. » Gomment n*avoue-
t-on pas que c'est là un caractère unique, une âme profondément
originale? Si on l'avoue, comment ne reconnaît-on pas que cette
âme fut, après son génie, la source la plus vive des inspirations de
l'artiste, et qu'il convient d'y voir bien moins le reflet que l'anti-
thèse des mœurs de ce temps?
Ce milieu, a-t-on dit, était d'une part mystique et superstitieui,
de l'autre païen et épicurien. Or chez Raphaël que remarque-t-on
de semblable? Nulle part je n'ai lu qu'il fût superstitieux. Sa can-
deur n'avait rien de mystique; les nonnes de Saint- Antoine de
Padoue le lui firent sentir le jour où elles lui enjoignirent de voiler
Jésus enfant, que le jeune peintre avait représenté et qu'il repré-
senta toujours dans sa nudité naïve. Dévot, il ne l'était guère. « Il
est impossible de nier que Raphaël n'ait été, comme chrétien encore
plus que comme artiste, trop souvent infidèle aux pures traditions
qu'il avait apportées de l'Ombrie. » Tel est l'aveu du plus ortho-
doxe des récens historiens de l'art chrétien, M. Rio. Le Sanzlo
n'était pourtant point en révolte contre l'église, tant s'en faut. Il
n'avait pas non plus avec le pape, comme Michel-Ange, de vio-
lentes altercations, suivies de ruptures et de raccommodemens ;
mais sa manière d'agir, qu'on n'a pas assez remarquée, était très
indépendante sous les apparences de la douceur et de la soumis-
sion. En somme, il ne faisait guère que ce qu'il voulait. Il lui ar-
riva même, à l'occasion, de donner en souriant de piquantes le-
çons à ceux qui l'approchaient, fussent -ils cardinaux. Ainsi fra
Bartolomeo, ayant été obligé par sa mauvaise santé de quitter
Rome, avait laissé à son ami Raphaël le soin de terminer un groupe
de saint Pierre et saint Paul commencé pour l'église Saint-Syl-
vestre. Deux cardinaux vinrent voir le tableau, et critiquèrent le
visage un peu trop rouge des deux saints. «'N'en soyez pas surpris,
répliqua Raphaël, c'est à dessein que je les ai peints de cette cou-
leur; on doit penser en effet que saint Pierre et saint Paul rougis-
sent au ciel autant que sur ce tableau en voyant l'église gouvernée
par des gens tels que vous. » Le mot doit être vrai; il est rapporté
par Balthazar Castiglione au premier chapitre de son Cortegiano.
On y entend comme le prélude des récriminations formidables dont
Luther, quatre ans plus tard, fit retentir le monde. Nous ne pré-
tendons pas néanmoins mettre ici en doute les sentimens ortho-
doxes de Raphaël. Évidemment il vécut et il est mort dans la foi
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l'oeuvre païenne de RAPHAËL. 81
catholique; mais le culte du peintre fut pour la seule beauté, et,
quand il s'agit d'art, l'orthodoxie n'est que là.
Cet amour de la pure beauté, qui l'a dégagé des liens de l'ascé-
tisme, Ta aussi préservé de la corruption à laquelle presque per-
sonne n'échappait autour de lui. S'il eût procédé uniquement de
son siècle, il eût été épicurien comme Bembo, libertin comme Bib-
biena, magnifiquement voluptueux comme Agostino Ghigi, indécent
comme le Sodoma. Qu'on décrive aussi complaisamn)ent qu'on vou-
dra les orgies de la renaissance, ses fêtes de nuit, ses larges festins
ou plutôt ses ripailles gigantesques, dignes d'exciter la verve de
Babelais, — qui du reste allait venir, — on ne pourra mêler une
seule fois à ces folies sensuelles ni la personne ni le nom de Ra-
phaël. Les amours de ses contemporains, celles de ses amis, sont
publiques et connues. On sait quelle fut la Morosina, cette femme
célèbre par sa beauté avec laquelle se lia Bembo et qui lui donna
trois enfans. On n'est pas non plus sans quelques renseignemens
sur ilraperia, la superbe maîtresse de l'opulent Chigi. De la jeune
fille qu'aima passionnément Raphaël, qu'a-t-on à raconter? Rien,
sinon qu'elle se nommait Margarita, qu'elle était d'une beauté ir-
résistible, et que son amant lui demeura fidèle jusqu'à la mort.
«Deux phrases de Vasari et deux portraits, dit Passavant, voilà
tout ce qu'on a d'authentique sur la maltresse de Raphaël. » Le
reste n'est qu'un amas d'inventions qui tantôt se contredisent et
tantôt sont aussi peu certaines que ce nom de la FortiarinUy ima-
giné seulement au milieu du xviii* siècle. Un voile impénétrable
jusqu'ici cache aux regards curieux de la postérité le mystère de
leurs amours. En cela comme en toute chose, Raphaël diffère de
son siècle, et lui donne la leçon au lieu de le prendre pour exemple.
Dans sa libre affection, comme dans son œuvre païenne, la passion
se revêt de décence et la volupté de candeur. En jugeant la liaison de
Raphaël et de Margarita, l'histoire ne doit pas oublier cette circon-
stance atténuante. Il faut se souvenir aussi que cette jeune fille, qui
Tinspira plus d'une fois, ne fit pas déchoir son génie. Avait-elle
grandi en intelligence et en noblesse morale au contact d'une âme si
rare? Qui sait? Quoi qu'il en soit, si devant la séduisante créature
le cœur de l'homme faiblissait, devant ce modèle, quelque splendide
qu'il fût et peut-être à cause de sa beauté même, l'artiste ressai-
sissait ses droits et sa puissance, et imposait à cette image accom-
plie, mais réelle, la forme 'plus parfaite encore de ses conceptions.
Nous venons d'étudier les antécédens historiques, les traits es-
sentiels et les sources psychologiques de l'œuvre païenne de Ra-
phaël. Que conclure de cette recherche par rapport aux caractères
propres du génie de l'artiste? Son originalité serait bien petite,
lonE Lxxvi. — 1868. 6
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82 REVUE DES DEUX MONDES.
s'il n'avait cherché que le plaisir pittoresque de faire de beaux
corps, et c'eût été reculer- fort en-deçà de l'art païen lui-même,
qui dès l'époque de Périclès sut mettre l'âme dans le marbre. Une
critique fondée sur les faits reconnaît que, loin de revenir en ar-
rière, Raphaël a continué et mené à son terme un mouvement qui
tendait, depuis les premiers jours de l'église, à fondre harmonieu-
sement la beauté grecque et l'idéal chrétien. Il ne s'est point arrêté
là. Un conciliateur de cette force domine les élémens qu'il accorde,
et communique à ce qu'il réunit une fécondité inattendue. C'est
ici que, selon nous, on touche au vif l'individualité de Raphaël.
Supérieur à son milieu par l'intelligence et par le caractère, tout
en mettant librement à profit ce que l'antiquité, le moyen âge et
la renaissance elle-même lui avaient appris, il a découvert un
idéal nouveau de beauté plastique, et au moyen de cette forme
il a exprimé l'âme moderne. La supériorité de l'homme répond
à celle de l'œuvre ; celle-ci est, pour la meilleure part, expliquée
par celle-là, et toutes deux contiennent la raison d'une influence
et d'une autorité dont l'histoire de l'art ne présente pas un se-
cond exemple. Les lois esthétiques que, sans les rédiger en for-
mules, Raphaël a posées et consacrées en les appliquant, ces lois
durent encore et dureront longtemps. Il a déterminé les conditions
auxquelles la beauté nue peut devenir l'expression visible de l'esprit
libre et du sentiment laïque des modernes. Il a montré comment
un corps sans voile traduit avec autant de noblesse que d'éclat la
sympathie, la douleur morale, la tendresse paternelle, l'amour
ardent, l'oubli des offenses, les états de l'âme enfin, tels que les
observe la philosophie en dehors de toute préoccupation de dogme
établi ou d'orthodoxie religieuse. Depuis qu'il a ainsi réconcilié
Vénus avec Psyché et le corps avec l'âme en laissant la préémi-
nence à celle-ci, la plupart des grands peintres ont renouvelé pé-
riodiquement cette alliance de la beauté plastique avec la beauté
invisible. Ils n'ont pas redouté la splendeur de la forme physique,
ils n'ont pas pensé non plus que le but de l'art pût être un seul in-
stant la nudité en elle-même, le signe dépouillé de signification.
Ils ont senti que le nu est un langage ou merveilleux ou détestable,
qui corrompt aussitôt qu'il n'élève plus, et qui, pour élever, ne doit
rendre que ce qui est pur ou grand. Poussin, l'austère contempo-
rain de Corneille, de Pascal et de Descartes, n'héâte pas à peindre
la Vérité toute nue; mais il la montre enlevée au ciel sur les ailes
du Temps, qui la soustrait aux outrages de l'Envie. Lesueur, ce
doux et virginal génie, a pu sans se démentir retracer l'histoire de
l'Amour, qui se confond avec celle de Vénus, parce que la grâce
naïve et chaste abonde dans ses compositions mythologiques. Le-
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LOELVRE païenne DE RAPHAËL. 83
sueur, il est vrai, n'était qu'un disciple inconscient du peintre
de la Farnésine, qu'il n'a presque pas connu. De nos jours, en
France, Raphaël a servi de guide à d'admirables talens. La Source^
fraîche et pure comme l'eau qui baigne ses pieds, YAngéliquey pa-
thétique et belle malgré l'inutile gonflement de son cou, sont parmi
les plus solides titres de gloire de M. Ingres. On n'a pas mesuré
toute l'originalité de Flandrin quand on n'a pas contemplé à Saint-
Germain -des- Prés cette Eve si touchante appuyant sur l'épaule
d'Adam son front chargé de remords et de honte. Ces Toies de la
plastique i^iritualiste, d'autres les ont trouvées ardues et les ont
désertées. Ils ont cru ou feint de croire que la nudité, tour à tour
insignifiante, effrontée, imbécile ou même repoussante, avait le droit
d'attirer les regards. Que dire à ces incorrigibles qu'on ne leur ait
cent fois et inutilement répété? Laissons-les donc vivre et mourir
dans les bras de la muse réaliste qui les a si bien inspirés; mais'
c'est pour la critique un devoir impérieux de proposer à la généra-
tion qu'ils n'ont pas encore séduite l'étude du génie, du caractère,
des efforts de Raphaël, et de montrer comment il a renouvelé la
beauté plastique en y mettant la chaleur sympathique de son âme
et la sévë intellectuelle d'un spiritualisme indépendant. Puisque
l'utile coutume s'établit enfin de traiter les artistes en gens raison-
nables et de philosopher devant eux, répétons-leur cette vérité phi-
losophique qu'à l'inverse des plantes et des animaux les peintres
sont des êtres libres. Ajoutons qu'à ce titre c'est d'eux que dépend
au plus haut degré leur progrès ou leur abaissement. Qu'ils appren-
nent enfin que le progrès de quiconque est libre se reconnaît à ce
double signe, qu'il subit de moms en moins l'empreinte des hommes
et des choses, et qu'il impose de plus en plus aux choses et même
aux hommes la marque de sa propre pensée.
CflAALES LÉVÊQDE.
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LE
DRAME RELIGIEUX
DD MOYEN AGE JUSQU'A NOS JOURS
Das geistliche Schauspiel, gesdàchlUclie Uehemcht (Le Théâtre spirituel, aperçu^ historique),
par le D' K. Hase.
Nous savons tous que les origines du théâtre moderne, comme
celles du théâtre grec, sont religieuses. Né dans Téglise et de l'é-
glise, il s'est peu à peu distingué, puis détaché du giron maternel
pour vivre de sa vie propre et se séculariser de plus en plus, La
vieille mère prétend même que, depuis son émancipation, il est
devenu très mauvais sujet; mais c'est une querelle de famille qui
ne nous regarde pas pour le moment. Tous les pays de l'Europe oc-
cidentale possèdent maintenant sur le drame primitif une littérature
très riche et qui s'enrichit tous les jours. Les lecteurs de la Revue
n'ont pas oublié les savantes études de M. Ch. Magnin sur les Ori-
gines du théâtre ynoderna. Depuis qu'elles ont été publiées, d'au-
tres ouvrages estimables ont encore accru ce répertoire spécial. Ce
qui manque, du moins en France, c'est une vue d'ensemble sur les
rudimens et les transformations successives du drame religieux,
une notion précise de la loi qui en a réglé le développement , et
c'est un aperçu général de ce genre que nous aimerions à donner
en profitant de l'excellent livre de M. K. Hase, le théologien artiste
d'Iéna, bien connu par ses nombreux travaux d'érudition historique
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LE DRAME RELIGIEUX. 85
et dogmatique. M. Hase possède à un degré incomparable Tart de
rendre piquans les sujets les plus secs à force d'esprit, à! humour
et souvent de malice; il était donc mieux préparé que personne à
traiter comme il convient une question qui réclame autant de sa-
voir que de goût littéraire, autant de sympathie pour le moyen âge
que d'indépendance dans les idées (1). Nous diviserons notre essai
en périodes, afin de relever le caractère propre de chacune d'elles
et de montrer comment chacune est sortie avec sa physionomie
spéciale de celle qui l'a précédée.
I.
La première période va de la fin du x* siècle au xiii*. Le drame
religieux pendant tout ce temps fait encore partie intégrante du
culte de l'église. C'est ce que les recherches les plus récentes ont
mis en pleine lumière. Le culte chrétien en effet, didactique, médi-
tatif et très simple dans les premiers siècles, était devenu sacerdo-
tal, mystique, riche en cérémonies symboliques destinées à peindre
aux yeux ce qu'on voulait dire aux âmes. 11 se concentrait désor-
mais dans la messe, c'est-à-dire qu'il était devenu essentiellement
dramatique : il reproduisait quotidiennement l'auguste tragédie du
Calvaire. Le goût inné de l'âme humaine pour le drame en action
avait fini par faire oublier l'anathème impitoyable que les premières
générations chrétiennes, Tertullien en tête, lançaient contrq le
théâtre. Il est vrai que les infamies dont les représentations scé-
niques étaient alors souillées devaient paraître insupportables au
sens très élevé que la première église avait de la moralité et de la
dignité humaines. Les histrions étaient. à peine mieux vus de la
société païenne que des chrétiens. La mythologie ne sei'vaît plus
guère qu'à fournir des motifs graveleux, souvent de la dernière
indécence. N'y eut-il pas une impératrice qui se montra nue sur la
scène dans le rôle de Léda caressée par son cygne? De nos jours
même, où le mal est bien moindre, si le théâtre n'avait à nous
offrir que les platitudes licencieuses honorées par d'augustes suf-
frages, saurions-nous toujours distinguer le principe légitinie de
l'application mauvaise? Quand de plus les jeux scéniques offraient
à la foule le spectacle de supplices abominables, était-il possible à
(1) H. Hase est depuis longtemps une des grandes lumières théologiques de PAlle-
Bttgne. Né en 1800 à Steinbach (Saxe), primt docent à Tubingue en 1825, ayant subi
une captiTité d'nn an pour crime d'affiliation à une société allemande unitaire et libe-
lle, il fat nommé en 1829 professeur de théologie h léna, et n'a cessé depuis lors d*y
représenter l'heureuse alliance de la liberté scientifique et du sentiment religieux.
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86 REVUE DES DEUX MONDES.
des intelligences droites de ne pas ressentir les plus violentes an-
tipathies contre un pareil genre de distraction? Ces raisons, jointes
à la répulsion générale que leur inspirait l'ensemble de la civilisa-
tion païenne, amenèrent les chrétiens de l'époque militante à dé-
clarer une guerre à mort à tout ce qui s'appelait représentation
dramatique.
Cependant à peine le christianisme fut-il vainqueur, que ce ri-
gorisme se relâcha. On ne put empêcher les masses christianisées
de rechercher leur plaisir traditionnel; tout ce qu'on put faire fut
d'en réprimer l'indécence et d'en bannir les scènes de cruauté. Le
iv* siècle vit même paraître la première tragédie chrétienne, le
Christ souffrant [Christos paschôn), attribuée à l'éloquent prédica-
teur Grégoire de Nazianze. A dire vrai, cette première tragédie
chrétienne ne vaut pas grand'chose. L'action se passe loin de la
scène, elle est racontée au spectateur par des messagers qui se suc-
cèdent sans (in. Un bon tiers des vers qui la composent sont volés
à Euripide. Cela fait penser à ces nombreuses églises chrétiennes
que l'on construisait alors avec les colonnes et les pierres enlevées
aux vieux temples. Cette composition fut d'ailleurs un phénomène
isolé, et n'eut point l'influence qu'on lui a quelquefois accordée à
tort sur les origines du drame chrétien. Ce ne fut pas non plus l'é-
glise qui tua le théâtre antique; il tomba tout seuJ. Per omnes ci-
vitales cadunt theaira inopia rerum^ dans toutes les cités les théâ-
tres meurent de pénurie, dit Augustin, qui, dans sa jeunesse, les
avait fréquentés avec passion. L'a^ppauvrissement graduel des villes
et des campagngs, les invasions» la tristesse universelle, le peu
d'attrait que la perpétuelle reproduction des scènes antiques devait
exercer désormais sur des générations fatiguées, l'absence totale
d'hommes capables de renouvder le répertoire, tout hâta la déca-
dence, et, quand le moyen âge commença, la classe, naguère si
brillante, si nombreuse, des acteurs voués à l'amusement de la
foule ne fut plus représentée que par quelques bandes errantes de
jongleurs, gens de réputation équivoque, succédant peut-être sans
interruption aux mimes italiens et aux bardes celtiques, mais
n'ayant aucune valeur comme artistes. On s'est encore trompé quand
on a voulu trouver les origines du drame moderne dans les essais
de quelques moines de l'époque carlovingienne, surtout dans les
six comédies de la savante nonne Rotswitha. Vers 980, au fond de
son cloître saxon de Gandersheim, Rotswitha ressentit l'ambition
de remplacer et de faire oublier Térence, qui trouvait, paraît-il^ de
trop nombreux admirateurs parmi les habîtans des monastères. Le
latin de Térence fut tout étonné de servir à glorifier la vie des
saints, leurs martyres et la supériorité de l'amour divin sur l'amour
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LE DRAME RELIGIEUX. 87
terrestre (1). Ces comédies, à la fois pédantes et naïves, non plus
que les quelques pastiches analogues remontant à la même époque,
ne sortifent jamab des cloîtres; elles n'eurent aucune action sur le
peuple, qui d'sûlleurs ne comprenait plus rien à ce latin-là.
C'est dans la m^sse, dont le caractère dramatique devient surtout
marqué à partir de Grégoire le Grand, c'est dans la procession, dé-
rivée de la messe, que l'érudition contemporaine trouve le germe
da drame. Pendant la semaine sainte particulièrement, le clergé,
suivant l'exemple venu de Rome, cherche à rehausser l'impression
de la fête rdigieuse au moyen d'antiennes, de chants dialogues,
de chœfurs se répondant, de soli répartis entre les divers person-
nages de la Passion. Encore aujourd'hui l'office catholique de la se-
maine sainte contient un chant à trois voix, l'une narrant l'Évan-
gOe, l'autre reproduisant les paroles des Juifs, la troisième répétant
cdles du Christ. Bientôt l'œil eut sa part comme l'oreille à ces re-
présentations périodiques. A côté du Christ et de ses disciples, on
vit figurer près de Fautel et dans les processions Adam et Eve por-
tant l'arbre de la connaissance, Jean le précurseur et son agneau.
Judas et sa grande bourse, le diable et le bourreau, bientôt aussi
le saint patron de la localité, surtout quand il s'avançait à cheval
et traînant après lui quelque monstre vaincu. Presque partout ce
dernier trait se rattache à quelque vieille fête de la nature. Les
fêtes de Noël ne tardèrent pas à rivaliser d'éclat avec les solennités
pascales, et les anciennes fêtes païennes de l'hiver et du printemps
se perpétuèrent sous cette forme, adoucies, purifiées, ouvertes à
des idées supérieures, mais toujours reconnaissables. Une coutume
très répandue, remontant au x^ siècle, fut de déposer le jour du
vendredi saint un crucifix sous l'autel dans une sorte de tombe et
de l'en retirer le jour de Pâques. Un concile de Worms dut même
ordonner que cette cérémonie n'eût lieu qu'en présence du clergé
etlesportfô de l'église fermées. L'opinion s'était propagée que ce-
lui qui voyait le crucifix sortir de son sépulcre était sûr de ne pas
mourir daas l'année, et l'on s'étouffait aux portes pour entrer plus
vite. Cette cérémonie symbolique donna lieu de bonne heure à tout
on petit drame de la résurrection. Dans plusieurs églises, on vit les
trois Maries apporter de grand matin leurs parfums pour oindre le
précieux cadavre et l'ange venir à leur rencontre, leur annonçant
la grande nouvelle. Marie^ mère de douleurs, parut aussi, le cœur
percé d'une flèche, et s'agenouilla, en modulant ses lamentations,
devant le sépulcre de son fils crucifié. C'étaient de jeunes prêtres
(f) Une tradoctioii française da théâtre de Rottwitha a été publiée en 1845 par
lLCh.Bbgnin.
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88 REVUE DES DEUX MONDES.
qui remplissaient ces rôles divers. Aucun laïque n'eût osé s'en char-
ger, car ils faisaient encore partie intégrante du culte sacerdotal.
Naturellement ce n'était pas la partie du culte la moins goûtée
des fidèles, et cette expérience engagea le clergé à reproduire aussi
dans les églises par des espèces de tableaux vivans les points sail-
lans de l'histoire biblique, ceux d'abord du Nouveau-Testament, le
miracle de Cana, la multiplication des pains, la cène, la guérison
de l'aveugle -né, la résurrection de Lazare et les paraboles les
plus populaires, telles que celles de l'enfant prodigue et des vierges
folles. La cérémonie annuelle du lavement des pieds est la plus an-
cienne, et seule elle est parvenue jusqu'à nous. L'Ancien-Testament
eut son tour, et avec lui quelques souvenirs de l'antiquité païenne
embaumés par la tradition catholique. A côté du roi David, d'Ésaîe,
de Balaam sur son ânesse, on vit s'avancer Virgile et la sibylle, ces
deux prophètes suscités du milieu des gentils. Les fêtes de Noël
poussèrent à confectionner des crèches, des bœufs, des ânes peints.
La légende voulait absolument que Jésus fût né au milieu de ces
innocentes bêtes. Les bergers, les rois mages, Hérode, le petit Jean-
Baptiste, les enfans de Bethléem, Anne la prophétesse, le vieux Si-
méon, vinrent à la suite, puis le personnel du paradis terrestre et
Satan. Chacun chantait sa partie. De la sorte, et avant que les re-
présentations de ce genre fussent bannies de l'intérieur des églises,
la troupe des acteurs sacrés était au grand complet, le magasin des
décors aussi, le grand drame de la rédemption pouvait être repré-
senté depuis les jours de l'Éden jusqu'à la résurrection du Rédemp-
teur; on peut même s'assurer que l'esprit de la comédie commen-
çait à bégayer sous ces langes. Dans un vieux mystère (1) français
du XII® siècle, le serpent du paradis, repoussé par Adam, va trou-
ver sa compagne et lui tient un langage qui amplifie très ingénieu-
sement le texte canonique. « Tu es une gente et douce créature,
fraîche comme rose, blanche comme neige. Ce n'est pas bien au
créateur de t' avoir faite si douce et Adam si dur; mais malgré cela
tu es plus fine que lui, et tu sais désirer les choses d'en haut. »
C'est le chant grégorien qui servait à tous ces rôles divers. Quand
(1) J'écris mystère pour me conformer à Tusage. Au fond, Je crois avec quelques sa-
vans allemands et français qu'on devrait écrire mistère, à Texemple de nombreux ma-
nuscrits. Les drames primitifs n'avaient nullement pour but de représenter les mystères
de la foi dans le sens occidental de ce mot grec, c'est-à-dire les vérités d'ordre surnli-
turel inaccessibles à la raison. C'est beaucoup plus tard qu'ils devinrent dogmatiques.
A l'origine, ils reproduisent purement et simplement des événemens de l'histoire sacrée.
Le mot mistère vient donc bien plutôt du latin ministerium, fonction, office, en vertu
de la même contraction qui a fait métier de ménestrer. C'est l'auto espagnol , la fun-
zione italienne, et cette étymologic rappelle naturellement la période où ces représenta-
tions, faisant partie du culte, étaient dévolues au clergé, qui officiait en les donnant.
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LE DRAME RELIGIEUX. 89
Dieu lui-même parlait, trois voix mariaient leurs accens en riion-
ueur de la trinité. On peut faire remonter en France jusqu'au
XI* siècle ces vastes représentations embrassant toute l'histoire bi-
blique. En Allemagne, la plus ancienne composition connue est du
xci* siècle, et fait déjà figurer des abstractions personnifiées, telles
que le Paganisme et la Synagogue, qui discutent savamment en-
• semble jusqu'à ce que TÉglise, ayant à droite la Miséricorde et à
gauche la Justice, vienne les mettre à la raison en leur déroulant
son Credo^ qui se termine ainsi :
Quisquis est cfui crédit aliter
Hune damnamus seternaliter (1).
Il n'y a rien à répliquer à cela. C'est le prélude de toute une épo-
pée dialoguée représentant Tavénenient et la défaite de l'ante-
cbrist, et où l'empereur d'Allemagne a un rôle superbe. Un docu-
ment très intéressant parce qu'il marque le moment où le drame
religieux va quitter le latin liturgique pour adopter la langue
usuelle, c'est une représentation dialoguée des vierges sages et des
vierges folles composée au xi* siècle dans le midi de la France. Le
Christ parle ou plutôt chante le texte de la Bible latine; mais il se
traduit lui-même en vers provençaux, et les jeunes vierges n'em-
ploient pas d'autre langue.
On s'aperçoit que le drame religieux, bien que faisant encore
partie du culte, s'ouvrait par la force même des choses à des élé-
roens qui n'avaient rien de très mystique. Ni Satan ni les vierges
folles ne pouvaient parler comme le Christ ou les vierges sages.
L*amusant se glissait donc à côté de l'édifiant; il ne tarda pas à se
faire une large place. La grossièreté des mœurs, la naïveté de la
foi, la tolérance du clergé, qui d'ailleurs prenait sa bonite part de
l'amusement général, ces indéracinables fêtes païennes qui vou-
laient bien se faire chrétiennes, mais qui ne voulaient pas mourir,
concoururent à donner à la farce des proportions toujours plus
grandes. Dans le nord de la france en particulier, maître baudet
se vit promu aux premiers honneurs. Il figurait à divers titres dan s
les représentations ecclésiastiques : il avait servi de monture à Ba-
laam, à la vierge Marie fuyant en Egypte, au Seigneur entrant à
Jérusalem; on le retrouvait encore autour de la crèche de Bethléem.
On eût dit qu'il était l'animal sacré par excellence. A Rouen, et
dans le personnage de Tâne parlant de Balaam, il remplissait un
des premiers rôles lors des représentations précédant la fête de
Noël. On le menait en procession à l'église, et quand Moïse, les pro-
(1) Qal que ce soit qui croit autrement, — nous le damnons éterneUement.
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90 REVUE DES DEUX MONDES.
phètes, Virgile et la sibylle avaient chanté chacun sa prophétie, un
prêtre blotti sous l'animal prophétique annonçait à haute voix la
naissance du Christ. Toutefois notre prosaïsme occidental n'a jamais
pu voir, comme l'Orient, quelque chose de mystérieux dans la bête
aux longues oreilles qui a l'air si placide et si recueilli; aussi ses
fêtes étaient-elles plus joviales qu'édifiantes. Par exemple à Sens,
le là janvier et en souvenir de la fuite en Egypte, quatre des prin-
cipaux chanoines introduisaient dans l'église un âne richement ca-
paraçonné et partant une jeune fille qui tenait un petit enfant dans
ses bras, tandis que le peuple chantait sous le portail :
Lœta volunt — Quicumque colunt — Aaioada festa (1).
et la messe se disait à peu près comme à Beauvais en la même
occasion. A Beauvais, dont l'ancien rituel nous est connu, l'âne
s'arrêtait devant l'autel, et y restait pendant toute la cérémonie. A
l'introït, le chœur répondait : Bin/iam! A un autre moment, on
forçait la bête à se mettre à genoux, et Ton chantait une prose gro-
tesque mi-latine, mi-française, dont il nous suffira de reproduire
les derniers vers :
Amen dicas, asine<
Jam satur de gramine.
Amen, ameiu itéra,
Aspernare vetera ;
Hez va ! hez va ! hez va !
Bialx sire asnes, car allez;
Belle boache, car chantez.
Ce serait méconnaître entièrement l'esprit du temps que de s'ima-
giner qu'il y eût dans tout cela la moindre intention railleuse contre
l'église oiKses doctrines. Ces incroyables naïvetés étaient sérieuses.
Elles attestent une époque de foi absolue, intacte. La croyance qui
n'a point encore passé par le feu de la controverse, ni senti le souffle
du doute, inspire une familiarité si ingénue devant les plus augustes
objets qu'elle se rencontre à chaque instant sans le savoir avec ce
que l'impiété peut imaginer de plus révoltant. C'est en vain que
plusieurs^évêques, lorsque l'on commença de se dégrossir, s'effor-
cèrent d'interdire la célébration de la fête des ânes. Le peuple y te-
nait, et il ne fallut rien moins qu'un arrêt du parlement pour l'abolir.
Malgré les bonnes intentions du peuple et du clergé, de pareilles
cérémonies ouvraient en effet la porte à des scandales qui ne pou-
vaient manquer à la fin d'éveiller l'attention des chefs de l'église.
La fête des ânes, qui n'était célébrée d'ailleurs que dans quelques
(i) Veulent s'amuser — tous ceux qui célèbrent — les fêtes des ânes.
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LE DRAME RELIGIEUX. 91
localités, ne prêtait pas seule à des désordres. Les représentations
vivantes, en s'animant de plus en plus sous l'inspiration de la fan-
taisie et du goût comique, transformaient trop souvent les réunions
religieuses en scènes de carnaval. Un décret d'Innocent III de Tan
lîlO blâme vertement les mascarades et les indécens badinages
f dont les églises sont le théâtre, et enjoint aux évéques de purifier
les saints édifices de ces souillures. On ne se soumit que très len-
tement à ce décret, car en 1227 un concile de Trêves, en 129 A un
ooDcUe d'Dtrecht, doivent encore s'opposer aux mêmes abus. Gomme
pourtant on ne pouvait plus revenir à la première mmplicité du
drame religieux, et que le peuple tenait aux scènes comiques au ^
moins autant qu'aux autres, l'action continue du haut clergé tendit,
depuis la fin du xiu^ siècle, à reléguer de plus en plus le drame
hors des murs consacrés, et le drame ne s'en porta que mieux. Plus
libre de ses mouvemens, il put se déployer à l'aise sans se heurter
contre les exigences de la liturgie. Il n'avait qu'à rester orthodoxe
quant au dogme, et dans les premiers temps du moins il ne songeait
guère à s'écarter du Credo de l'église.
II.
La seconde période, qui va de la fin du xnr* siècle aux jours de
la renaissance et à l'aurore de la réforme, nous montre le drame
religieux détaché du sein qui l'a conçu, mais encore très fidèle
d'iBtention à celle qui l'a enfanté. Si parfois il n'est pas très ortho-
doxe, c'est sans le savoir ni le vouloir. Les langues populaires l'em-
portent décidément sur le latin, bien que la marche de la pièce
soit toujours indiquée dans la langue de Téglise, et que souveni des
hymnes latines interrompent le dialogue. Le clergé cesse de fournir
seul des acteurs à ces représentations, et même il s'en reth:e de
plus en plus. Toutefois il se réserve (encore çà et là de jouer les
rôles les plus augustes, ceux du Christ par exemple , ou de Dieu le
père. A sa place se forment. des confréries denlaïques, celle de
Saint-Leu à Anvers, les frères de la Passion à Paris, la société del
Gonfalone à Rome et beaucoup d'autres. Quand il n'y avait pas de
confrérie spéciale, une ville entière se décidait à jouer la Passion,
qui restait toujours le centre des représentations populaires. Alors
retentissait dans les rues le cri du jeu avec fanfares de trom-
pettes pour inviter à la fête quiconque voulait y coopérer « en
l'honneur du Christ et pour le salut de son âme. » Des indul-
gences étaient attachées à cette pieuse collaboration. Les plus aptes
étaient choisis pour représenter les principaux personnages. Ils
devaient promettre devant les magistrats, sous la foi du serment, de
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92 REVUE DES DEUX MONDES.
bien étudier leurs rôles et d'être prêts au temps opportun. Le
peuple en ma^se se faisait acteur quand on devait figurer la marche
des Israélites à travers le désert, l'entrée du Christ à Jérusalem,
sa comparution vdevant Pilate. Bientôt les drames de la Passion fu-
rent si longs qu'il fallut les diviser en journées, et encore jouait-on
à peu près du matin au soir. On adressait au ciel des prières pour
qu'il fît beau temps, car tout se passait en plein air. Quelquefois
pourtant, à Tours par exemple, et par une légère dérogation aux
édits précités, l'église servait encore de scène, mais uniquement
pour représenter le paradis céleste, tandis que le paradis terrestre
était en avant du grand portail. Le Père éternel et ses anges pou-
vaient seuls passer librement' de l'un dans l'autre.
C'est en France que le goût de la mise en scène se déploie le
plus vite. Le théâtre dut représenter le monde, et le représenta
selon l'idée qu'on s'en formait, c'est-à-dire divisé en trois compar-
timens superposés. Le plus élevé, le paradis (1), orné de tapis,
d'arbres verts, d'un orgue, servait de résidence au Père, au Fils,
au Saint-Esprit, aux anges et aux* saints. Au-dessous était le sol
terrestre, plus bas encore l'enfer, d'où sortaient et où rentraient les
diables et diablotins. Le livret du mystère à' Adam recommande
en toutes lettres que, chaque fois que le diable amène une âme aux
enfers, il se fasse un grand bruit de chaudrons et de poêlons « qui
puisse s'entendre de loin. » En Allemagne, on se contentait à meil-
leur marché. On se bornait à exhausser le paradis de quelques pieds
au-dessus du séjour terrestre. Un tonneau renversé suffisait pour
représenter la montagne de la tentation, et un tonneau vide pour
figurer le souph-ail de l'enfer, d'où le diable bondissait et où il se
retirait avec une prestesse des plus réjouissantes.
Déjà le théâtre fournissait des idées, des symboles et des ac-
teurs aux fêtes civiques. D'après Froissart, lorsque Isabeau de
Bavière, l'épouse de Charles VI, entra dans Paris en 1389 par le
rempart de Saint-Denis, elle trouva sur le faîte de la porte Dieu le
Père, le Fils et le %iint-Esprit, qui l'attendaient entourés de chœurs
enfantins chantant avec une douceur merveilleuse. C'était une ga-
lanterie de la bourgeoisie parisienne, et quand la litière de la jeune
reine passa sous les voûtes, une trappe s'ouvrit, deux anges pla-
nèrent sur elle et lui mirent sur la tête une couronne d'or incrustée
de pierres précieuses en lui chantant ces gracieuses paroles :
Dame enclose entre fleurs de lys,
Roîne estes vous de Paris,
(1) C'est de là sans doute que vient le notn de paradis donné aujourd'hui aux gale-
ries médiocrement édénesques qui se trouvent tout en haut de nos saUes de spectacle.
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LE DRAME RELIGIEUX. 93
De France et de tout le pays.
Nous en râlions en paradis.
Tout était encore très naïf. Les acteurs étaient réunis au grand
complet sur le théâtre pendant toute la représentation, y compris
Tâne et le coq de saint Pierre. Chacun à son tour se levait pour
venir réciter son rôle. Parfois on jouait à la fois en enfer et au pa-
radis. Un explicateur annonçait le sujet, en éclaircissait les obscu-
rités, donnait les signaux d'entrée et de sortie, prononçait le mot
sile pour indiquer à l'acteur en scène, fût-il le Christ lui-même,
qu'il devait regagner sa place, et le mot silete pour obtenir le si-
lence du public. C'était souvent un ange ou saint Augustin qui
remplissait ce genre de fonctions, et l'illustre Africain ne se fût guère
douté, aux jours de son épiscopat et lorsqu'il témoignait son aver-
âon pour tout ce qui s'appelait théâtre, qu'une telle attribution lui
serait un jour réservée. Les vêtemens des personnages étaient les
mêmes que ceux figurés sur les tableaux, d'église, de longues robes
byzantines, le Christ et le grand-prètre juif portant l'habit épisco-
pal. La nudité des âmes dans les enfers était figurée par une che-
mise passée sur les autres vêtemens. Seuls les petits enfans pou-
vaient se montrer au boii Dieu tels qu'il les a créés. La danse fait
aussi son apparition dans certains mystères. D'ailleurs elle était
encore en usage au xii* siècle dans bien des églises comme acte re-
ligieux. A Limoges, elle conserva ce caractère jusqu'au xvi« siècle,
en Espagne jusqu'au xvii«. Les Juifs dansaient devant Pilate en
chantant. Dans un Jeu de Pâques allemand , il y a un pas des che-
valiers se rendant au sépulcre : Wir wollen zu dem Crabe gan...
Les secrets pour faire illusion au spectateur commencent aussi
à se perfectionner. Judas porte sous ses vêtemens un oiseau noir
elles entrailles d'une bête morte, de sorte que, lorsqu'il se pend,
son âme s'envole sous la forme de l'oiseau, que Béelzébub happe au
passage, et ses entrailles se répandent conformément à la tradi-
tion. La verge de Moïse se couvre soudainement de feuilles, et le
figuier maudit devient sec instantanément. On saSi même décapiter
proprement les martyrs, et les têtes coupées font trois bonds en
l'honneur de la Trinité, en laissant chaque fois couler une mare de
^ng. Ces petites malices n'empêchaient pas qu'on ne prît très au
sérieux l'action représentée. La naïveté était grande, l'imagination
très juvénile et très vive, et au milieu d'interminables longueurs
nous tombons à chaque instant sur des détails dont la grossièreté
révolte, mais dont l'ingénuité désarme. Par exemple, la vierge
Marie, les mères des saints et des saintes dont la vie fait le sujet
du mystère, accouchent sur la scène même, tandis que les anges
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9Â REVUE DES DEUX MONDES.
chantent au paradis. Au moment de la naissance de sainte Gene-
viève et pendant que les chantres entonnent le Virginis proies, la
chamberière de la dame en mal d'enfans, ne comprenant pas les
choses d'un point de. vue aussi éloigné, ne «songe qu'aux souffrances
de sa maîtresse :
Diex! que madame e grant haschier!
Benedlcite, Dominus !
Bien fut sote la druerie
De quoy si gryès maulx sont Tenus.
Or me gart Diex de puérie
Dont mon corps soit ainsy tenus !
Ailleurs sainte Barbe, pendue par les pieds, grillée à petit feu, se
compare elle-même à un rôti que Ton pourrait servir à la minute.
Les âmes sortent de la bouche des moiu*ans comme les pemtures du
temps les représentent, sous forme d'un pantin que les anges et les
diables se disputent. Le patriarche Seth, fils d'Adam, jure par le
premier livre de Moïse et prononce le Pater noster. Salomon, fils de
David, réjouit la reine de Saba en lui annonçant qu'Ésope le poète
et son père David feront un jour mention d'elle; puis il se dispute
avec une de ses femmes et se fait apporter un grand verre de bière,
Néron et Clovis avant sa conversion jurent par Mahomet. Dans un
drame de la Passion cité par le docteur Alt (1), Dieu le Père dort au
paradis sur son trône tandis que sur la terre on crucifie le Christ,
Un ange vient le réveiller en ces termes peu polis :
Père éternel, vous avés tort
Et devriés avoir vergogne;
Votre fils bien-aimé est mort,
Et vous dormes comme un yvrogne î
DIEU LE PÈRB.
n est mort !
L*ANGB.
D'homme de bien !
DIEU LE PkRE.
4^ Diable emporte qui en savais rien !
Il ne faut pas crier au scandale. L'auteur a simplement amplifié en
termes fort grossiers le sentiment que le psalmiste hébreu exprime
plus brièvement quand il s'écrie : « Réveille- toi ! pourquoi dors-tu,
Seigneur? » et qui vient facilement au cœur du croyant le plus
soumis quand il assiste au triomphe insultant de l'iniquité.
La séparation de l'église et du théâtre fit aussi que les organisa-
teurs des mystères se sentirent les coudées plus franches pour ac-
(t) Theater und Kirche, Berlin, 1846, p. 389.
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LE DRAME REUGIEUX. 95
centuer les rôles méchans ou vicieux. Le diable vit sa cour infernale
foisonner à l'infini. Tantôt le bouffon, tantôt le berné de la pièce, il
en est toujours l'un des personnages les plus goûtés. Quelques rôles
bibliques sont aussi voués au comique, par exemple l'épicier chez
qui les saintes femmes vont acheter des aromates, l'hôtelier d'Em-
maûs et sa femme, le jardinier de Nicodème. C'est au xv* siècle
qu'apparaît un autre personnage de grand avenir, le fou,^ le gra--
dù80y ancêtre de notre Paillasse, qui, devant le peuple et les grands,
jette au milieu des incidens les plus lugubres les éclats de sa verve
caustique. Souvent on le laissait improviser ses plaisanteries. Dans
plusieurs compositions, les momens où la parole lui est adjugée
sont simplement indiqués par ces mots : kic slultm loquitur^ ici
parle le fou. Caîn, Pilate, le mauvais larron. Judas, Caïphe, four-
nissaient de nombreux motifs à la mise en scène des mauvais pen-
chans do cœur, et ce n'est point par défaut de couleur que pèchent
les peintres moraux du moyen âge. Parmi les rôles de femmes, les
vierges folles de la parabole et surtout Marie -Madeleme servirent
à représenter Tinconduite et la perversité féminines. La dernière
passait alors pour la pécheresse repentie qui avait oint les pieds du
Seigneur chez Simon le pharisien, et pour cette Marie, sœur de
Marthe, qui répandit im parfum de grand prix sur la tête du divin
commensal. Plus on était sûr de la montrer réhabilitée et rachetant
ses erreurs par la conversion la plus exemplaire, plus on se croyait
en droit d'aggraver les débordemens de sa vie antérieure. Dans le
mystère de la Passion d'Arrasy la Madeleine s'annonce elle-même
sans ombre de vergogne :
A tous Je sois abandonnée.
Viengne chacun, n^ayé point peur!
Vecy mon corps que je présente
A chacun qui le veult avoir.
C'est par là que l'élément comique et mondain prenait une place
toujours grandissante au milieu des scènes édifiantes. Le jour devait
venir où ce mélange répugnerait au sens religieux, et la preuve
qnele goût s'épure, c'est la distinction qui s'établit en France
entre les mystèresy les soties et les moralités. Les mystères étaient
exclusivement consacrés à la représentation des grands fîdts de
l'histoire religieuse. La sotie, réservée à la confrérie des Enfans-
sans-Souci, qui s'était organisée sous Charles VI, n'était guère
qn me farce continue; mais la moralité se proposait surtout de dé-
montrer mae vérité religieuse ou morale à l'aide d'une parabole et
très souvent aussi au moyen de personnages allégoriques. On y
voyait figurer par exemple la Foi, l'Espérance et la Charité, dame
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96 REVUE DES DEUX MONDES,
Débonnaire, dame Désespérance, Gentil trucidateur. Comme les
clercs de la basoche s'adonnèrent de préférence à ce genre de
composition scénique, les formes et les incidens juridiques y furent
très fréquens. 11 y eut entre eux et les frères de la Passion des col-
lisions provoquées par les empiétemens d*un genre sur Tautre, et
qui ne furent apaisées que par un arrêt de parlement qui distingua
les mystères sacrés et les mystères profanes, réservant aux seuls
frères le droit de représenter les premiers. C'était décréter Tavé-
nement de la comédie moderne. L*étude et le jeu des caractères
prît depuis lors plus de place que le merveilleux dans les préoccu-
pations des auteurs dramatiques.
Disons pourtant que cette distinction ne fut claire que dans les
années qui précédèrent immédiatement la renaissance. Le moyen
âge ne la connut pas, et supporta très longtemps sans le moindre
effort ce mélange pour nous inconcevable de la farce et de la tra-
gédie. Il ne faudrait pas s'imaginer que le seul intérêt de ces vastes
compositions consiste dans ces échappées de gaîté grossière ou de
malice narquoise qui en interrompent les graves péripéties. Sans
doute il est prudent de ne pas se pâmer d'admiration devant les
mystères comme l'ont fait les admirateurs forcenés du moyen âge.
Ils ont pour nous un grave défaut qui tient aux conditions mêmes
de la composition : ils sont d'une interminable longueur. On sent
que les rédacteurs sont sûrs de leur public, et que celui-ci ne de-
mande qu'à être entretenu le plus longtemps possible. La vie très
monotone, très vide intellectuellement, que le peuple menait alors
en temps ordinaire lui permettait de supporter sans ennui les longs
défilés de personnages et les dialogues sans fin. C'est une raison
analogue qui fait de nos jours que la classe ignorante se plaît aux
mélodrames immenses d'une certaine école. Quant à du génie d'in-
trigue, à de profondes études de caractères ou de mœurs, il n'y
faut pas songer. Cependant, et toute part faite à ces défauts que
le parti-pris seul peut atténuer, on doit signaler parfois de véri-
tables beautés tragiques, rehaussées encore par un accent inimi-
table de spontanéité, d'ingénuité juvénile; c'est là un charme in-
hérent à la beauté qui s'ignore et par conséquent aux œuvres des
époques primitives. Par exemple, il y a souvent beaucoup de natu-
rel et d'émotion dans les plaintes de Marie agenouillée aux pieds
de la croix ou pleurant sur le cadavre de son fils. Marie est très
vénérée dans la religion du moyen âge , mais elle reste bien plus
femme que dans la dévotion moderne. Le cri de la nière voyant son
enfant souffrir et mourir s'échappe de son cœur dans toute sa na-
vrante énergie, sans être encore étouffé par la réflexion de la déesse
qui doit savoir que la Passion n'est après tout que l'affaire de quel-
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LE DRAME RELIGIEUX. 97
ques heures, et que la plus glorieuse , la plus certaine des résur-
rections va s'accomplir tout de suite après. La mort désespérée de
Judas fournit aussi un thème d'imprécations terribles qui font pen-
ser aux victimes des Euménides antiques. Dans le Grand Mystère
de Jésus, que M. de La Villemarqué a publié naguère, cet épisode
est surtout frappant. Le malheureux, découvrant Ténormité de son
crime, apprend de la fille de Satan, Désespérance, qu'il est damné
sans espoir de rémission. Une frénésie sans nom s'empare alors de
lui.
«Allons, dit-il, allons à l'abîme grossir le monceau des damnés... Je
vais faire mon testament... Moi, Judas, moi, l'infâme, je dis d'abord
que je me donne à toi, Lucifer, corps et âme... Ici, à moi, chiens de l'en-
fer, traînez mon corps aux lieux immondes I Puissent les tourmens, les
maux, les supplices qui plongent leurs racines jusqu'aux entrailles de
l'enfer être mon partage assuré! Harassé, en lambeaux, que je roule,
objet d'horreur et de pitié, car c'est l'angoisse et non la joie que j'ai
méritfe par ma vie... Je condamne ma langue et mes lèvres blêmes à
hurler à jamais de douleur, sans articuler d'autre son, si bien qu'on me
reconnaîtra aux hurlemens que je pousserai du fond de l'abîme... Venez,
regardez-moi au fracas du tonnerre; je suis prêt à braver vos tempêtes
infernales; je brave le Dieu qui me créa, j'élis domicile pour jamais dans
le feu, auprès de Satan... C'est... c'est fait! »
Cette apostrophe où, dans l'espoir d'écarter les morsures de sa
conscience bourrelée, le misérable témoigne une si horrible appé-
tence de la douleur physique, est un morceau d'une profonde vérité
psychologique et d'une grande beauté tragique; le dogme affreux
des peines éternelles décèle ici sa véritable origine, et l'on peut
voir que, si les escapades de Manon trouvent leurs antécédens au
beau milieu des mystères, les fureurs d'Oreste s'y trouvent aussi.
Rien de plus curieux que de retrouver sur le fond commun des
farces et des mystères les traits qui caractériseront plus tard le
génie national des divers peuples. Ainsi nous connaissons une
moralité anglaise du xiv» siècle intitulée Every Man {chacun de
nous). Tandis qu'en France on aime surtout les scènes parlantes,
les intrigues enchevêtrées, la peinture animée des événemens ex-
traordinaires et des passions violentes, tandis qu'en Allemagne on
fait déjà servir le drame à la discussion des points de théologie
débattus, la morale pratique a la préséance en Angleterre. Dans
cette moralité anglaise. Dieu le Père se plaint de la corruption du
genre humain, fait venir la Mort, et annonce sa fin prochaine à
Every Man. Celui-ci, terrifié, cherche du secours auprès de Parenté,
de Bonne Compagnie et de Richesse; mais elles l'abandonnent l'une
Tom Lxxvi. — . 1868. 7
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98 RETUE DES DEUX MONDES.
après l'autre. Alors Every Man s'adresse à Bonne Action , qui lui
reproche doucement de l'avoir si longtemps négligée, et le mène à
sa sœur Sagesse. Celle-ci l'adresse à un saint homme, l'Aveu, qui
lui impose une pénitence que le héros du drame accomplit sur la
scène, après quoi il va recevoir les sacremens. A son retour, l'Ago-
nie s'empare de lui. La Force, la Beauté, l'Habileté, les cinq Sens,
tout cela personnifié, le quittent successivement; il ne reste que
Bonne Action, qui l'assiste jusqu'à la fin. Là-dessus un ange des-
cend et chante le Requiem. On voit que, si la moralité anglaise est
excellente, ce n'est point par la gaité qu'elle brille.
Nous pouvons la rapprocher du mystère français^ à peu près con-
temporain, du Chevalier qui donna, sa femme au diable. Un che-
valier a dissipé toute sa fortune. Le diable promet de la lui rendre,
si dans sept ans il s'engage à lui livrer sa femme. Le gentilhomme
recule d'abord; mais, la nécessité pressant, il signe le contrat* Le
diable veut ensuite qu'il renie Dieu. Nouvel effroi, nouvelle résis-
tance et seconde cbute. Enfin Satan veut qu'il renie aussi la sainte
Vierge. Cette fois le chevalier tient bon et ne cède pas. Les sept
ans sont écoulés. Le créancier infernal vient réclamer ce qui lui est
dû. Le chevalier, le cœur brisé de chagrin et de remords, conduit
sa femme à Satan ; mais en chemin il passe avec elle devant une
église dédiée à Marie. La dame demande qu'il lui soit permis de
prier encore une fois devant l'autel de la Vierge. Pendant qu'elle
est en prière, Marie elle-même descend de son piédestal, prend
les traits et les vétemens de la pauvre sacrifiée, et se remet aux
m;ûns du mari. Satan reconnaît sur-le-champ la mère de Dieu,
et, sachant bien qu'il ne pourra la garder, reproche en termes vio-
lensau chevalier de manquer à sa parole. Celui-ci, qui croit lui
amener sa femme, proteste de sa bonne foi. Enfin Marie se fait
reconnaître, force le diable à rendre le fatal contrat, et congédie
les deux époux après une exhortation amicale. La fable est inté-
ressante, l'action bien agencée, le dénoûment fort gracieux, la mo-
rale un peu lâche. C'est ce besoin de mouvement dans le drame
qui rendit très populaire en France le mystère des Actes des Apô-
tres^ des frères Gréban, l'un chanoine du Mans, l'autre moine. Cette
vaste composition du xv» siècle racontait toute l'histoire contenue
dans le livre attribué à saint Luc en y intercalant beaucoup de
farces et de légendes. La représentation durait une semaine en-
tière. Le mystère de Robert le Diable et celui de Griselidis, mar-
quise de Saluces, qui se résigne à toutes les humiliations par fidélité
conjugale, signalent dans notre pays Tintroduction sur la scène de
sujets qui n'ont pour ainsi dire plus rien à démêler avec la tradi-
tion ecclésiastique*
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LE DRAME RELIGIEUX. 99
Yers la même époque, nous rencontrons en Allemagne un mys-
tère bizarre, fondé sur une légende qui ne Test pas moins, laquelle
remonte au commencement du xiii» siècle, et prétend qu'une
femme, au ix«, a occupé le siège de saint Pierre sous le nom de
Jean VIII. Le malheur voulut qu'elle accouchât ùi ponlificah'busy
an beau milieu d'une procession. Depuis les recherches érudites de
Blondel, un de nos modestes et savans critiques du xyii* siècle, au-
con historien protestant de quelque valeur ne soutient la réalité de
ce roman. De leur côté, depuis la réforme, les controversistes ca-
tholiques l'ont toujours mise au rang des fables; mais ce qui res-
sort de toutes les discussions qu% soulevées ce sujet scabreux, c'est
que cette légende a été considérée au moyen âge comme. très au-
thentique et sans qu'on en tirât, comme on le fit depuis, aucune
conséquence contre l'autorité du saint-siége. C'est ainsi que vers
1480 un prêtre allemand, sans le moins du monde songer à mal,
tont au contraire, fit de cette histoire un drame sous le titre de
Frau Jutta.
les événemens naturels sont décrits dans ce drame dlune ma-
nière très brève. Jutta s'enfuit d'Angleterre avec son amant, et se
rend à Paris dans l'intention d'y étudier toutes les sciences. Ce
voyage se fait sur la scène en quelques pas. Le temps des études
est laissé à l'imagination du spectateur, sauf que le manuscrit porte
en marge en cet endroit : « Pendant ce temps là, on chante quelque
chose. » C'est dans les enfers que le mystère prend tout à coup de
vastes dimensions. Nous assistons à un sabbat présidé par Lucifer
sur son trône, qu'entoure une légion de diables dont l'auteur a
emprunté les noms au vocabulaire des procès de sorcellerie, si fré-
quens à cette époque. Les démons chantent en se livrant à une fa-
randole échevelée. Quand la cohue infernale a suffisamment dansé,
Lucifer envoie un de ses suppôts à Jutta et l'affilié aux œuvres de
ténèbres en lui offrant la science parfaite et les plus grands honneurs
qu'on puisse rêver sur la terre. Bientôt Jutta, déguisée en homme et
munie du tîlre de docteur, vient à Rome, y professe, y acquiert une
grande renommée de savoir, arrive au cardinalat, et après la mort
du pape est désignée pour lui succéder par la voix unanime du
peuple et des cardinaux. En sa double qualité de papesse et de sor-
cière, elle fait des miracles prodigieux qui affermissent encore sa po-
pularité. A ce moment, l'action, qui nous avait ramenés des enfers
sur la terre, nous fait monter au paradis, où nous entendons le Christ
se plaindre à sa mère de cette papesse qui bouleverse l'ordre saint
de la nature et de l'église. Il va lui faire sentir tout le poids de sa
colère, Marie, plus compatissante, détermine son fils à envoyer
Gabriel près de l'usurpatrice. L'ange annonce à Jutta sa mort pro-
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100 REVUE DES DEUX MONDES.
chaîne, lui offrant Talternative ou bien de mourir dans les honneurs
qu'elle a tant désirés, mais alors d*étre damnée pour l'éternité, ou
bien de rentrer en grâce auprès de Dieu en se soumettant à l'humi-
liation la plus déshonorante. Jutta se décide pour l'humiliation, et
quand la Mort en personne vient s'emparer d'elle, la pécheresse
repentante adresse au Christ une prière vraiment touchante où
elle énumère les grands coupables dont l'histoire sainte raconte les
fautes et le pardon, Adam, Pierre, Thomas, Paul, Madeleine. Elle
se recommande aussi à Marie, qui lui déclare qu'elle fera ce qu'elle
pourra auprès de son cher fils, mais que, vu la gravité du cas, elle
ne peut répondre de rien. La MorI s'impatiente, il faut partir pour
la procession où mourra le faux pape, qui succombe sur la scène
au milieu des douleurs de l'enfantement. L'âme coupable, arrivant
aux enfers, est saluée par les cris moqueurs des démons, qui veu-
lent qu'un si savant homme soit nommé maître-chantre du ténébreux
séjour. On veut la forcer à renier Dieu, elle refuse; on la torture,
elle invoque avec persistance le Christ, Marie et saint Nicolas. Le
saint et la Vierge-mère intercèdent auprès du Christ, qui d'abord se
tait, mais enfin envoie son archange saint Michel pour délivrer la
pauvre âme tourmentée. Jutta remonte au ciel, protégée par son
invincible libérateur contre les griffes des démons qui voulaient la
ressaisir. Plus d'un diable doit se retirer en geignant, frappé par
le bras de fer de l'archange. Ne pense-t-on pas involontairement à
la rédemption finale de Faust? N'oublions pas d'ajouter que l'apo-
théose de la papesse repentie était célébrée au ciel et sur la terre
par un alléluia général (1).
On peut s'assurer par l'analyse qui précède que les intentions du
prêtre auteur du mystère de Dame Jutta étaient parfaitement or-
thodoxes. Le sacrilège commis par la papesse est pour lui un de
ces^vénemens terribles où se montre le doigt de Dieu, mais qui ne
font pas plus de tort à l'institution qui en souffre accidentellement
que les crimes individuels d'un souverain ne prouvent contre le
régime monarchique. La manière dont il conçoit son œuvre dénote
au contraire la fermeté de sa foi dans la divine autorité du siège
romain. Il ne lui vient pas même à l'idée qu'on pourrait se servir
de la légende pour la combattre. Gela nous semble étrange, mais
nous sommes au moyen âge et en Allemagne; n'avons -nous pas
(1) La légende faisait aussi remonter au scandale donné par la papesse Jeanne Tin-
atitution de \2^ sella ziercoraria sur laquelle tout pape nouvellement élu devait s^asseoir.
Da» man da erkmne
Ob er sey ein J/an ode)' eine Jlenne.
-Notre mystère n*a pas manqué de s'emparer de cette donnée bouffonne.
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LE DRAME RELIGIEUX. 101
VU de nos jours l'esprit allemand mener de front la plus grande
hardiesse en histoire et le respect le plus conservateur des institu-
tions traditionnelles?
11 y a pourtant quelques exceptions à cette orthodoxie dans les
intentions du drame religieux. Au commencement du xiii^ siècle,
an moment de l'hérésie albigeoise, un troubadour composa pour
le marquis de Montferrat un drame, V Hérésie des Pères (1), dans
lequel on voyait les écrivains chrétiens des premiers siècles venir
déposer contre l'église romaine de manière à mériter les anathèmes
dont celle-ci accablait les cathares; mais bientôt les pauvres albi-
geois furent les héros d'une tragédie trop sanglante et trop réelle
pour penser encore à organiser un théâtre séditieux. Il faut noter
aussi que, dans les luttes des rois de France contre les papes, le
drame religieux dirigea des traits satiriques non contre la doctrine
catholique, mais contre la papauté et son clergé. Le mystère du
Renardy joué devant Philippe le Bel, nous montre le renard disant
la messe à des oies, et, devenu pape, dévorant les poulettes et leurs
mères. Sous Louis XII, lors du conflit entre la couronne de France
et la tiare pontificale, Pierre Gringoire composa sa Chasse du Cerf
des cerfsy dans laquelle le semis servorum Dei était fort maltraité.
De plus, dans le Prince des Sots et la mère Sote (2), le même
Gringoire fit apparaître la Mère-Église, la triple couronne sur la
tète, et se livrant efl'rontément à mille désordres. Arrivent des gens
qui la soupçonnent de n'être pas la véritable église, et lui arrachent
son vêtement sacerdotal. L'on découvre alors qu'elle n'était que la
mère Sote déguisée.
A la fin de notre seconde période, c'est-à-dire à la veille de la
réforme et lors même qu'on ne s'en prenait pas encore au dogme
proprement dit, le drame religieux avait donc perdu déjà sa pre-
mière innocence; il se faisait libre penseur. L'élément burlesque,
encouragé par les sympathies du peuple et du bas clergé, avait pu
longtemps s'attaquer impunément aux dignités ecclésiastiques sans
mquiéter les titulaires. Un pouvoir sûr de sa force laisse aisément
le champ libre à la caricature. Une preuve de l'inquiétude que les
pouvoirs ecclésiastiques au xv« siècle commençaient à ressentir,
c'est leur opposition déclarée aux farces religieuses. Nées comme
le drame de l'intention naïve de représenter les événemens et les
personnages de l'histoire sacrée, elles avaient à la longue dégénéré
en attaques virulentes contre l'ordre établi dans l'église. Nous en
(1) Bengia dds Payrts.
(2j l»Jeu du prince des Sots et mire Sote, mys en rime françoise par Pierre Grin-
foire et Joué par pereonnaigefl aux balles de Paris, de Tannée 1511.
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102 RETUE D£S DEUX MONDES.
voyons un exemple curieux dans la fête des Fous ou des Sots, ou
des Innocensy ou des En fans (car elle porta tous ces noms), qui
résista un temps inoui aux interdictions prononcées par les papes
et les conciles. A l'origine, elle faisait partie des fêtes de Noël, et
se rattachait soit au désir de glorifier Tenfance da Christ, soit à la
célébration du martyre d*Étienne le diacre (26 décembre), soit
enfin au souvenir des enfans massacrés à Bethléem (28 décembre).
Comme on confondait le diaconat primitif avec le grade sacerdotal
inférieur du même nom, saint Etienne passait pour le patron du
petit clergé, et il semblait naturel que sa fête fût celle des novices
des couvens, des élèves des chapitres, des jeunes clercs. On leur
permettait donc d'élire à ce moment de Tannée un abbé des enfans
et un ivêque des enfans qui, crosses et mitres, revêtus des habits
sacerdotaux, étaient menés processionnellement à l'église et accom-
plissaient le long des rues et dans le sanctuaire les diverses fonctions
liturgiques. C'est la même histoire que pour le drame. Ce qui d'a-
bord était naïf, mais sérieux, dégénère bientôt en mascarade. Par
une insensible transition que le langage du moyen âge facilite, la
fête des enfans devient celle des innocens, et bientôt fête des sots
ou des fous. De vieilles coutumes se perpétuèrent sous cette forme,
comme elles s'étaient perpétuées sous le couvert de la fête des ânes,
qui s'associa souvent à celle des fous. Le jour vint où toute la hié-
rarchie sacerdotale se vit insultée et bafouée devant la population,
qui commençait à applaudir. Les papes s'aperçurent les premiers
de ce scandale, et tâchèrent, ainsi que les conciles, de remédier au
mal. Ce fut en vain, et presque partout les évêques se virent for-
cés, aux xiïi" et xif* siècles, de faire la part du feu. Le concile de
Bâle, en 1435, dut procéder vigoureusement contre ces saturnales.
Cependant elles durèrent jusqu'à la réforme, et même il en resta
des traces jusqu'au xviii** siècle, à Mayence, par exemple, où la
réforme ne pat agir ni directement ni indirectement. On retrouve
ici tout ce que nous avons indiqué sur les origines et l'émancipation
graduelle du drame. Comme celui-ci, la fête des fous est fille du
culte et procède d'une intention pieuse; comme lui aussi, elle offre
trop de prises à la mondanité pour que* l'église ne cherche pas à
éloigner et même à détruire ce qu'elle avait d'abord favorisé.
in.
Deux grandes puissances firent disparaître le mystère du moyen
âge ou du moins en modifièrent essentiellement la nature. Ce fu-
rent d'une part l'esprit de critique religieuse et sa fille, la réforme;
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LE DRAME REU6IEUX. lOS
ce fureDt de Taatre la renaissance et les goûts nouveaux qu'elle
propagea. La renaissance, en dévoilant aux regards surpris du
XV* aècle tout un monde oublié de beautés littéraires et plasti-
ques d'une pureté, d'une perfection ravissantes, tua du même coup
h naïveté et la grossièreté. Le pauvre mystère se cacha tout bon-
* teux devant la résurrection du drame grec et de la comédie ro-
maine. Le sentiment religieux, en s' épurant, se scandalisa de ces
représentations où Ton respectait si peu les objets les plus vénérés
de la foi. Les frères de la Passion inaugurèrent en 15A8 la première
^e de théâtre des temps modernes, et purent encore sculpter au-
dessus de la porte les armes de leur confrérie, un bouclier avec la
croix et les instrumens du supplice; mais ils étaient à peine entrés
en possession qu'un arrêt du parlement interdit la représentation
des mystères pour des motifs d'ordre religieux , et n'autorisa que
celle des pièces profanes , pourvu qu'elles fussent honnêtes. Un tel
arrêt hâta naturellement F avènement du drame séculier, de la co-
médie purement humaine, qui déjà s'était annoncée par une œuvre
hors ligne, la Fiance de l'avocat Palhelin. En 1549, le pape Paul III
défendit les représentations qui se donnaient au Colisée. Les allures
hostiles à la hiérarchie qu'avait adoptées le drame religieux , coïn-
cidant avec réveil de Tesprit d'examen par toute l'Europe, rendi-
rent le clergé défiant. Partout oà le protestantisme triompha, la
grosse joie païenne du moyen âge disparut. Une grande partie du
personnel des mystères, les saints, la vierge Marie, les héros légcn-
dûres, étaient passés de mode ou à peu près. La rédemption était
prise trop au sérieux pour servir de motif à un divertissement popu-
laire. La reçré^^fuitr par personnaigesy cela faisait désormais l'effet
d'une profanation.
Nous resserrons en quelques lignes ce qui mit plus d'un siècle à
s'accomplir. On ignore assez généralement que dans les premiers
temps le mouvement réformateur eut le drame religieux pour allié.
Luther aimait l'art dramatique. Son avis était qu'il ne fallait pas
fuir Ja comédie parce qu'il s'y trouvait de temps à autre des gros-
sièretés et des paillardises, car, ajoutait-il, et pour la même raison,
il ne faudrait pas non plus lire la Bible. Calvin, en 1546, fit repré-
senter une moralité devant le peuple de Genève. A Berne, la re-
présentation du Mangeur de morts ^ composé en 1622 par Niclaûs
Manuel et dirigé contre les profits que le clergé tirait de la doc-
trine du purgatoire, ne fut pas sans influence sur la décision des ha-
bitans, qui passèrent en masse au protestantisme. La naïveté était
grande encore, sinon dans Tintention, qui était au contraire très
âpre, au moins dans l'exécution. On y voyait saint Pierre et saint
Paul arrivant à Rome au moment d'une procession pompeuse où le
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10& REVUE DES DEUX MONDES.
saint-père était porté en triomphe au milieu de ses gardes. Saint
Pierre ébahi demande à un prêtre du cortège : « Mon bon ami, quel
est donc cet homme-là? » Le prêtre répond à sa question. Surprise
nouvelle de Tapôtre, surtout quand il apprend que ce prince est son
successeur. « Ma foi, dit-il, je ne me rappelle plus très bien si je
suis venu jadis à Rome; mais, si j'y suis entré dans un pareil équi- .
page, voilà ce que j'ai complètement oublié. » La parabole de l'en-
fant prodigue servit aussi à un certain Waldis, moine de Riga con-
verti aux idées nouvelles, pour prêcher sous une forme dramatique la
doctrine protestante du salut gratuit moyennant la foi dans la mi-
séricorde divine par opposition au salut par les œuvres. En Ecosse,
en Angleterre, en Allemagne, des faits analogues se produisirent.
En France, des pièces allégoriques hostiles à l'église romaine furent
jouées à La Rochelle devant le roi et la reine de Navarre en 1551.
Dans un drame religieux, très goûté de Théodore de Bèze et intitulé
le Sacrifice d'Abraham^ Satan se présente affublé d'un capuchon de
moine, et la vie monastique est fort maltraitée. Le protestant Des-
mazures composa ses Tragédies sainctes sous l'inspiration du calvi-
nisme; mais il nous faut parler d'un singulier problème historique
dont la solution n'est pas facile à trouver. Il existe à Munich dans la
bibliothèque royale un livre imprimé en 1524, et dont le titre, en vieil
allemand, veut dire : Comédie jouée à Paris dans la salle du roi,
comme si la pièce eût été représentée devant François I" lui-même.
On y voit le pape assis sur son trône au milieu de ses grands digni-
taires; au centre de} la salle s'élève un grand brasier à la mode ita-
lienne, rempli de charbons allumés, mais tout couvert de cendre.
Un vénérable vieillard du nom de Reuchlin parle contre le luxe et
les abus de l'église dominante, puis écarte légèrement les cendres,
de sorte que le feu se rallume un peu. Arrive Érasme, qui veut
mettre des emplâtres sur les plaies de l'église, mais qui ne veut pas
toucher au feu de peur de s'y brûler les doigts, ce qui lui vaut de
grands éloges de la part des cai'dinaux. Il est suivi par Ulrich de
Hutten, armé de pied en cap et vociférant l'injure contre le pape
et l'église romaine. Il disperse les cendres, dirige sur le charbon le
bout d'un gros soufflet, et rallume si bien le feu que toute l'assis-
tance est épouvantée. Ulrich, trop violent, tombe mort dans un ac-
cès de rage. La joie revient au cœur des cardinaux un moment
effrayés, et ils ne demanderaient pas mieux que de voir le feu s'é-
teindre de nouveau, quand arrive un moine à l'aspect assez folâtre,
chargé d'un gros fagot, et qui le jette sur les charbons en s' écriant :
(( Si la cause du Christ a le dessous, je saurai la relever malgré
vous moyennant la grâce de Dieu, car je veux que ce feu qui brûle
à peine flambe au point d'illuminer le monde. » Ce moine est Lu-
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LE DRÂ1I£ RELIGIEUX. 105
ther. Le fagot ne tarde pas à jeter de vives flammes. D'autres moines
consternés s'agitent pour les étouffer, mais dans leur confusion ils
jettent de l'esprit-de-vin sur le feu et s'enfuient terrifiés. Le saint-
père vient enfin conjurer le feu et lance sur lui l'anathèrae. Le feu
ne fait pas la moindre attention à la foudre pontificale, et le pape
en est tellement furieux qu'il rend l'esprit.
Uiûtéressant serait de savoir si ce drame allégorique a été réel-
lement joué à la cour de François I" et sous ses yeux, ou bien si le
tout est de pure invention. L'original français ou latin n'existe pas,
que je sache. Une pièce analogue aurait été représentée en 1530
devant l'empereur Charles-Quint lui-même, s'il faut en croire deux
auteurs allemands du xvii' siècle, et c'est ce qu'il est bien difficile
d'admettre. Cependant il est certain que le drame manuscrit de
Munich est d'une grande exactitude quant aux dates. Reuchliu,
grand ennemi des moines, meurt en 1522. Érasme vient de se re-
tirer à Bâle auprès de son ami Froben, et refuse de suivre jusqu'au
schisme la réforme qu'il a tant contribué à préparer; Ulrich de
flutten est mort en 1523, victime de sa propre violence; Luther est
sorti de la Wartbourg l'année d'auparavant, et met à exécution son
plan réformateur. En 1524, la pièce était donc tout à fait en situa-
tion; d'autant plus que, si par la suite François V^ fut d'une impla-
cable dureté pour les protestans de son royaume, chacun sait qu'il
hésita quelcpie temps, qu'il n'aimait pas les couvens, qu'il estimait
beaucoup Mélanchthon. A la veille de cette campagne malheureuse
où il devait tout perdre fors l'honneur, il avait assez de griefs
personnels contre le pape Adrien VI, ancien précepteur et allié de
Charles-Quint, pour trouver du plaisir dans l'humiliation allégo-
rique du saint-siége. 11 est bien curieux toutefois que la nouvelle de
cet étrange épisode de notre histoire nous arrive par l'Allemagne.
Probablement le roi, redevenu plus tard fils soumis de la papauté,
aura donné des ordres pour faire autant que possible disparaître les
traces de ses velléités de rébellion.
Du côté des catholiques, on ne fit pas faute d employer les mêmes
moyens de polémique. Un certain Lennius, ennemi acharné de Lu-
ther, composa la Monachopomomachie, où l'on attribuait la ré-
forme au désir de se marier qui dévorait quelques moines et prêtres
impudiques, et où dame Vénus, accompagnée de son fils et de
jeunes beautés, venait galamment régler toute la marche de l'af-
faire avec le frère Martin. Une pièce du même genre fut jouée de-
vant Henri YIII d'Angleterre, encore bon catholique et défenseur
delà foi. A Uerdingen, non loin de Crefeld, où la lutte confession-
nelle était des plus vives, le peuple catholique put s'édifier en assis-
tant au débat public à'Hœreticus avec CatholicUy qui lui remontrait
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tOd REVUE DES DEUX MONDES.
victorieusement que jamais pape ne faillit et qu'on ne peut être
sauvé que dans l'église romaine, car
Quiconque n'entra pas dans l'arche de Noé,
Par ordre du Seigneur fut bel et bien noyô.
Le drame religieux ne profitait guère sous le rapport de l'art et
du charme poétique des lourdes formes auxquelles le condamnait
la controverse. Il y eut encore pourtant quelques essais de retour
à l'ancienne simplicité, par exemple un Jeu de Noël d'une grande
pureté, qui fut composé pour les enfans de l'électeur de Brande-
bourg en 1589. Dans un sentiment tout différent, on peut citer une
moralité composée par Schorus, professeur à Heidelberg, jouée par
ses écoliers et dont le succès fut fatal à l'auteur. On voyait paraître
la Religion demandant asile aux grands de la terre. Partout on
lui fermait la porte, et enfin, pour trouver un abri, elle s'adressait
aux petites gens, qui la recevaient à bras ouverts. C'était trop de
démocratie pour le temps. L'empereur en fut instruit, écrivit à ce
sujet à l'électeur palatin, et Schorus dut se réfugier en Suisse.
Le drame religieux ne battait donc plus que d'une aile lorsque
arriva cette abominable guerre de trente ans, qui arrêta court l'es-
sor du génie germanique, et laissa le peuple allemand si épuisé
de corps et d'esprit qu'il eut besoin de près d'un siècle pour se
refaire. Quand elle prit fin d'ailleurs, les causes générales qui rui-
naient depuis longtemps la popularité du drame religieux avaient
à peu près achevé leur œuvre. Il n'était plus désormais qu'un
exercice d'école servant à familiariser les jeunes étudians avec
l'usage des langues mortes; il avait perdu l'exquise naïveté de
forme et de fond qui en faisait le charme. C'est un drame scolas-
tique de ce genre que le fameux Grotius composa sous le titre de
Christus patiens. Il ne fut jamais joué, et après avoir été fort ad-
miré pour l'érudition dont il faisait preuve, il est depuis longtemps
complètement oublié. Les jésuites introduisirent aussi dans leurs
collèges la coutume de jouer des pièces religieuses et en composè-
rent beaucoup. La mythologie fournit son contingent aussi bien
que l'histoire sainte. On vit Persée délivrer Andromède, la nymphe
lo fuir devant Jupiter sur les mômes estrades où le jeune David af-
frontait le géant Goliath, et où le roi Salomon rendait son arrêt
entre les deux mères.
Avant toutefois que nous quittions l'époque de la réforme et les
pays protestans, il nous faut parler du cordonnier- poète Hans
Sachs, qui, tout zélé luthérien qu'il fût, était t»-op enfant du peuple
pour ne pas avoir conservé sa large part de la naïveté du moyen
âge. Il écrivit un grand nombre de pièces religieuses remarqua-
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LE DRAME RELIGIEUX. 107
bles par une bonhomie tout allemande et un parfum de poésie
populaire qui fait excuser ses incroyables gaucheries et ses énormes
contre-sens historiques. Le génie littéraire allemand, comparé au
nôtre, est d'éclosîon tardive. On sait aujourd'hui combien l'Alle-
magne du moyen âge copia nos trouvères. La réforme, en remuant
cette grande masse germanique jusque dans ses profondeurs, mit
à découvert des couches intellectuelles qui n'avaient jamais vu le
grand jour, et qui, vivifiées par la révolution religieuse, se mirent
en marche avec la hardiesse inconsciente, la simplicité, Tétonnement
devant les choses les plus naturelles, qui dénotent Tenfant inopi-
nément livré à lui-même. Hans Sachs, de Nuremberg, a besoin
d'être étudié dans son cadre natal pour être apprécié. Ce cadre,
c'est la vieille ville allemande, dont plus d'un spécimen existe en-
core, avec ses rues raboteuses, ses fontaines gothiques, ses églises
noirâtres, ses maisons aux angles aigus, aux tourelles singulières
et aux toits qui n'en finissent pas. Dans cet enchevêtrement, où
partout le bizarre se mêle à Tingénu, le détail charmant abonde.
C'est une porte ogivale d'un dessin ravissant, une statue laide, mais
parlante, une grille compliquée et d'un travail exquis, des pilastres
de bois sculptés et fouillés comme une pâte molle, une tête blonde
derrière une étroite fenêtre aux vitres hexagones, un vieux clocher
pointu, branlant, déchiqueté, qui reste debout on ne sait comment.
Ne parlez pas ici de ligne pure, d'harmonie, de logique architec-
turale. Rien ou presque rien n'a le sens commun, et pourtant
comme on aime à errer le long de ces paradoxes 1 Hans Sachs n'est
à sa place que dans ce milieu où la fantaisie est sérieuse et le sé-
rieux fantasque. Une honnêteté lourde et robuste forme l'unité mo-
rale qui relie toutes ces disparates. On ne sait où il va chercher ses
personnages ou plutôt où il ne va pas les chercher. Jupiter et
Apollon se présentent devant la sainte Trinité; à côté du jugement
deSalomon se déroule celui de Paris, et c'est encore le vieux Caron
qui transborde les âmes des morts au moment du jugement dernier.
Pour nous faire une idée de ce divorce absolu avec l'histoire, nous
pouvons prendre sa tragi-comédie intitulée les Enfans cTÈve.
C'est une pièce en cinq actes, s'il vous plaît, et qui commence
par les lamentations d'Eve vaquant aux soins de son ménage, mais
soupirant au souvenir du paradis, à tout ce qu'elle a souffert de-
puis qu'elle l'a dû quitter, et à l'ennui de devoir toujours plier
devant la volonté de son mari. Adam, qui a passé la journée à pio-
jcher la terre, arrive bien fatigué et la console affectueusement. Il
aune nouvelle importante à lui annoncer. L'ange Gabriel l'a abordé
dans les champs pour lui apprendre que le Seigneur a l'intention
de venir le lendemain leur faire une visite. Le Seigneur veut voir
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108 REVUE DES DEUX MONDES.
par lui-même comment le ménage est tenu, si Ton élève bien les
enfans, et si on leur donne une bonne instruction religieuse. Eve
aussitôt oublie ses tristesses et ne songe plus qu'à laver ses fife,
à préparer leurs habits du dimanche, à orner la maison de verdure.
C'est la bonne ménagère allemande qui se met en quatre du mo-
ment qu'il s'agit de faire à un hôte les honneurs du logis. Pourtant
elle a beaucoup de peine à nettoyer Gain, qui lui donne bien du
tourment, ne veut jamais rester à la maison, et se bat continuelle-
ment avec d'autres garnemens de son espèce. C'est en vain que
son frère Abel l'engage à se corriger en le menaçant de l'enfer. —
« Bah! reprend le mauvais sujet, je prends la vie que Dieu me
donne ici, et je lui laisse sa vie éternelle. Qui sait ce qui nous at-
tend là-bas?... Si le Seigneur ne veut pas de moi dans le ciel, le
diable me voudra bien chez lui. » C'est au troisième acte et après
plus d'une scène d'intérieur du môme genre que Dieu fait son ap-
parition, suivi de deux anges. Adam et Eve ont rangé leurs qua-
torze enfans sur deux files, présidées l'une par Abel, llautre par
Gain, « La paix soit avec vous, mes enfans! )> dit en entrant le Sei-
gneur, et après les salutations les plus humbles du père et de la
mère, suivies de bénédictions paternelles et de promesses conso-
lantes de la part du visiteur divin, celui-ci se- met à interroger
]es enfans sur les premiers chapitres du catéchisme de Luther. Abel-
et les six qui le suivent répondent de la façon la plus satisfaisante
sur l'oraison dominicale et les dix commandemens. L'ange Raphaël
est enchanté, et Dieu promet à ces enfans sages que leur descen-
dance donnera au monde des rois, des princes, des savans, des pré-
' dicateurs et des prélats; mais il en est tout autrement de la seconde
bande, en tête de laquelle est Gain. Celui-ci, qui s'est très mal con-
duit pendant l'examen de ses frères et qui entretient des relations
suspectes avec Satan, se glorifie de n'être point hypocrite, et quand
Dieu lui demande de réciter l'oraison dominicale : « Ah! Seigneur,
répond-il, nous l'avons oubliée! » Comme pourtant il faut répondre
quelque chose, il défigure la belle prière de manière à lui faire
dire des non-sens. Il n'a retenu que la demande du pain quotidien,
encore a-t-il soin de demander « beaucoup de pain tous les jours. »>
Les autres répondent aussi fort mal, et le rigide luthérien Hans
Sachs se plaît à mettre dans la bouche des petits mécréans des pro-
fessions de foi non-seulement matérialistes, mais encore calvinistes
et romaines, ce qui fait qu'en soupirant le Maître des choses con-
damne leur descendance à l'état de paysan, d'artisan, de portefaix,
en un mot à tous les métiers pénibles. On voit que noire poète, tout
cordonnier qu'il fut, n'avait pas des opinions très démocratiques.
Le cinquième acte nous montre Gain en conversation avec Satan
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LE DBAIIE RELIGIEUX. 109
et- se plaignant de ce que son frère Abel est trop bien en cour, qu'il
va devenir évoque» et qu'il est insupportable d'avoir à se courber
devant lui. On devine le conseil pernicieux de Satan, Le fratri-
cide est perpétré sur la scène. Le diable déclare à Gain que désor-
mais il lui appartient, et lui décrit en termes énergiques les tour-
mens d'une conscience coupable. Le signe oîystérieux est posé par
la main divine sur le front du premier meurtrier, qui disparaît dans
les ténèbres. Les anges viennent enterrer Abel, et Dieu console les
parens désolés en reportant sur Seth la promesse que de sa race
sortirait le sauveur promis.
Assurément un pareil drame n'a rien à envier, sous le rapport de
ringénuîté, aux mystères les plus naïfs du moyen âge. Cependant
on voit d'ici le changement grave qui s'est opéré. Ce n'est plus la
représentation animée d'une scène tragique qui préoccupe le poète,
c'est la moralité, c'est le dogme. Le mystère n'est plus qu'une ma-
nière de prédication, et il va mourir sous ce vêtement dogmatique
à peu près comme notre tragédie classique jeta au xviu*" siècle son
dernier éclat en devenant philosophique. La poésie didactique ne
peut longtemps se soutenir. Elle prétend réunir deux élémens in-
conciliables, la rigueur de la pensée et Tondoyant de la forme poé-
tique. L'une ne peut que faire tort à l'autre. Hans Sachs n'eut pas
de successeurs, ou du moins ceux qu'il eut ne méritent pas d'être
mentionnés.
En revanche, le drame religieux eut encore de beaux jours dans
les pays où la foi du moyen âge était restée intacte, et où pourtant
les reflets de la renaissance associés à un vif sentiment de la gran-
deur nationale avaient imprimé aux esprits un essor qui ne dura
guère, il est vrai, n'étant soutenu par rien, mais qui fut très bril-
lant. En Espagne, le goût des Autos sacramentales se perpétua
comme celui des processions à personnages fabuleux et sacrés, et
au milieu d'un grand nombre d'émulés Lope de Vega et Calderon,
— deux auteurs un peu surfaits en Allemagne lors de la réaction
contre nos classiques, dont G. de Schlegel donna le signal, — élevè-
rent le mystère à une hauteur qu'il n'avait jamais connue. Tous deux
y firent entrer beaucoup de théologie scolastique, tous deux aidèrent
par le moyen du drame à populariser le dogme de l'immaculée
conception de Marie, à cette époque très combattu. La vie des
saints leur fournit d'innombrables sujets. Lope de Vega produisit,
dit-on, plus de quatre cents autosy Calderon, moins fécond, se con-
tenta d'une centaine. Chez le premier, il y a plus de facilité et de
naturel; chez le second plus de délicatesse et d'élévation; chez
tons deux, la foi catholique la plus intense fournit les inspirations
et conuDande absolument la marche du drame. Lope de Vega, par
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JlO REVUE DES DEUX MONDES.
exemple, raconte dans son Saint Julien^ plus connu sous le titre
à' El Animal profeta^ comment le futur saint tue à la chasse un
cerf qui, en mourant, prend la voix humaine et lui prédit qu'il as-
sassinera un jour son père et sa mère. Pour conjurer la sinistre
prédiction, le jeune homme fuit loin de son pays, et après plu-
sieurs aventures épouse la fille du duc de Ferrare, qu'il a délivrée
des brigands. Un frère du duc, qui aimait la jeune fille, irrité de ce
mariage, le provoque en duel. Il accepte le défi, mais on lui apprend
que son rival a conçu le projet de se glisser chez sa femme à l'heure
même où il se rendra au lieu désigné pour le combat. Furieux, il
rentre à l'heure dite dans la chambre conjugale, et à la faible lueur
d'une lampe il distingue un homme et une femme reposant en-
semble dans son lit. Un accès de rage s'empare de lui et il les trans-
perce l'un et l'autre du même coup. Au même instant, sa femme
rentre. « Qui donc était dans mon lit? s'écrie-t-il désespéré. — Tes
parens, qui m'ont surprise par leur brusque arrivée, et à qui j'ai
prêté notre lit, aucun autre n'étant prêt. » La fatale prédiction est
accomplie. Son adversaire arrive, Julien le tue et s'enfuit à Rome
avec sa femme pour demander l'absolution au saint-père. Celui-ci
envoie les deux époux en Calabre avec l'ordre d'y fonder un hos-
pice en faveur des pauvres malades. Ils y trouvent le diable déguisé
en paralytique, et qui veut persuader à Julien que ses péchés sont
absolument irrémissibles, car ses parens sont morts par sa faute
sans avoir pu recevoir les sacremens. Pour confirmer son dire, il les
lui fait voir plongés dans les flammes infernales. Le malheureux
Julien sent sa foi vaciller; mais le Seigneur lui apparaît, lui promet
de retirer son père et sa mère du purgatoire, et l'on voit leurs
âmes transfigurées monter au ciel, tandis que saint Julien va con-
sacrer le reste de ses jours à la contemplation et aux œuvres de
miséricorde. Comme on en peut juger par cette esquisse, l'élément
dramatique est vigoureusement traité; mais c'est le dogme catho-
lique qui fait au fond l'intérêt, le vrai sujet et le dénoûment. Du
reste l'enfer et le purgatoire avec leurs flammes dévorantes jouent
toujours un grand rôle dans les conceptions religieuses de l'Es-
pagne. Il y a même un auto de Galderon, le Purgatoire de saint
Patrice^ dans lequel des gens descendent au purgatoire, en revien-
nent et racontent tout au long ce qu'ils y ont vu. Par là, Yauto sa-
cramental se rapproche de YavjLo-da-féy et l'un pourrait bien avoir
contribué à la prospérité de l'autre. Le sujet essentiel de Don Juan^
c'est-à-dire la terrifiante punition de l'impie, est originaire du même
pays. C'est un contemporain de Lope de Vega, Tirso de Molina,
qui lui a le premier donné une forme dramatique sous le titre d'rf
Ateista fulminate* Tandis que le luthérien Hans Sachs mettait le
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LE DRAHE RELIGIEUX. lli
dogme catholique dans la bouche du petit Gain, Lope de Vega atta-
quait avec furie la réforme dans sa Corona tragica^ tout à l'boaneur
de Marie Stuart, et recevait pour cette œuvre du pape Urbain VIII
la croix de Halte et le diplôme de docteur en théologie. Calderon^
qui avait (ait partie de Tinvincible Armada, détestait aussi l'Angle-
terre et la réforme, et sa tragédie intitulée le Schisme d* Angleterre
a pour but de rabaisser la naissance d'Éiiâabeth, de même que le
Henri VIII de Shakspeare cherche à la glcNrifier. Aussi le beau rôle
appartient-il chez le poète espagnol à Catherine d'Aragon, comme
cliez le poète anglais à Anne Boleyn. Cependant, même en Espagne^
on commençait à trouver surannées ces représentations sc6niques
d^ croyances et des traditions sacrées. Cervantes, dans son Don
Quichotte^ les blâme aussi vertement que les romans de chevalerie.
Calderon lui-même, mort en 1681, put observer le changement
qui s'opérait dans le goût de ses compatriotes. L'arrivée en 1700
d'un prince français sur le trône d'Espagne, en répandant au sein
.des hautes classes les idées de la France, acheva la défaite du vieux
genre.
Ainsi, dans la catholique Espagne elle-même, le théâtre du
moyen âge n'était plus apprécié, du moins par les grands et par les
lettrés, car les vieilles coutumes ne disparaissent pas de cette brus-
que manière. Quand on pénètre au-dessous de cette couche polie
qui, dans toute l'Europe et malgré de grandes diversités nationales,
constitue une seule et même société, on est tout surpris de voir
avec quelle ténacité se perpétuent dans les- rangs inférieurs les
coutumes qui eurent le temps de s'implanter dans les traditions. Le
mystère ou le drame religieux fut banni des villes et des cours, et
ne trouva plus d'acteurs vivans pour le représenter; mais il se sur-
vécut sous d'humbles formes qui n'ont pas encore tout à fait dis-
paru. Il n'y a pas bien longtemps que les théâtres forains jouaient
encore V Enfant prodigue ^ la Passion et la Tentation de saint
Antoine. Cette dernière surtout, y compris l'appariiion du pa-
chyderme qui y joue un rôle essentiel, charmait les paysans de
Normandie il y a quelque trente ans. Il est vrai que ces derniers
Testiges d'une puissance du passé ont presque disparu de nos cam-
pagnes du nord.
Une chose pourtant, une alliance hybride, conservera peut-être
un remarquable échantillon des mystères du moyen âge : c'est le
goût des radines pour les reliques de cette curieuse époque joint à
celui des paysans pour ce qui rapporte de l'argent. Parmi les pays
où les populations rustiques persistèrent à aimer la représentation
des vieux mystères, il faut citer le Tyrol et la Haute-Bavière. Au
xviii* siècle, l'autorité religieuse et la police s'entendirent pour pro-
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112 REYUE DES DEUX MONDES.
scrire ces jeux de la Passion, où, disait-on, le Christ était encore une
fois crucifié. Les classes éclairées à cette époque ne comprenaient
pas même qu'il pût y avoir un côté intéressant dans ces drames
naïfs, et le seigneur joséphiste était sur ce point parfaitement d'ac-
cord avec révoque le plus orthodoxe. Les paysans murmurèrent,
mais tout le monde leur donna tort, et ils finirent par se résigner.
Or il y avait un village qui souffrait beaucoup de cette interdiction,
c'était le village bavarois d'Oberammergau. Au xvii* siècle, ses ha-
bitans avaient fait vœu de représenter la Passion tous les dix ans
pour conjurer une épidémie qui faisait parmi eux de grands ravages.
C'était une dette d'honneur à payer, et à plusieurs reprises des dé*
putations se rendirent jusqu'à Munich pour obtenir la levée de l'in-
terdiction. Enfin le bon Maximilien, sur les instances de son fils
Louis, déjà très entiché de romantisme, prêta l'oreille à leurs re-
quêtes. La Passion d'Oberammergau, célébrée d'abord à petit bruit
en 1811, est devenue à chaque période décennale un événement
toujours grossissant, et l'on y vient désormais du fond de l'Alle-
magne. Inutile d'ajouter que la bourse des villageois s'en trouve
au moins aussi bien que leurs âmes. A cette occasion, le village se
transforme en caravansérail. Tous les habitans sont acteurs, depuis
le plus vieux jusqu'au plus jeune. Des maisons à balcon forment
les côtés et les loges d'avant-scène du théâtre, que recouvre hh
toit de planches. La montagne sert de toile de fond. Le parterre est
indéfini et à découvert. Tant pis pour les spectateurs, s'il pleut.
Le vieux texte a dû subir des modifications notables pour ne pas
efiaroucher la pudeur de la police bavaroise. Par exemple, toute
une armé^ de diables, dont quelques-uns très drôles, venaient jadis,
conduits par le Péché et la Mort, défier le Christ à grand renfort de
grimaces. Cette scène a été supprimée. En revanche, on possède
maintenant un orchestre, recruté, comme le reste de la troupe,
dans le village même.
Tout est donc fort sérieux, sauf les accidens imprévus. Des scènes
bibliques préludent au grand événement de la Passion, qui com-
mence par l'expulsion des marchands du temple, bientôt suivie de
la trahison de Judas. La flagellation a lieu derrière la scène, mais
YEcce homo se montre dans son attitude traditionnelle. C'est aussi
derrière la toile qu'on entend clouer sur la croix le divin supplicié;
mais, quand elle se lève, les deux larrons sont déjà crucifiés, tandis
qu'au même moment on dresse au milieu d'eux la croix qui porte le
Christ. Le coup de lance est donné dans une petite outre pleine de
sang. Des pétards indiquent le moment où les ténèbres sont censées
couvrir la terre. La scène de la descente de croix est, dit-on, la
mieux reproduite, peut-être parce que celui qui tient la place du
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LE DRAME RELIGIEUX. 113
Christ est détaché tout engourdi du bois où il a dû rester sus*
pendu un temps assez long. Des anges vêtus de blanc viennent
reaverser la pierre du sépulcre, et le ressuscité reparaît au milieu
dfs vapeurs de l'encens, tandis que les soldats romains s'enfuient
ai bruit de la détonation des boites.
Est-ce complaisance, charme de l'étrangeté, romantisme des
spectateurs ou mérite réel des acteurs? Le fait est que des juges
dont on ne saurait récuser la compétence affirment qu'en somme
1 effet général est d'une puissance réelle, et même ce genre de spec-
tacle a ses enthousiastes, parmi lesquels il faut citer surtout l'émi-
3eot acteur allemand M. Devrient, qui revint enchanté du highland
bavarois, où il avait été voir la Passion de 1850. Les gens du pays
3Dt pour industrie la fabrication d'objets en bois taillé et découpé
qui ne manquent pas de caractère. Ce métier a pu développer chez
eux quelque sentiment de l'art. Les traditions de famille, les répé-
titions fréquentes à domicile, ont pu vaincre jusqu'à un certain
point la gaucherie rustique. Il y a des rôles qui passent de temps
mmémorial du père au fils. Le Judas de 1860 avait hérité de son
père le rôle, probablement peu envié, du plus fameux des traîtres
3t la barbe rousse qui fait partie de son costume. Le Christ de la
nême année, très habile découpeur de bois, n'était point trop au-
ifâsous de son rôle écrasant. C'est son chant, paraît-il, qui laissait
.e plus à désirer. On peut d'ailleurs s'apercevoir, en lisant les nom-
breuses descriptions qu'on en a faites, que les acteurs cherchent à
«uppléer les imperfections de leur art dramatique par la fréquence
les tableaux vivans, dont le principal mérite consiste dans le grou-
pement et l'attitude des personnages. Les costumes sont conformes
i ceux qu'on voit sur les anciens tableaux d'église. Les gestes
iont anguleux comme ceux de ces vénérables modèles; parfois on
•roirait voir des figures détachée* des toiles des vieux maîtres,
^urtant quelque chose cloche toujours dans ces résurrections des
:outuines antiques. L'orchestre, par exemple, manque absolument
décodeur historique. En 1840, il portait le frac noir et le pan-
talon blanc. Les correspondans envoyés par les journaux jetèrent
les hauts cris. Pour faire plaisir à ces messieurs, les braves musi-
ciens aidossèrent dix ans plus tard leur uniforme de la landivehr.
IV.
Ce n'est pas une exception comme celle que nous venons de dé-
crire, ni quelques faits parallèles plus obscurs dont quelques au-
tres localités sont encore parfois les témoins en Suisse et en Alle-
TOME LIXVI. — 1868. 8
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11 A REVUE D£S DEUX MONDES.
magne (1), qui pourraient inspirer Tidée que le drame religieux est
destiné à renaître de nos jours. 11 est mort, et bien mort, depuis le
xvu!" siècle. C'est un revenant dans notre vie moderne; c'est même
uniquement la bizarrerie de sa conservation sur une assez grande
échelle dans un coin retiré des Alpes bavaroises qui vaut une cer-
taine renommée, à la Passion d'Oberammergau. Il suffirait pour la
supprimer tout à fait que d'autres communes, alléchées par las
profits du métier, se missent à organiser la concurrence. Bientôt k
satiété s'en mêlerait. Probablement l'autorité catholique réclame-
rait l'appui du bras séculier pour décourager ces exagérations da
romantisme religieux, et les inévitables scandales qui s'y mêleraient
bientôt donneraient à cette intervention des motils très plausibles.
Ainsi le drame religieux naît au sein même du culte, dont il fait
partie intégrante jusqu'au xiu* siècle. Quand il s'en détache, il reste
longtemps son allié, très soumis à l'orthodoxie ecclésiastique. U
n'en doit pas moins à cette séparation la faculté de s'ouvrir à des
élémens tout séculiers qui feront Ijb drame laïque^ tragédie ou co-
médie, désormais et exclusivement voué à la mise en scène de h
vie humaine. Déjà suspect à la veille de la réforme, le drame reli-
gieux recule devant la renaissance, se fait controversiste et dogma-
tique, meurt lentement malgré le regain d'arriëre-saison qu'il pro-
duit encore en Espagne, et succombe enfin sous des antipathies
que rindifi*érence des uns et la foi plus raffinée des autres con-
tribuent également à nourrir. S'il fallait lui trouver de nos jourj
des successeurs sérieux, il faudrait les chercher tout près de soa
berceau dans l'ordre des grandes compositions musicales. La messe
en musique et Y oratorio continuent de dramatiser pour l'oreille Les
grandes scènes de la tradition sacrée. La foi chrétienne moderne
se complaît sans restriction dans cette représentation purement
déale où le sentiment domine de très haut le fait littéral, et qui
n'exige pas d'opinion dogmatique définie pour être goûtée. On peu:
cependant ajouter qu'en se rappelant les noms des maîtres qui on.
illustré ce domaine particulier du grand art, en voyant les préfé-
rences des populations pour l'une ou l'autre de ces deux branches
de la musique religieuse, on reconnaît en elles le prolongement
des deux directions divergentes que prit le drame religieux dans
(1) Une communication bienveillante m'apprend que de nos jours, au fond des gorges
frontières de l'Aragon et du val d'Aran, le drame de la Passion se joue encore chaque
année dans une procession se dirigeant vers un calvaire. Le Christ porte une très lourde
croix et tombe plusieurs fois. Les coups, les injures de tout le village pleuvent sur lui,
et il parait que les acteurs, se grisant en quelque sorte de bruit et d'action, arrivent à
uo réalisme d'un effet étrange. On sait du reste que TEspagne est le pays par cxcei-
e des processions à p e» rsonnages.
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LE DRAME BELIGIEDX. 115
sa dernière période. Sans que les deux genres s'excluent, la messe
en musique est catholique; YoratoriOy tel que l'ont compris Bach,
Hesdel, Meodelssohn, est plutôt protestant.
A partir du xvn* siècle, le rapport entre l'église et le théâtre fut
donc précisément en sens inverse de ce qu'il avait été au moyen
âge. A l'étroite alliance succéda T hostilité. Il y eut des momens de
trêve, mais alors ce ne fut pas le drame religieux qui s'ouvrit à des
élémeas mondains; ce fut le drame mondain qui, de temps à autre et
àTheure de sa convenance, choisit ses sujets dans Tordre religieux.
Gfô empiétemens n'eurent pas lieu sans réclamation de la part des
gens à piété étroite. Corneille dut invoquer Texemple de Grotius et
de Buchanan pour justifier l'audace qu'il avait eue de faire flgurer
saint Polyeucte sur les planches. La tragédie de ce nom, celle de
tout notre répertoire qui se rapproche le plus de Vauto sacramental
espagnol, prouve le changement opéré dans les esprits. La légende
racontée par Siméon Métapbraste ne sait rien d'un premier amour
de Pauline pour Sévère. Le Polyeucte canonique regarde tout bon-
n^efit les larmes de sa femme comme des tentations du diable et
marche sans hésitaticMi au martyre. Ce qui appartient au poète mo-
derne, c'est donc l'élément éminemment tragique, mais peu ecclé-
siastique, de Tamour aux prises avec le devoir, et il nous faut bien
avouer que c'est là précisément ce qui nous touche dans cet épi-
sode dramatisé de l'histoire du martyre. Sans l'intervention d'une
passion tout humaine, le fanatisme du héros nous laisserait assex
frdii^. Le drame du moyen âge au contraire se fût contenté de ce
genre d'intérêt. Pour nous, c'est bien moins l'orthodoxie de Po-
lyeucte qui nous émeut que les agitations de son cœur, et nous
croyons exprimer le sentiment de l'immense majorité des lecteurs
contemporains en ajoutant qu'aujourd'hui Pauline nous touche plus
que son époux. Molière aussi fit entrer momentanément la religion
daas son théâtre, d'abord dans Don Juauy et un peu, semble-t-il,
pour que le pavillon couvrit la marchandise. La seconde fois, ce fut
dans le Tartuffe, et pour s'attaquer à un vice aussi odieux que dif-
ficile à stigmatiser comme il le mérite sans éveiller des susceptibi-
lités de l'ordre le plus irritable. Tartuffe , composé aujourd'hui,
trouverait-il grâce devant la censure?
Si quelque chose est de nature à prouver l'énorme difficulté des
drames dont le sujet rentre ^ns le domaine religieux, c'est préci-
sément l'œuvre qu'on regarde comme la perfection môme du genre,
ce sont les deux tragédies d'Esther et à^Athalie. Nous savons tous
four quelle destination ces deux pièces furent composées. Racine
îi'avait certes pas la moindre arrière-pensée libérale en les écri-
vant, et pourtant que ne découvrit-on pas dans les virginales tra-
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11 Ô REVUE DES DEUX MONDES.
gédies! Assuérus était Louis XIV, Vasthi la Montespan, Aman Lou^
vois, que plus d'un spectateur eût bien voulu voir pendre à plus
de cinquante coudées de hauteur; Esther était M™* de Maintenon, se
rappelant peut-être les vieux psaumes de son enfance huguenote,
et tâchant d'éclairer la justice souveraine sur les odieux traitemens
infligés au peuple de Dieu dispersé dans l'empire. M™* de Main-
tenon avait bien d'autres soucis en tête, mais à défaut d'un intérêt
d'amour on voulait à tout prix trouver un intérêt politique à la
pièce religieuse. Dans Athalie^ il y avait une insurrection victo-
rieuse, une reine détrônée, un prêtre inaccessible à la crainte, et
la ravissante harmonie du vers racinien, qui atteint la perfection
dans cette tragédie biblique, ne pouvait adoucir assez les ten-
dances subversives de toute cette histoire. Le fait est, contrairement
à Topinion commune, qu! Esther ne fut pas jouée long temps à Saint-
Cyr, et qu' Athalie ne le fut jamais. Il paraît qu'on s'était aperçu
aux répétitions des ravages que malgré l'innocence du sujet ces
exercices dramatiques faisaient dans l'imagination des jeunes ac-
trices. Ce devait être un bien joli petit roi que Joas, et si Athalie,
un rôle de grande, avait la mauvaise part dans la pièce, encore
devait-elle se montrer reine superbe et passionnée devant les plus
brillans seigneurs de la cour. Le théâtre et la religion dénonçaient
une fois de plus leur incompatibilité dans les mœurs modernes.
Bientôt l'intérêt religieux fit complètement défaut aux deux pièces,
le charme littéraire resta seul, et le monde profita exclusivement de
ce qui avait un instant paru indivis entre lui et l'église. C'est le
sentiment de la même contradiction qui détermina Shakspeare, à
une époque de grande agitation religieuse, à rester dans la sphère
supérieure que n'atteignent pas les aspérités des luttes confession-
nelles, et où le sens religieux, chrétien au fond, mais général, de-
meure seul indissolublement uni au cœur humain.
La contradiction devint plus évidente encore au xtiïi* siècle.
Alors le drame devint philosophique et combattit l'absolutisme des
confessions religieuses. Zaïre tend à montrer dans les différences
de religion l'un des plus grands obstacles qui s'opposent au bon-
heur de l'humanité. Ahire^ tragédie trop peu appréciée de nos
jours, tout en développant au fond la même idée, relève surtout
dans la morale chrétienne ce qu'elle a de commun avec la morale
philosophique alors en vogue, la beauté du pardon généreusement
accordé à ses ennemis. Mahomet est plus méchant. L'auteur eut la
malice de le dédier au pape, et celui-ci eut la bonhomie de remer-
cier « son fils » Voltaire et de lui octroyer sa bénédiction. Or notre
Tils Voltaire envoyait vers le même temps sa tragédie à son royal
ami de Berlin sans la lui dédier, mais en la définissant : Tartuffe
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LE DRAME RELIGIEUX. 117
les armes à la main. Au fond, il voulait montrer comment une re-
ligion se fonde, et il le montrait conformément aux idées fausses
que le x?iii* siècle »'était forgées sur ce chapitre mystérieux entre
tous des origines historiques. £n Allemagne, dans un esprit non
moins philosophique, mais beaucoup plus religieux, Lessing publiait
son Nathan, et ce précurseur de la théologie moderne creusait par
cette œuvre magistrale dans la conscience du peuple allemand un
de ces sillons qui ne se referment plus. Encore une pièce qui vint
à son heure, et qui, si elle n'avait aujourd'hui la prescription du
temps, n'obtiendrait pas facilement les honneurs de la représenta-
tion publique.
La révolution est donc complète. Ce qui alimentait le drame au
moyen âge le condamne ou le tue aujourd'hui. Pourquoi cela? Ce
n'est pas sans cause profonde que par deux fois, à l'origine de deux
civilisations, le culte et le drame ont commencé par vivre d'une
seale et même vie. Tous deux se rattachent à une même propen-
sion de l'esprit humain, qui aime à s'objectiver, et qui pour cela
traduit sous forme extérieure et visible les idées et les sentimens
doDi il est rempli. Le langage, l'accent, le geste, l'art dans toutes
sfâ branches,* n'ont pas d'autre origine. Cette représentation de
l'esprit devant l'esprit procure à l'homme l'un de ses plus vifs
plaisirs, car elle équivaut à une extension, à un redoublement de
la vie, et elle se rattache ainsi à ce qui constitue l'essence même
du bonheur. Tant que la vie se renferme dans le cercle des choses
religieuses, ou plutôt tant que la religion, conçue comme un ordre
de choses purement surnïtturelles et extérieures au monde, offre le
seul idéal, le seul intérêt spirituel compris et apprécié de tous, le
drame reste exclusivement religieux. L'homme d'une telle époque
ne se reconnaîtrait pas dans un autre genre. Cependant l'esprit hu-
main sent germer en lui-même des intérêts, des passions élevées,
des sentimens qui ne se rattachent plus qu'indirectement à cette
conception dualiste de la religion, et qui même lui sont souvent
opposés. L'ne religion purement surnaturelle déclare la guerre au
monde au lieu de chercher à le purifier. L'antagonisme de principe
entre la vie ordinaire et la vie religieuse se reflétera donc dans l'op-
position du drame, qui représente la vie réelle, et du culte, qui sert
d'eipression à la vie religieuse. C'est la brouille grandissante entre
le théâtre et l'église.
On aurait pu croire que la réforme, dont la tendance était de
réunir la vie civile et la vie religieuse en les pénétrant Tune par
l'autre, aurait rendu à l'élément religieux dans le drame la place
qu'il a dans la vie quotidienne et surtout au sein des populations
protestantes, où le culte est chose de la famille presque autant que
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118 REVUE DES DEUX MONDES.
de Téglise. Il y eut bien, nous l'avons vu, quelques velléités de ce
genre; mais une autre difficulté, inhérente au drame, se présenta.
En vertu môme de cet ardent besoin de réalité, de sincérité reli-
gieuse dont la réforme était issue, le drame plaisait peu, le drame
religieux moins que les autres. L'esprit humain, nous le répétons,
aime la représentation extérieure de lui-même ; mais quand il est
arrivé à l'âge de la réQexion, il ne se dissimule plus que cette re-
présentation n'est qu'une imitation de la réalité, et non cette réalité
elle-même. S'il s'agit d'objets à propos desquels la fausse apparence
de la réalité n'a point d'importance morale, l'inconvénient dispa-
rait ou du moins est supporté sans peine. Encore faut-il pourtant
que l'illusion scénique soit aussi complète que possible pour que
le plaisir se soutienne. Quand au contraire l'objet représenté est de
ceux dont l'imitation, sans réalité correspondante, confine au sacri-
lège, le scandale, le dégoût, tout au moins la répugnance, ne tar-
dent pas à venir. On ne souffre pas plus le comédien-prédicateur
que le prédicateur-comédien. La même soif de réalité religieuse qui
fit la réforme engendra l'antipathie contre les images, les pompes
sacerdotales et le théâtre. Le puritanisme ne fut pas plus doux que
l'église catholique aux acteurs de profession. Un exemple illustre,
celui de J.-J. Rousseau, explique à merveille ce genre d'antipathie,
qui tient moins à un dogme qu'à une disposition d'esprit.
Cet antagonisme absolu ne pouvait toujours durer. La société ne
peut pas plus vivre que l'individu dans la contradiction consciente
et patente. Tous les hommes raisonnables conviennent aujourd'hui
que le théâtre fait partie intégrante et nécessaire de la civilisation,
et, s'il y a de nombreuses diversités dans l'idée qu'on se fait de la
valeur morale des représentations scéniques, l'extrême étroitesse
religieuse les condamne seule en principe. Toutefois il s'en faut en-
core, de beaucoup que la réconciliation entre le drame et la piété,
entre le théâtre et l'église, soit passée dans les faits. Le théâtre lui-
même est encore en grande partie dominé par l'ancien dualisme,
n est de fait que, prétendant reproduire la vie réelle, il se défend
systématiquement de toucher à un côté de la vie qui tient pourtant
une grande place dans Texistence sociale et la destinée de l'indi-
vidu. L'opéra seul fait exception à cause précisément* de ce pou-
voir idéalisant de la musique dont nous avons parlé. D'ailleurs à
l'Opéra la question de vraisemblance ne se pose même pas (1). La
diversité des opinions religieuses contribue aussi beaucoup à cette
(1) N'oublions pas toutefois que là où les influences sacerdotales ont la haute maia
on ne se gène pas pour introduire d'étranges Tariautes dans les pièces qui touchent à
la religion.
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Lfi U&AlfS R£IMI£UX. 119
abstention. Tout auteur dramatique redoute les oppositions que
soulèveraient chez une partie quelconque des spectateurs des sus-
ceptibilités étrangères à l'art lui-même. Aussi, quand on ne peut
absolument se dispenser d'ouvrir momentanément la porte à l'élé-
ment religieux, se borne-t-on à en saisir les données les plus géné-
rales, celles qui font partie de la confession de foi de tout le monde,
n est évident que sous ce rapport le théâtre contemporain ne donne
qu'une image incomplète de la société du xix*' siècle.
Cet état de choses cbangera-t-il un jour? Peut-être, car nous
marchons, non vers un retour à la confusion, mais vers la concilia-
tion des contraires dans une synthèse supérieure. Ce sera dans
tous les cas l'œuvre du temps, d'un temps très long. Qu'on ne s'a-
?ise pas de vouloir hâter ce changement par une réforme artificielle
que décréteraient d'knpatiens amis du progrès. Rien ne résiste plus
opiniâtrement que le théâtre à une réforme venant du dehors.
11 est moins maître de lui-môme que le livre, qui ne craint pas la
contradiction et souvent la provoque. Le théâtre ne se modifie que
dans la mesure où la société se transforme elle-même. Pour que
l'élément religieux reprenne au théâtre, non pas sans doute son
ancienne puissance d'absorption, mais une place proportionnée à
celle qu'il tient dans la vie réelle, il faut que la tolérance règne
autre part que dans les articles de la constitution, que l'opinion ne
voie plus dans la religion un à parte dans l'existence individuelle
et sociale, mais conçoive qu'elle est aussi naturelle dans l'histoire
de l'humanité et dans le développement de l'âme humaine que
l'art, la morale, la politique, la science; il faut que de son côté l'art
scénique se purifie de ses accointances trop intimes avec un certain
coite dont il n'est pas assez émancipé, j'entends celui qui se célé-
kra jadis à Paphos, à Gythère et autres lieux célèbres; il faut que
t religion devienne à la fois plus intense et plus rationnelle, plus
sérieuse chez les uns et plus'spiritualiste chez les autres; il faut...
3 faut tant de choses que nous ne les verrons pas, et nos enfans
Bon p/us.
Albert Retille.
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LA
PHYSIOLOGIE FRANÇAISE
ET
M. CLAUDE BERNARD
1. Rapport twr la progrès et la marche de la physiologie générale en France, par M. Claad«
Bernard; Paris 1867. — II. Leçons sur les proptiétcs des tissus vioans, par le même; Paris
1866. — III. Leçons sur la Physiologie générale et comparée du système nenrux, par M. A.
Vulpian, rédigées par M. Ernest Brémond; Paris 1866. — IV. Happwt sur les progris
réeens des sciences xoologiques en France, par M. Milne Edwards; Paris 1867.
On sait que le ministère de l'instruction publique a publié, à
l'occasion de l'exposition universelle de 1867, une série de rapports
sur les progrès des sciences et des lettres en France. Le soin de
rendre compte des progrès de la physiologie générale a été confié à
M. Claude Bernard, qui, en rappelant les pénibles débuts de l'ex-
périmentation physiologique et les découvertes importantes qu'elle
a faites avec des ressources bien médiocres, avait le droit de dire,
comme le héros troyen,
Qoieque ipse miserrima vidi
Et quorum pars magaa fui.
Aussi le premier soin du rapporteur est-il de demander avec instance
la fondation de grands laboratoires de recherche où l'investigation
scientifique puisse trouver tous les secours qui lui sont nécessaires.
C'est au gouvernement qu'il s'adresse pour recommander cette in-
stitution, puisqu'en France c'est le gouvernement que nous char-
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 121
geons de tout faire. Le rapport de M. Claude Bernard embrasse
l'ensemble des travaux qui ont marqué ces vingt ou trente der-
nières années, et son œuvre propre y tient naturellement une grande
place. « Les découvertes et les travaux que j'ai publiés, dit-U, sont
souvent à l'état de simples ébauches ou même parfois d*indications
insufiisantes. Je crois qu'ils n'en ont pas moins exercé une influence
utile sur la marche de la science en suscitant des recherches nou-
velles de la part d'un grand nombre d'expérimentateurs; mais je
désire qu'on sache que les obscurités, les imperfections et Fincohé-
rence apparente qu'on peut y trouver ne sont que les conséquences
du manque de temps, des diflicultés d'exécution et des embarras
multipliés que j'ai rencontrés dans le cours de mon évolution scien-
tifique. Depuis plusieurs années, je suis préoccupé de l'idée de re-
prendre tous mes travaux épars, de les exposer dans leur ensemble
ifin de faire ressortir les idées générales qu'ils renferment. J'espère
maintenant qu'il me sera permis d'accomplir cette deuxième période
de ma carrière scientifique. » Tout le monde fera des vœux pour
que l'œuvre d'ensemble qui est ainsi annoncée soit menée à bonne
fin; mais tout le monde sait aussi que les u travaux épars » dont
H. Claude Bernard nous entretient ont sufli dès maintenant pour
Im faire un nom important dans les lettres aussi bien que dans les
sciences. M. Claude Bernard en effet n'est point seulement un ex-
périmentateur, il est encore, — et ce n'est point aux lecteurs de la
Revue qu'il faut l'apprendre, — un penseur et un écrivain. En ex-
posant îui-méme avec une grande netteté quelques-unes des con-
clusions où l'ont niiené ses recherches, il a pris place dans la lutte
des idées contemporaines; il a mérité ainsi d'être compté comme
ondes représentans les plus autorisés et nous pourrions dire comme
le porte-drapeau de cette phalange de travailleurs à laquelle on a
donné le nom d'école expérimentale. Cette école du reste, à part
quelques démêlés sans importance, vit en assez bons termes avec
les métaphysiciens de nos jours; elle les a séduits par sa réserve et
son esprit de conciliation; elle a ouvert pour bien des questions ir-
ritantes une sorte de terrain neutre où les opinions contraires peu-
vent se rencontrer et se pénétrer. Y a-t-il entre l'école expérimen-
tale et les doctrines métaphysiques qui l'entourent de divers côtés
un véritable traité de paix ou seulement une trêve, un modus Vi-
vendi? C'est ce qu'il serait fort intéressant d'étudier de près. On
discernerait sans doute, à côté de sérieux motifs de concorde, des
comproDQis ou des malentendus d'où la guerre peut sortir un de
ces jours.
Pour faire une pareille étude, on n'aurait qu'à examiner les idées
générales que M. Claude Bernard a introduites dans la discussion
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122 REYUE DES DEUX MONDES.
philosophique. Il a eu la bonne fortune de tracer ea quelques traits
principaux une sorte de programme pour lecpiel les doctrines ex-
trêmes nfKMitrent un égal respect. C'est ce programme qu'il fau-
drait discuter. Toutefois ce n'est pas là le but que nous nous pr»^
posons aujourd'hui, et nous avons pour nous abstenir, entre autres
motifs, une raison capitale. Ce programme sera sans doute ma-
gistralement développé et commenté dans une occasion prochaine,
à la séance où M. Claude Bernard, récemment élu membre de
l'Académie française, prendra place parmi ses nouveaux collègues.
Le récipiendaire, avec cette modestie qui est comme le costume
propre de ces solennités, s'excusera d'ab<wrd de l'honneur qu'il a
reçu, et le renverra tout entier à cette école physiologique qu'un
travail opiniâtre a conduite à des vérités nouvelles. « Non, mon-
sieur, répondra le directeur de l'Acadéfuie, ce n'est point une école
de physiologie que nous avons voulu récompenser, ce n'est même
pas à l'auteur de plusieurs découvertes importantes que nous avons
donné nos suffrages; celui que nous avons appelé parmi nous, c'est
l'écrivain qui, d'ane main à la fois ferme et délicate, a marqué les
droits et les méthodes de la libre recherche. » Nous verrons sans
doute après cet exorde un exposé complet de ces droits et de ces
méthodes, et voilà pourquoi nous nous abstenons d'en parler au-
jourd'hui.
Nous allons faire une œuvre beaucoup plus modeste. Nous vou-
lons seulement, en nous tenant sur le terrain des faits, chercher
dans le rapport officiel sur les progrès de la physiologie française
quelles sont les principales découvertes que l'école expérimentale
peut inscrire à son crédit. Nous aurons ainsi occasion de rappeler
des travaux connus; mais on ne saurait trop insister sur les faits,
sur ceux surtout qui servent de point de départ à des discussions
théoriques. Il est un spectacle en effet qui nous est donné joum^
lement dans les controverses qu'amènent les progrès de la science.
On voit souvent les conclusions grossir peu à peu et s'enfler jusqu'à
perdre toute proportion avec les données d'où elles sont parties.
D'abord les auteurs de découvertes expérimentales sont quelquefois
portés à s'en exagérer l'importance. Ils connaissent du moins le
terrain sur lequel ils se sont placés, et, s'ils en sortent, c'est à bon
escient. Ceux qui n'ont pas fait les expériences, qui en ont lu seule-
ment la relation, n'ont plus le sentiment net des restrictions néces-
saires; ils s'aventurent beaucoup plus aisément, et peuvent arriver
ainsi à des généralités téméraires. Les plus audaciefix, les plus ter-
ribles, sont ceux qui ne connaissent en aucune façon les faits origi-
naux, qui prennent les conclusions à demi formulées, et tout d'abord
les poussent à l'extrême. Il ne sera donc pas inutile de rappeler
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LA PHTSIOLOGU FRANÇAISE. 123
atec qadqae pFécisioQ les principales données que Técole expéri-
mentale a récenament introduites dans la science. Dans ce cadre
tout pratique, l'œuvre de M. Claude Bernard se mettra d'elle-
même au rang qui lui appartient. II ne s'agit point ici de faire
un cours de physiologie, et nous n'aborderons que quelques su-
jets; Doos ne pourrons même pas toujours les classer bien rigou-
reusement. Nous commencerons cependant par les indications qui
MDt relatives au système nerveux et au système sanguin ; nous ter-
minenms par les phénomènes qui intéressent plus particulièrement
le développement de l'être, nous voulons dire la nutrition et la gé-
nération.
I.
L'étude du système nerveux tient sans contredit la première
place dans la physiologie uHKlerne. 11 y a un demi-siècle ejnviron
qu'on signala une différence fonctionnelle entre les racines anté-
rieures et les racines postérieures des nerfs rachidiens. Ce fait fon-
damental, indiqué par Magendie, est devenu particulièrement fé-
cood entre les mains de ses successeurs. Aussi est-ce par l'histoire
de cette grande découverte que commence le rapport de M. Claude
Bernard. Les fibres nerveuses sortent de la moelle épinière sous
larme de deux racines distinctes qui se réunissent ensuite pour
former un cordon unique. Cette division des racines a été fort beu-
reofie pour la physiologie; sans elle, il eût sans doute été fort
difficile d'apprendre qu'une des parties du cordon est chargée de
transmettre aux centres nerveux les impressions périphériques,
Taotre de porter aux muscles les excitations motrices. L'expérience
de Magendie fut faite en 1822 sur des chiens. Il mit la moelle épi-
Bière à nu, et coupa d'abord les racines postérieures des nerfs
nchidiens; il vit qu'alors la sensibilité se trouvait éteinte dans les
parties où ces nerfs se ramifiaient. 11 coupa sur d'autres sujets les
racines antérieures des mêmes nerfs, et constata que le mouvement
ae trouvait alors aboli. Enfin il s'assura que la section simultanée
des deux ordres de racines détruisait à la fois la sensibilité et le
mouvement dans les parties du corps où les nerfs se rendaient. De
l'ensemble de ces essais, Magendie conclut que les racines anté-
Beures président au mouvement, les .racines postérieures au sen-
^ûuent. Cette donnée, acquise d'abord pour les ner& rachidiens,
fot généralisée plus tard, à l'étranger par les travaux de T. Millier,
de Stilling, de Yalentin, de Van Deen, en France par ceux de M. Lon-
g^, et ainsi se trouva introduite dans la science la distinction fon-
damentale des nerfs moteurs et des nerfs sensibles. Dès l'année
1842, cette distinction était systématiquement établie dans un
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124 REVUE DES DEUX MONDES.
grand ouvrage publié par M. Longet, Anatomie et physiologie du
système nerveux de Vhomme et des animaux vertébrés.
L'importance qui s'attache à cette conquête de la physiologie
contemporaine a donné lieu à une controverse longuement agitée
et qui est close à peine. M. Claude Bernard a énergiquement reven-
diqué pour son maître Magendie la gloire de cette découverte, long-
temps attribuée à peu près exclusivement à un physiologiste an-
glais, Charles Bell, mort en 1842. Les titres de Charles Bell ne
laissaient pas de paraître assez sérieux. Le premier en effet il avait
institué des expériences sur les racines des nerfs rachidiens. Il en
avait fait connaître le résultat dans un opuscule tiré à un très petit
nombre d'exemplaires et distribué à ses amis seulement (1). Plus
tard, en 1821, il avait communiqué à la Société royale de Londres
un nouveau mémoire sur l'arrangement des nerfs de la face. Ses
différentes expériences avaient amené Bell à indiquer qu'il y avait
des fonctions différentes pour les racines antérieures et les racines
postérieures; mais ce fait seul était exact dans ses assertions, et
il s'était trompé quand il avait voulu déterminer la fonction spé-
ciale de chaque ordre de racines. Il avait sur le rôle général du
système encéphalique des idées préconçues, reconnues fausses au-
jourd'hui, et qui obscurcirent pour lui la vue des faits. Dans les
idées de Bell, le cerveau proprement dit était à la fois le centre
de la sensibilité et du mouvement, tandis que le cervelet prési-
dait aux actions organiques, comme la circulation, la nutrition,
les sécrétions. Partant de là, il admit que les racines antérieures
étaient chargées de transmettre l'influence du cerveau et les ra-
cines postérieures l'influence du cervelet; les premières étaient
donc l'instrument mixte de la sensibilité et du mouvement, tandis
que les secondes conduisaient l'influence vitale ou organique. La
division introduite par Charles Bell était, on le voit, tout à fait illu-
soire : les phénomènes de sensibilité et de mouvement se trouvaient
confondus dans la racine antérieure, tandis qu'une fonction chimé-
rique était attribuée à la racine postérieure. Il y avait loin de cette
vue à la détermination du véritable rôle des racines nerveuses. Ce-
pendant Bell avait à un certain moment presque touché la solution
du problème : ses indications sur le mouvement étaient exactes;
mais ii avait mal observé les phénomènes de sensibilité, et il avait
conclu à contre-sens. Ses idées s'éclaircirent lorsque parurent en
1822 les mémorables expériences de Magendie dont nous parlions
tout à l'heure. Bell n'eut pas de peine à les vériGer, et s'en servit
pour rectifier ses propres conclusions. Il réclama dès lors un droit
de priorité sur la découverte de la division des fonctions nerveuses.
(i) An idea of a new anatomy of Ihe hrain, Londres 1811. ^
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 125
Cette prétention se produisit dès Tannée 1822 par l'organe de
Shaw, élève et parent de Bell, qui en écrivit à Magendie, et qui se
chargea de faire valoir devant le inonde scientifique les titres du
physiologiste anglais. Ces titres furent bientôt appuyés d'un argu-
ment qui dut paraître péremptoire aux yeux des savans. L'opus-
cule de Bell imprimé en 1811 et son mémoire de 1821 étaient fort
rares et n'avaient reçu aucune publicité. Bell les réimprima en 182&
dans une Exposition générale du système nerveux de V homme j
mais, éclairé par les travaux de Magendie, il ût subir au texte pri-
mitif les modlGcations nécessaires pour le mettre en harmonie avec
les expériences nouvelles. Les erreurs furent supprimées, les pas-
sages compromettans furent dénaturés, et ce qui était à peu près
ïrai fut habilement poussé jusqu'à le devenir tout à fait. Aussi les
physiologistes du temps admirent-ils à peu près unanimement les
droits de priorité de Bell, et Magendie lui-même mit une certaine
négligence à faire valoir ses propres titres. Il tes réclama pourtant
avec quelque vivacité en 18A7, à la suite d'une séance de l'Acadé-
mie des Sciences où M. Flourens, lisant une note relative aux eifets
de riDhalation de l'éther sur la moelle allongée, attribuait à Charles
Bell l'honneur d'avoir localisé le mouvement et le sentiment ner-
veux. «C'est bien mon œuvre, disait Magendie répondant à M. Flou-
rens, et elle doit rester comme une des colonnes du monument
qu'élève depuis le commencement de ce siècle la physiologie fran-
çaise. »
Une circonstance, il faut bien le dire, avait contribué dans les
premiers temps à obscurcir les titres de Magendie. Après avoir, au
début de l'année 1822, annoncé sa découverte sous une forme très
nette et très aflirmative, il était devenu tout à coup beaucoup plus
réservé dans un second mémoire publié au mois d'octobre de la
même année. C'est qu'en effet, toujours jaloux de s'en tenir à la
stricte expérimentation, il croyait devoir publier des faits qui atté-
onaûent dans une certaine mesure son affirmation primitive. Il dé-
clarait alors, tout en maintenant sa division fondamentale, qu'il
pouvait exister un peu de faculté motrice dans les racines posté-
rieures et une faible action sensitive dans les racines antérieures.
C'étaient là les résultats de phénomènes secondaires mal élucidés à
cette époque. La racine postérieure donne lieu incidemment, par
son influence sur l'antérieure, à des actions réflexes, et de même
FaDtérieure, en réagissant sur la postérieure, produit ce que l'on
appelle maintenant une sensibilité récurrente. Ces faits accessoires
forent mis en lumière par Magendie lui-môme, et il fit ainsi dispa-
raître dès Tannée 1839 ce que ses réserves avaient pu jeter d'in-
cerUtude sur ses premiers travaux.
Quoi qu'il en soit, la cause parut jugée entre Bell et Magendie, et
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126 BETUE DES DEUX MONDES.
rhabitude prévalut de rapporter au professeur anglais la décou-
verte des fonctions des racines. Il en fut ainsi jusqu'à ces dernières
années. C'est tout récemment qu'une sorte de procès en révision a
été ouvert contre cette sentence par M. Claude Bernard et par quel-
ques jeunes professeurs, parmi lesquels il faut citer M. Vulpian. Il
s'ensuivit une controverse qui peut être considérée comme le pen-
dant de cette autre enquête suscitée de nos jours au sujet de Pas-
cal et de Newton. Ici aussi on alla rechercher des textes, et M. Vul-
pian paraît avoir produit les argumens les plus utiles à la décision
du litige en retrouvant la teneur des écrits originaux de Bell, que le
public n'avait connus que remaniés et corrigés.
La découverte des fonctions distinctes des nerfs rachidiens ouvrît
une ère de progrès rapides. Trois élémens différens se trouvaient
mis en évidence dans les phénomènes de sensation et de locomo-
tion, le muscle, le nerf moteur, le nerf sensitif, et l'anatomie, ve-
nant en aide à la pHysiologie, apprenait à les spécialiser. L'analyse
anatomique des tissus musculaires et nerveux a surtout fait depuis
vingt ans de grands progrès en Allemagne. Le muscle se réduit à une
fibrille élémentaire dont la grosseur ne varie guère qu'entre un et
deux millièmes de millimètres; cette fibrille se compose d'un tube
élastique et d'une substance intérieure éminemment contractile. Les
troncs nerveux se décomposent aussi en fibres plus fines encore que
les fibres musculaires. Ces fibres nerveuses sont constituées par une
enveloppe hyaline et par une sorte de moelle qui la remplit; au
centre du tube est un filament très ténu qu'on appelle le cylindre-
axcy et qui est la partie conductrice vraiment essentielle de l'élé-
ment nerveux. Les tubes moteurs paraissent généralement plus
gros que les tubes sensitifs, quoique la structure des uns et des au-
tres soit semblable; mais c'est par les extrémités des filamens que
diffèrent surtout les deux ordres de nerfs. Le cylindre-axe de la
fibre motrice prend naissance au centre dans une cellule nerveuse
spéciale (cellule motrice), et à son extrémité périphérique il se ter-
mine dans le muscle en formant une sorte de plaque ou intumes-
cence qui a été étudiée d'abord en Allemagne par M. Kûhne, et
récemment en France par M. Rouget, professeur à la faculté de
médecine de Montpellier. Le cylindre-axe de la fibre sensitive com-
mence dans la peau ou dans une autre partie sensible du corps, et
vient s'insérer au centre dans une cellule spéciale appelée cellule
sensitive. Des communications tubulaires sont d'ailleurs établies
entre les cellules sensiiives et les cellules motrices, et leur permet-
tent de réagir les unes sur les autres.
La structure anatomique des trois élémens, musculaire, moteur,
sensitif, arrivait ainsi à être mieux connue au moment où les pro-
priétés physiologiques en étaient mises en lumière par des travaux
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 127
mémorables. Personne n'ignore les belles expériences qu'a inanga-
rées M. Claude Bernard à l'aide d'un poison indien, le curare ou
woorara. Différencier par des artifices convenablement choisis les
propriétés des divers élémens physiologiques, tel est le principe de
recherche dont M. Claude Bernard sait tirer les développemens les
plus féconds et auquel il assigne un caractère tout à fait général. II
a fait ainsi dans l'étude des élémens musculaires et nerveux un pas
décisif en créant ce qu'on peut appeler la méthode des poisons. Le
curare, qui n'était, il y a quinze ans, qu'un objet de curiosité, a
pris maintenant une importance spéciale comme instrument d'é-
tude. On le trouve dans tous les laboratoires de physiologie comme
un réactif indispensable dans l'analyse des fonctions vitales.
A l'aide du curare, M. Claude Bernard a d'abord démontré que la
propriété contractile du muscle est indépendante de la puissance
motrice du nerf. C'était une question anciennement controversée
de savoir si le muscle est contractile par lui-même, c'est-à-dire
s*a peut se contracter sous l'influence, d'excitans directs, ou s'il ne
peut être rois en jeu que sous l'influence nerveuse. Haller faisait
bien de l'irritabilité une propriété spéciale et autonome des mus-
cles (1); toutefois les démonstrations que Ton donnait de l'irritabilité
ballérienne n'avaient rien de concluant. On retu^it un morceau de
muscle d'un animal vivant ou mort récemment, et on voyait cette
chair se contracter sous des excitations artificielles : on voyait per-
sister les mouvemens spontanés du cœur extrait d'un animal vivant;
mais pas plus dans un cas que dans l'autre les muscles n'étaient
purgés de nerfs, et rien ne prouvait que le mouvement ne fût pas
dû à une action nerveuse. Les faits révélés par M. Claude Bernard
sont venus démontrer péremptoirement l'exactitude de l'hypothèse
d'Haller.
Cest en 1844 que M. Claude Bernard commença ses expériences
sur les effets du curare. En 1850, il publia le résultat d'essais faits
en commun avec M. Pelouze, et enfin il donna en 1865 l'ensemble
du cours qu'il professait à ce sujet au Collège de France. 11 serait
superflu de rappeler aux lecteurs de la Bévue le détail de ces tra-
vaux; ils n'ont point oublié l'exposé brillant qu'en a fait l'auteur
lui-même (1). L'action toxique du curare consiste spécialement à
paralyser les nerfs moteurs; c'est la mort de cet élément particulier
qui, dans un animal empoisonné par le curare, entraîne la mort gé-
nérale. En observant l'animal avant sa mort totale ou en procédant
(1) Cette qnestion est d'une importance capitale pour décider de Torigine de certains
Œouîemens musculaires, parmi lesquels on peut citer les battemens du cœur. Dans la
théorie de Haller, rirritabUité directe des parois cardiaques est la cause principale du
j«i de cet organe.
(^) Voyez la Revue des Deux Mondes du i«' septembre 1864.
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128 RE7UE DES DEUX MONDES.
par empoisonneniens partiels, on constate que la propriété motrice
des nerfs est complètement abolie alors que rirritàbilité musculaire
demeure intacte. L'indépendance des deux élémens est ainsi mise en
évidence. En poursuivant ses recherches, M. Claude Bernard s'est
efforcé d'isoler la propriété motrice du nerf de la propriété sensible.
Il préserve de l'action toxique une partie du corps de l'animal, un
seul membre, un segment de membre, même un muscle seul avec
le nerf qui l'anime; il voit alors que dans la chair empoisonnée la
motricité disparaît, tandis que la sensibilité persiste, car la partie
qui a été respectée par le curare répond encore par des mouvemens
à des piqûres, à des excitations faites sur un autre point du corps.
Ces faits trouvent leur vérification dans une série d'expériences
qui en sont comme la contre-épreuve. Le curare isole les propriétés
du muscle, du nerf moteur, du nerf sensible, parce qu'il paralyse
le nerf moteur seul. D'autres poisons agiront spécialement, l'un
sur le muscle, l'autre sur le nerf sensible, et mettront ainsi en lu-
mière l'indépendance fonctionnelle de ces élémens. Le sulfocyanure
de potassium détruit la propriété physiologique du muscle, la
strychnine celle du ilerf sensitif. Ces indications générales donnent
une idée sommaire de la division qu'introduit entre les élémens
physiologiques la méthode des poisons; mais cette méthode, entre
les mains de M. Claude Bernard, conduit à des spécialisations bien
plus délicates. Les grandes divisions qui viennent d'être indiquées
comportent toute une série de subdivisions. Il y a par exemple parmi
les nerfs seïîsitifs une hiérarchie compliquée, des espèces, des varié-
tés nombreuses. Ces espèces, ces variétés, peuvent dans une certaine
mesure être séparées par des procédés toxiques convenablement
choisis. Ainsi s'ouvre aux recherches une voie nouvelle brillamment
inaugurée par les études sur le curare et la strychnine.
Telles sont les idées que M. Claude Bernard défend avec une con-
viction profonde, car, ainsi que nous l'avons dit déjà, le progrès
de la science consiste surtout pour lui à mettre en lumière les pro-
priétés intrinsèques des élémens physiologiques; mais ici il ren-
contre sur un point capital une grave contradiction. Tandis qu'il
regarde le nerf moteur et le nerf sensitif comme différant non-seu-
lement dans leur fonction, mais dans leur propriété élémentaire,
ce résultat est nié par M. Vulpian et avec lui par toute une école
de physiologistes. M. Claude Bernard dans la chaire du Collège de
France, M. Vulpian dans celle du Muséum d'histoire naturelle, en
sont venus à exprimer des vues tout à fait divergentes au sujet du
système nerveux, et nous nous trouvons amené à indiquer briève-
ment la nature de leur controverse.
La distinction des propriétés physiologiques des deux espèces de
nerfs ressort pour M. Claude Bernard non-seulement de l'étude des
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LA PHTSIOLOGIE FRANÇAISE. 129
poisons, mais de Tensemble des phénomènes nerveux. Chaque nerf
a une extrémité active et une extrémité passive. Le nerf moteur est
actif paf son bout périphérique, celui qui s'insère dans la matière
musculaire; le nerf sensitif au contraire est actif par son bout cen-
tral, celui qui tient à la moelle. Chacun d*eux se comporte en quelque
sorte comme s'il avait une tète, un corps et une queue, et ils sont
d'ailleurs disposés en sens inverse l'un de l'autre, l'un ayant la tête
où l'autre a la queue. C'est par la tête, c'est-à-dire par le bout actif,
que chacun des nerfs reçoit l'influence délétère de son poison spé-
cial. La strychnine attaque le nerf sensitif du côté de la moelle ; le
nerf moteur est au contraire attaqué par le curare du côté péri-
phérique. C'est pour cela que, dans un membre que l'on préserve
de l'afflux du sang, le nerf moteur demeure intact alors même qu'à
son insertion dans la moelle il est baigné par le sang curarisé. La
tête des nerfs reçoit donc, en cas d'empoisonnement, Tinduence
toxique; elle reçoit aussi dans l'état normal l'influence vivifiante
du sang. Si l'on empêche l'arrivée du sang de façon à faire périr le
nerf par anémie, le nerf meurt d'abord par son extrémité passive,
et la mort se propage de la queue à la tête (l). De l'ensemble de
ces faits M. Claude Bernard conclut que le nerf moteur et le nerf
sensitif ont des propriétés intrinsèques qui ne sauraient être con-
fondues.
M. Vulpian, avons-nous dit, se place à un autre point de vue.
Pour lui, les deux espèces de nerfs, tout en remplissant des fonc-
tions diverses, ne diffèrent point par des propriétés spéciales, et il
y a entre elles identité au point de vue physiologique. On ne peut
pas dire que l'une jouisse d'une propriété individuelle qui serait
la motricité, et l'autre d'une propriété individuelle qui serait la
sensitivité. Les faits, aux yeux de M. Vulpian, n'autorisent pas une
pareille assertion. Parce qu'on voit, parmi les muscles, les uns mou-
voir des os, d'autres tenir des orifices plus ou moins fermés, d'au-
tres encore élargir ou contracter des vaisseaux, dira-t-on qu'ils le
font en vertu de propriétés intrinsèques et indépendantes? Ce se-
rîût, dit M. Vulpian, un véritable abus de langage. 11 n'y a pour
tous les muscles qu'une propriété vraiment autonome, la contrac-
tililé; de même il n'y a pour tous les nerfs qu'une seule propriété,
qu'on peut appeler, si on veut lui donner un nom spécial, la neu--
riliié. Il n'y a point une neurilité sensitive et une neurilité motrice;
•a neurilité est la môme dans les deux ordres de fibres nerveuses.
(i) L'influence du sang ne doit point d'ailleurs ici se confondre avec la nutrition; la
propriété nutritive des nerfs parait en effet résider dans leur extrénaité passive. Pour
le nerf moteur, elle réside dans une cellule de la moelle épinière. Pour le nerf sentitif,
^ tiége hors de la moelle et se trouve localisée dans un ganglion intervertébral.
TOHI LXXVI. — 1868. 9
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130 REVUE DES DEUX MONDES.
Comment alors vont s'expliquer les expériences fondamentales
de M. Claude Bernard sur Tempoisonnement curarique? Comment
se fait-il que le curare paralyse la fibre motrice en respectant la
fibre sensitive? D'où vient cette distinction, si la neurilité est iden-
tique dans les unes et les autres? Le phénomène s'explique natu-
rellement, répond M. Vulpian, si Ton admet que l'action curarique
a pour elFet de détruire les points où la fibre nerveuse s'attache à
la libre musculaire. Ces plaques terminales par où le nerf moteur
s'insère dans le muscle sont encore mal connues malgré les tra-
vaux de MM. Kûhne et Rouget. On est porté cependant à y voir
une sorte d'épanouissement du pylindre-axe nerveux, qui, débar-
rassé de ses enveloppes, entre en communication plus intime avec
la fibre musculaire. Que ces points d'attache scient détruits par le
curare, que le nerf moteur soit ainsi séparé du muscle, et l'exci-
tation nerveuse ne peut plus produire la contraction; mais la neuri-
lité demeure intacte dans le nerf moteur tout comme dans le nerf
sensitif, et il n'y a là aucune spécification physiologique à intro-
duire entre eux.
Que devient maintenant cet autre argument que Ton tire de la
façon contraire dont meurent les deux ordres de nerfs? Le nerf mo-
teur, dit-on, meurt du centre à la périphérie, le nerf sensitif de la
périphérie au centre. Il n'est pas besoin, répond M. Vulpian, de
recourir à une dissemblance dans les propriétés pour expliquer ces
effets contraires; admettez seulement, ce qui ne saurait être con-
testé, que la mort des nerfs est progressive, c'est-à-dire qu'à partir
du moment où cesse leur vie normale ils perdent graduellement
leur excitabilité et leur aptitude à conduire l'excitation. Pourvu
que vous vous placiez à ce point de vue, les faits vont s'expliquer
d'eux-mêmes. S'agit- il d'une fibre motrice, on observera peu de
temps après la mort qu'une excitation d'une certaine intensité,
faite sur un point assez distant de la périphérie, et qui pendant la
vie aurait déterminé une contraction musculaire, sera devenue in-
capable de produire cet effet : il faudra, pour obtenir la contraction,
augmenter la force excitatrice ou la faire porter sur un point plus
rapproché du muscle. Est-ce à dire que ce nouveau point d'attaque
soit'plus vivant que le précédent? Non, mais le nerf entier est moins
excitable, il faut s'y prendre de plus près, et l'on comprend bien
qu'on sera obligé d'appliquer la force d'excitation d'autant plus
près du muscle que le temps écoulé depuis la mort sera plus con-
sidérable. Ne voit-on pas de même et pour la même raison que,
s'il s'agit de nerfs sensitifs, il faudra que l'excitation aille en se
rapprochant de plus en plus du centre nerveux? On se laisse donc
tromper par les apparences, si l'on dit que les deux nerfs différens
meurent en sens contraire ; ils meurent à la fois dans toute leur
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 131
longueur et tous les deux de la même façon; la différence que l'on
observe vient seulement du procédé que Ton emploie pour en con-
stater la dégénérescence.
Voilà quelques-unes des considérations par lesquelles on défend
la théorie de la neurilité unique; mais à ces argumens, en quelque
sorte négatifs, car ils tendent seulement à détruire une distinction
de propriétés que M. Vulpian regarde comme chimérique, on ajoute
des preuves directes. Si les nerfs moteurs et les nerfs seusitifs n'ont
point de propriétés distinctes, ils doivent pouvoir se suppléer les
«Bs les autres, on doit pouvoir remplacer un nerf d'une espèce par
QD nerf de l'autre espèce. M. Vulpian s'est atiaché à le démontrer
par une expérience faite en commun avec M. Philipeaux, et qui a
eu une grande notoriété. Sur un chien, les expérimentateurs cou-
pent le nerf hypoglosse, qui est le nerf moteur de la langue, et le
lingual, qui en est le nerf sensitiC. Ils réunissent par un point de
suture la partie centrale du lingual à la partie périphérique de
l'hypoglosse. Au bout de quelques mois, quand la jonction s'est
consolidée; si Ton observe ce nerf hybride formé de deux tronçons
d'espèces différentes, on reconnaît que la partie sensitive peut agir
comme fibre motrice et produire directement les mouvemens de la
langue. Dira-t-on, en se résignant à admettre la neurilité unique,
que du moins les nerfs moteurs transmettent l'action nerveuse dans
un certain sens, les nerfs sensitifs dans le sens contraire, que les
premiers ne se prêtent qu'à une action centrifuge, les seconds à une
action centripète? Ici viennent se placer les expériences de M. Bert
sur la greffe animale. M. Bert prend un rat, lui greffe le bout de la
queue sous la peau du dos, ei quand le travail de cicatrisation est
suffisamment avancé, coupe la queue à sa base. L'animal se trouve
ainsi pourvu d'un appendice artificiel dont les nerfs sont en quel-
que sorte retournés. Dans les premiers mois, cette queue factice ne
donne que de faibles marques de sensibilité; mais au bout d'un an
elle a repris une sensibilité à peu près normale. Les excitations y
suivent donc alors une marche inverse de celle qu'elles suivaient
précédemment, et il n'est plus possible d'admettre que les fibres
ne se prêtent à l'action nerveuse que dans un sens déterminé.
Nous n'avons pas la prétention de montrer ici toutes les faces de
cette controverse; nous n'avons pas non plus, comme on pense,
l*idée de trancher une question qui est encore débattue entre les
inaîtres de la science. Nous avons voulu montrer seulemeut com-
ment la pensée favorite de M. Claude Bernard, celle de l'autonomie
fifférentielle des propriétés physiologiques, doit être appliquée
avec prudence et discernement. Dès le début, sur une question
fondamentale, elle met le maître en opposition avec quelques-uns
de ses disciples les plus éminens. a Quand on généralise dans une
y Google
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132 REVUE DES DEUX MONDES.
étude scientifique, dit M. Claude Bernard, il ne faut pas vouloir
identifier les phénomènes, il faut bien distinguer la généralisation,
qui simplifie et éclaire, de l'uniformisation, qui confond et em-
brouille. » Soit, il est évidemment dangereux de chercher à tout
prix l'identité et de forcer les faits à entrer, bon gré, mal gré, dans
un cadre unique; il y a tout intérêt à mettre en saillie les variétés
phénoménales, et c'est là sans doute une des conditions du progrès;
mais il y a un intérêt aussi évident à rechercher ce qui est identique
dans deux phénomènes différons afin de réduire la différence à ce
qu'elle a d'essentiel. Sous cette réserve, il est impossible de mécon-
naître la grande loi qu'énonce M. Claude Bernard quand il dit que
les différences des élémens physiologiques se multiplient à mesure
que l'on s'élève dans l'échelle des êtres. Chez les animaux tout à
fait inférieurs, les systèmes musculaires et nerveux sont confondus.
A un degré plus avancé, ils se séparent et Ton peut suivre les pro-
grès de ce divorce; de même pour les élémens nerveux. On a con-
staté chez un petit coléoptère, le dytique, des ganglions dont
la face supérieure donne lieu à des mouvemens sans provoquer de
douleur, et dont la face inférieure manifeste, quand on l'excite,
une vive sensibilité. On voit donc là les deux systèmes, moteur et
sensitif , à la fois confondus et près de se séparer. Parmi les êtres
supérieurs, les fonctions nerveuses vont certainement en se spécia-
lisant. M. Claude Bernard signale à cet égard des différences mar-
quées entre les diverses races de chevaux et de chiens, et il ajoute
que, pour lui, ce qu'on appelle ordinairement le sang dans les races
animales réside dans les propriétés du système nerveux. Que la
distinction essentielle soit dans les propriétés mêmes ou seulement
dans les fonctions des nerfs, il est certain que la physiologie trouve
dans l'étude de ces dissemblances un vaste champ d'essais à pour-
suivre.
Quoi qu'il en soit de ces débats, qui ont, comme il arrive d'ordi-
naire, apporté à la science une moisson féconde d'expériences, la
physiologie contemporaine suit assez nettement dans ses parties
principales le jeu des systèmes musculaire et nerveux. A travers la
complexité des mécanismes vitaux, elle reconnaît toujours quatre
termes: un élément nerveux sensitif, un élément central ou cellule
nerveuse, un élément nerveux moteur, un élément contractile ou
musculaire. L'élément sensitif reçoit les impressions, soit qu'elles
viennent du dehors, soit qu'elles naissent dans le corps même. Il
les transmet à la cellule centrale, où, dans les cas de sensibilité
inconsciente, l'action sensitive est comme transformée ou réfléchie
en action motrice pour aller agir sur le muscle. C'est pourquoi on
appelle ces mouvemens involontaires des actions réflexes. Dans les
animaux vertébrés, la plus grande partie des cellules centrales est
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lA PBTSIOLOGIE FRANÇAISE. 133
réunie dans cette longue tige qu'on appelle la moelle épînière.
Il reste cependant un certain nombre d'autres centres disséminés
dans le corps; on les désigne sous le nom de ganglions nerveux,
et Tensemble porte le nom de système du grand sympathique. Les
actions réflexes ne viennent donc pas toujours passer par la moelle,
il y a par les ganglions nerveux une sorte de communication du
premier degré; c*est ainsi que la surface sensible de la langue et
les glandes salivaires communiquent entre elles par un ganglion.
En revanche, il y a une série d'actions qui dépassent la moelle et
s'élèvent aux organes supérieurs. La moelle épiniëre pénètre dans
le crâne et s'y épanouit en divers organes qui forment la moelle
allongée. A l'endroit même où elle entre dans la cavité du crâne se
trouve une partie globulaire qui n'a que quelques millimètres dans
tous les sens et qui commande aux mouvemens respiratoires. C'est
ce point que Flourens avait appelé le nœud vital. La lésion de cet
organe détermine immédiatement la mort; c'est là que l'épée du
toréador frappe le taureau pour le tuer net. Près de là encore est
l'origine des nerfs qui commandent aux mouvemens du cœur; puis
vient le cervelet, qui préside à la coordination des mouvemens vo-
lontaires. Les hémisphères cérébraux sont comme le couronnement
du système, et c'est jusqu'à eux que s'élèvent les phénomènes de
sensibilité consciente. Les actes dont les hémisphères du cerveau
sont le siège peuvent être directs ou réflexes. Quand ils sont ré-
flexes, le mécanisme en parait semblable à celui des actes de la
ffloeJie. L'action, partie des cellules sensibles de la moelle, arrive
aux cellules du cerveau; elle s'y répercute pour redescendre aux
cellules motrices, qui commandent le mouvement volontaire dont
l'action simultanée du cervelet assure la régularité. L'activité vitale
de l'élément musculaire, mise en jeu par son nerf, se manifeste
d'ordinaire par une contraction. Il y a cependant certains cas où
Taction nerveuse détermine un relâchement; mais cet effet est dû
sans doute à une sorte d'interférence de la neurilité. Comme d'ail-
leurs l'élément musculaire est annexé à une foule de mécanismes
divers, ici aux os, là aux intestins, ailleurs à des vessies, à des vais-
seaux de toute sorte, à des conduits excréteurs, l'action nerveuse,
soit réflexe, soit directe, commande à tous les phénomènes de la vie*
Les élémens anatomiques qui forment la masse des corps vivans
ne peuvent pas, pour la plupart du moins, être en contact avec le
milieu extérieur. Ils vivent dans un milieu intérieur qui les envi-
ronne de toutes parts, et où ils trouvent, chacun suivant sa nature,
leurs conditions d'existence. Le sang baigne tout l'organisme, y
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13& REVUE DES DEUX MONDES.
porte Teau, rair, les âlimens, et reçoit les résidus de la nutrition.
M. Claude Bernard a depuis longues années insisté daos son ensei-
gnement sur le rôle du sang considéré comme milieu intérieur.
Ce qui importe à ce point de vue dans l'étude du sang, c'est Texa-
men des conditions d'existence qu'il doit fournir aux divers élé-
mens du corps. Tous les élémens anatomiques vivent dans ce liquide
nourricier comme des poissons ou des polypes dans la mer, y trou-
vent tout ce qui 'leur est nécessaire et parfois aussi ce qui peut leur
nuire. Le milieu intérieur doit être liquide. L'humidité est une des
conditions d'existence des organismes élémentaires. Sans eau, ils
s'éteignent, ou tout au moins sommeillent, comme on l'a vu pour
certaines graines et certains infusoires. Composés de petits orga-
nismes aquatiques, c'est par un artifice de construction que nous
vivons dans l'air sec. La température du milieu intérieur exerce une
influence prépondérante sur les fonctions des élémens. De là les dif-
férences fondamentales qui existent entre les animaux dits à sang
froid, dont le milieu intérieur suit les vicissitudes de la tempéra-
ture ambiante, et les animaux à sang chaud, dont le milieu se main-
tient à une température à peu près constante malgré les variations
de l'atmosphère. Les premiers s'engourdissent pendant l'hiver pour
se réveiller Tété. Quant aux seconds, leurs élémens, enfermés en
quelque sorte dans une serre chaude, se prêtent à une activité con-
tinue à peu près indépendante des saisons. On sait que la tempé-
rature fixe des animaux à sang chaud est de 88 degrés environ pour
les mammifères, et de 42 degrés environ pour les oiseaux. On a fait
de nombreuses expériences pour déterminer les limites extrêmes de
température entre lesquelles la vie reste possible. Placés dans des
étuves à 60, 80, 100 degrés même, les animaux supportent pendant
quelque temps cette température élevée, puis ils meurent brusque-
ment. On constate qu'à ce moment leur température intérieure s'est
élevée de 5 degrés à peu près. On peut donc supposer que lorsque
le sang a atteint la température de A3 degrés chez les mammifères,
de &7 degrés chez les oiseaux, certains élémens histologiques se
modifient brusquement, de façon à devenir impropres à la vie.
M. Claude Bernard, continuant des études commencées par Magen-
die, a été conduit à penser que dans ce cas la mort est due à une
coagulation de la matière musculaire qui en détruit la contractilité;
le cœur s'arrête, et la circulation cesse avant la respiration. L'in-
fluence du froid paraît moindre que celle de la chaleur, et le sang
supporte plus facilement l'abaissement que l'élévation de tempé-
rature.
£n considérant le sang comme le milieu intérieur dans lequel
vivent les élémens anatomiques, on est amené à tenir compte de la
pression qu'il exerce sur eux. Que le sang ait une certaine tension
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 1S5
dans les artères, c'est un fait anciennement connu et que Ton a pu
constater la première fois que Ton a fait une saignée. Toutefois ce
n'est qu'à une époque fort récente que l'on a institué à cet égard
des études précises. M. Poiseuille est le premier physiologiste qui ait
eu ridée d'appliquer un manomètre à l'artère d'un animal vivant.
Ces expériences, continuées et développées en France par MM. Marey
et flhauveau^ constituent une branche spéciale de la science, Thémo-
dynaoûque. Il y a deux élémens à distinguer dans la pression du
saog, d'une part l'impulsion qui vient du cœur et qui s'alTaiblit à
mesure que l'on s'éloigne de cet organe, de l'autre la pression pro-
prement dite, qui subsiste dans toute l'étendue des artères, et dont
oo peut apprécier la valeur propre aux extrémités artérielles. Cette
pressioD est à.peu près constante chez les mammifères et dépasse
d'un cinquième environ la pression atmosphérique. On comprend
d'aiUears l'influence que la pression du milieu intérieur exerce sur
l'état des élémens anatomiques en réglant les phénomènes d'échange
^ ont lieu entre ces élén^eos et le liquide qui les baigne.
U liquide sangiiin a une réaction neutre ou alcaline, il n'est ja-*
mais acide. Cette condition influe naturellement sur les actions
chimiques qui peuvent s'y produire. C'est en ce sens seulement
que Ton a pu dire que certains phénomènes chimiques se trouvent
iiM)diGës quand ils se produisent dans les organismes vivans. En
général, la constitution du sang ne permet pas les combinaisons
métalliques qui doivent se produire par double décomposition, tan-
dis qu'elle se prête au développement des fermentations. Ainsi
M. Claude Bernard injecte par deux veines différentes et éloignées
Tuoe de Tautre du prussiate jaune de potasse et un sel de peroxyde
de fer fia rencontre doit donner naissance à du bleu de Prusse.
Les deux sels circulent dans le liquide sanguin sans s'y combiner,
en raison de la réaction alcaline qu'il présente; mais, s'ils viennent
i pénétrer dans l'estomac ou dans la vessie, où ils trouvent des se-
crétiona acides, immédiatement la combinaison se fait, et on voit
apparaître la coloration caractéristique du bleu de Prusse. Si au
lieu de ces substances minérales on injecte dans les veines de l'é-
mulsine et de l'amygdaline, qui, en se rencontrant, peuvent réagir
l'une sur l'autre par fermentation et produire de l'acide prussique,
la réaction a lieu dans le sang, et l'animal tombe empoisonné.
Le sang, pour vivifier les divers élémens, doit porter de l'oxygène
dans toutes les parties de l'organisme. C'est la fonction que remplit
spécialement chez les animaux supérieurs le globule rouge du sang.
Les globules rouges viennent se charger d'oxygène dans les pou-
mons, et, après avoic accompli le mouvement circulatoire, y rap-
portent de l'acide carbonique. L'échange gazeux qui a lieu par la
Sttface pulmonaÎFei constitue le- phénomène proprement dit de la
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136 REVUE DES DEUX MONDES.
respiration, qu'il n'y a pas lieu de confondre avec la combustion
respiratoire; celle-ci se produit dans la masse entière des tissus.
' Cette distinction est fort ancienne et date pour ainsi dire de Lavoi-
sîer. (( On peut conclure, disait Lavoisier, qu'il arrive de deux choses
Tune par l'effet de la respiration, ou la portion d'air éminemment
respirable contenue dans l'air atmosphérique est convertie en acide
crayeux aériforme par son passage dans le poumon, ou bien il se
fait un échange dans le viscère : d'une part, l'air éminemment
respirable est absorbé, et de l'autre le poumon restitue à la place
une portion d'acide crayeux aériforme presque égale en volume. La
première de ces deux opinions a pour elle une expérience que j'ai
déjà communiquée à l'Académie; mais d'un autre côté de fortes
raisons semblent militer en faveur de la seconde opinion. » Cette
seconde opinion a en effet prévalu depuis longtemps. Le principal
phénomène qui se passe dans les poumons, c'est l'échange gazeux,
qui a lieu suivant les lois ordinaires de la diffusion des gaz. Quant
aux actions que les globules rouges provoquent dans l'ensemble du
système circulatoire et qui convertissent l'oxygène en acide carbo-
nique, la nature propre en est encore fort mal connue.
Les globules du sang sont cependant de tous les élémens anato-
miques ceux qu'il est le plus facile d'isoler et de soumettre à une
étude spéciale. Aussi la physiologie des globules du sang s'est-elle
enrichie depuis plusieurs années de faits intéressans. M. Claude
Bernard a montré que l'hémato-globuline, qui constitue la sub-
stance du globule et qui contient du fer, est par cela même très
avide d'oxygène. L'oxygène se fixe sur le globule en s'unissant à
l'hémato-globuline; mais il n'est retenu que faiblement dans cette
combinaison, et peut en sortir facilement pour se prêter aux fonc-
tions de la vie. Cette mobilité dans les phénomènes chimiques est
une des conditions ordinaires des manifestations vitales. Lorsqu'un
élément histologique s'engage dans une combinaison trop stable et
qu'il devient par cela même inhabile à toute modification, « l'indiffé-
rence chimique » dans laquelle il tombe ainsi, suivant l'expression
de M. Claude Bernard, le conduit à la mort. Tel est l'effet qui se
produit quand les globules rouges du sang sont mis en présence de
l'oxyde de carbone. Ce gaz contracte avec l'hémato-globuline une
union permanente qui rend le globule impropre à se charger d'oxy-
gène; il en résulte une espèce de paralysie de l'élément respiratoire
du sang. Le globule, embaumé en quelque sorte, continue à circu-
ler, mais il n'entretient plus la respiration intérieure. Tel est le mé-
canisme de l'empoisonnement par l'oxyde de carbone.
Des globules propres à se charger d'oxygène sont donc néces-
saires à la vie, et quand un organisme vient à péricliter parce que
cette condition lui manque, on peut le régénérer en lui infusant un
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 1?7
sang nouveau. On peut aussi pratiquer des transfusions partielles,
injecter du sang oxygéné dans un organe, dans un membre, dans
une tète dont les élémens n'ont point encore perdu irrévocablement
leurs propriétés physiologiques. On connaît les expériences de
M. Brown-Séquard. Il a montré que des membres humains séparés
du corps, après avoir perdu la contractilité musculaire, pouvaient
la recouvrer momentanément quand on y injectait du sang artériel.
On connaît aussi Tessai fait sur une tête de chien récemment cou-
pée : quand on y injectait du sang par la carotide, Tanimal exécu-
tait des mouvemens de la face et des yeux qui paraissaient dirigés
par la volonté.
Ed terminant ces rapides indications sur la physiologie du sang,
nous arrivons à une théorie importante dont M. Claude Bernard a
été l'initiateur; nous voulons parler des circulations locales et du
jea des nerfs vaso-moteurs. La circulation générale du sang, telle
qu'elle était connue depuis Harvey, ne rendait pas compte de la
diversité des phénomènes circulatoires qui se produisent dans les
différeus organes. Un seul moteur, le cœur, pousse le sang dans
les artères, d*où il passe par les vaisseaux capillaires dans les veines,
qui le ramènent au cœur. Comment ce phénomène unique se ré-
sout-il en des effets très divers dans les différentes parties de Tor-
ganisme? Comment chaque organe a-t-il sa circulation indépen-
dante, sa nutrition spéciale, son fonctionnement distinct? On peut
dire que Ton connaît maintenant le principe général de ces diffé-
rences. Vers 1852, M. Claude Bernard fit connaître une expérience
gui fut comme la première lumière jetée sur cette question. En
coupant sur le cou d*un chien le nerf grand sympathique, il vit
que les petites artères se dilataient et qu'il y avait surabondance
de circulation avec augmentation de température du côté de la face
où ce nerf était coupé. Venait-on à exciter par le galvanisme le
bout supérieur du nerf divisé, les artères se contractaient et la
température s'abaissait. Ces essais permettaient de supposer que lé
grand sympathique joue le rôle de nerf constricteur pour les petites
artères et sert à ralentir la circulation capillaire. En 1858, M. Claude
Bernard compléta sa découverte en constatant qu'il y a aussi des
nerfs dont l'effet est inverse et dont l'excitation augmente le calibre
des artères. Il le montra sur le nerf de la corde du tympan qui se
rend à la glande sous-maxillaire. Ces expériences, vérifiées depuis
et complétées par de nombreux travaux, menèrent à cette conclu-
âon, que le système nerveux peut modifier localement la circulation
capillaire et atteindre ainsi la vitalité des divers élémens que t:ette
circulation nourrit. Par ce double mode d'action, resserrement ou
dilatation de la tunique musculaire des vaisseaux, le système ner-
veux gouverne tous les phénomènes de circulation locale. En même
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198 RETUE DES DEUX MONDES.
teflips que cette découverte commençait à prendre place dans la
science, l'observation anatomîque venait la corroborer. On consta-
tait qail existe dans certains organes et particulièrement dans les
glaades une double communication entre les artères et les veines;
l'use consiste dans les capillaires proprement dits, l'autre est for-
inée par de petites artères qui viennent s'inosculer directement
avec les veines. M. Claude Bernard montrait que ce sont ces der-
iiières artérioles qui, sous l'influence des nerfs, peuvent modifier
profondément les circulations locales sans que la circulation géné-
rale, assurée par les capillaires, ait à en souffrir. Les actions ner-
veuses dites vaso-motrices qui règlent ainsi la circulation sont des
actions réflexes qui ont leur origine, tantôt à la surface de la peau
et des membranes muqueuses, tantôt à la surface interne du cœur
ou même dans la profondeur des tissus. Ce mécanisme se prête aux
réactions mutuelles des organes les uns sur les autres et à une
sorte de balancement dans les fonctions de la vie.
On trouve un exemple important de ces réactions organiques
dans un des mémoires qui ont valu récemment à M. Cyon le grand
prix de physiologie expérimentale décerné par l'Académie des
Sciences pour l'année 1867 (1). M. Cyon a montré le rôle que joue
un Berf spécial qui, parti de la région supérieure du cou, vient s'é-
psnonir dans la substance du cœur. Ce nerf, quand il est excité,
produit par uhe action réflexe la paralysie des nerfs vaso-moteurs,
et amène ainsi, par la dilatation des artères périphériques, une
diminution dans la pression du sang. Cette excitation, dont l'effet
réflexe détermine une paralysie musculaire, est un de ces phéno-
mènes dont la physiologie n*est point en mesure de donner l'expli-
cation précise. L'indication fournie par M. Cyon n'en est que plus
précieuse, car, ainsi que Ta fait remarquer le rapporteur de l'Aca-
démie, n ce sont toujours les faits inexpliqués qui recèlent les germes
des vérités scientifiques de l'avenir. » Quelle que soit la manière
dont se propage l'action de ce nerf auquel M. Cyon a donné le nom
de nerf dépresseur de la circulation, il est certain que le cœur y
Iroave un instrument pour régler le cours du sang. Si la sensibilité
d«s parois du cœur est excitée par une trop grande abondance de
sang, une action réflexe énergique va dilater les vaisseaux capil-
laires et attirer le sang à la périphérie. Si au contraire la sensibilité
Hitierne du cœur est trop faiblement excitée, les vaisseaux périphé-
riques se resserrent et refoulent le sang vers la région cardiaque.
C'est une sorte de mécanisme compensateur qui maintient la circu-
lation dans des conditions normales.
{\) De V Action réflexe d'un des nerfs sensibles du cœur sur les nerfs moteurs des
vaiêsêoux tanffuins.
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 1S9
Dne fois placés à ce point de vue, Taction réciproque du système
sanguin et du système nerveux nous apparaît dans toutes les par-
ties de l'organisme. Nous la constatons dans les circulations locales
et le jeu des petiCs vaisseaux, nous la reconnaissons dans la; circu-
lation générale, nous la voyons même se produire directement
entre les deux organes qui oocupentila têtedela hiérarchie dans
les deux systèmes, entre le cœur et le cerveau. Cette action directe
est un des aperçus les plus saisissans qui résultent des études ré-
centes de la physiologie. M. Claude Bernard en a entretenu le pu-
blic en maintes occasions, et notamment dans une brillaate confé-
rence qu'il a faite à la Sorbonne au mois de mars 1865. Le cœur
reçoit l'impression de nos sentimens et réagit sur eux; la coutume
littéraire qui rapporte à cet organe tant de phénomènes de sensi-
bilité trouve donc jusqu'à un certain point sa justification dans la
science. Pour le physiologiste, le cœur est un muscle creux qui
chasse le sang dans les artères; mais c'est un muscle paradoxal
qui semble ne pas subhr l'influence nerveuse à la façon des autres :
OD pourrait dire que les nerfs agissent sur lui à contre-sens. Le
cœur se contracte de Jui-méme et conserve ses battemens indépen-
damment de toute excitation nerveuse; Vient-on à exciter artificiel-
lement le nerf pneumogastrique qui du cerveau>8oramifle dans le
cœur, cet organe s'arrête brusquement, et l'arrêt est d'autant plus
accusé que l'excitation a été plus énergique; cet arrêt peut même
devenir définitif et déterminer ainsi la mort. Si rexcitattonidu nerf
a été modérée^ le cœur, après avoir suspendu<sa marche un instant,
réagità la- façon d'un animal piqué par un aiguillon, et précipite ses
battemens comme pour regagner le temps perdu. Or qu'advient-il
du cerveau dans ces émotions du cœur? L'artère* carotide apporte
directement le sang à la masse cérébrale, et celle-ci est vivement
influencée par les modifications subites qui se produisent dans la
circulation. L'arrêt du cœur, en suspendant l'afflux du sang, pro-
duit une syncope qui peut devenir mortelle. Si >cetianrêt est très
court, l'afflux ne cesse qu'un instant, et cet état se manifeste par
une pâleur momentanée du visage. Si l'arrêt est suivi de p(ulsations
plus vives, le cerveau, plus vivement baigné par le* sang, éprouve
nne surexcitation momentanée. Ces effets divers, dont nous venons
de voir Torigine dans l'excitation artificielle du nerf pneumogas-
trique, se produisent dans la réalité par les actions réflexes que nos
sensations exercent sur ce* nerf. Des sensations contraires larrivent
ainsi à se traduire par le même résultat.
On p&lit de colèro aussi bien qus de crainte...
On rougit de plaisir aussi bien que de honte...
Due syiic(çe mortelle peut réroîter d'une volupté aîg«ië comme
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lAO BEVUE DES DEUX MONDES.
d'une atroce douleur. Pour compléter ce tableau, ou du moins pour
n'y pas omettre un trait essentiel, il faut avoir égard à la réaction
qu'exerce sur la sensibilité nerveuse le cerveau, plus ou moins bai-
gné, plus ou moins excité par le sang. Ainsi se ferme un cycle où
l'on peut chercher l'explication d'un grand nombre de phénomènes.
En résumé, le cœur, qui est le plus sensible des organes de la vie
végétative, reçoit le premier l'influence cérébrale; le cerveau, qui
est le plus sensible des organes de la vie animale, reçoit le premier
l'influence de la circulation sanguine. Ces deux rouages culminans
de la machine vivante réagissent donc incessamment l'un sur
l'autre par des eflets d'autant plus nombreux et plus déliés que
l'organisme est plus développé et plus délicat.
III.
Il faut, pour l'entretien normal des différens élémens dont le
corps est formé, que le milieu intérieur, le sang, se renouvelle à
mesure qu'il est vicié et conserve ainsi une composition à peu prè^
constante. Les phénomènes d'absorption, d'excrétion, de sécrétion,
concourent à ce but. De l'ensemble résulte une sorte d'équilibre
dans l'état du sang; mais les phénomènes offrent par eux-mêmes
une très grande diversité. Ils se produisent à l'aide des élémens
épithéliaux, qui se présentent sous la forme tantôt de cellules iso-
lées, tantôt de membranes, tantôt de glandes, et qui aflectent des
modes d'action très variés. Au milieu de ces manifestations si dif-
férentes, la science contemporaine n'ose, pour ainsi dire, encore
aborder aucune généralisation, tout son progrès consiste à spécia-
liser et à distinguer les actions locales.
On a cependant pour certaines classes de phénomènes un point
dç départ dans l'endo-exosmose, découverte par Du Trochet. En
cherchant à comprendre comment les liquides passent à travers les
cellules organiques, Du Trochet reconnut que deux courans paral-
lèles et de sens inverse s'établissent entre des substances de nature
et de densité différentes, lorsqu'on les met en présence l'une de
l'autre à travers une cloison membraneuse. Due vésicule pleine
d'eau gommée absorbe par endosmose l'eau ambiante et se gonfle
jusqu'à subir une tension considérable. C'est là le simulacre de la
fonction absorbante des membranes séreuses, muqueuses, cutanées.
Le phénomène inverse sert à expliquer le mouvement de divers
sucs distillés par l'organisme. Du Trochet, enthousiasmé de sa dé-
couverte, la publiait sous une rubrique pompeuse; son mémoire
portait pour titre F Agent immédiat du mouvement vital dévoilé
dans sa nature et dans son mode d'action. Et de fait la découverte
de Du Trochet a été particulièrement féconde. Elle a été l'origine
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 141
d'une foule de travaux importans, parmi lesquels il faut citer en
première ligne les belles recherches de Graham sur la dialyse.
Celles-ci à leur tour ont servi de point de départ à d'heureuses in-
vestigations. On peut donc dire que l'impulsion donnée par Du Tro-
chet est loin d'être épuisée.
L'endo-exosmose fait connaître en principe comment les cellules
animales renouvellent leur contenu et se procurent, par une filtra-
tion élective» ce qui leur est nécessaire. Non-seulement elles peu-
vent, grâce à ce mécanisme, se vider et se remplir, mais elles arri-
vent, par une action communiquée de proche en proche, à puiser
des liquides dans des canaux qui ne s'ouvrent nulle part et à les
déverser dans d'autres canaux également fermés, établissant ainsi
à travers la masse des tissus une sorte de circulation latente dont
la nature a longtemps échappé à toutes les recherches. Toutefois,
même parmi les phénomènes dont l'endo-exosmose rend plus par-
ticulièrement compte, nous voulons dire ceux d'absorption et d'ex-
crétion, on trouve entre les divers organes des différences de sen-
sibilité que la physiologie ne peut que constater sans les rapporter
pour le moment à des causes déterminées. Il y a là toute une série
d'études à peine commencées qui ont pour objet de mettre en lu-
mière et d'isoler les propriétés spéciales des élémens épithéliaux.
îlous arrivons à une classe de phénomènes que l'on petit dire vi-
taux par excellence et qui sont jusqu'ici tout à fait irréductibles : ce
sont les sécrétions de toute sorte qui se produisent dans l'orga-
nisme. Par les absorptions, par les excrétions, le sang s'assimile des
substances extérieures ou rejette une partie de ses élémens; mais
les sécrétions sont de véritables créations organiques faites par des
procédés dont le principe même nous échappe complètement. La
sécrétion, en ce qu'elle a d'essentiel, est un acte par lequel un élé-
ment épithélial soutire certaines matières, puis crée, élabore en
lui-même un produit spécial pour le verser soit dans la masse du
sang, soit sur les membranes muqueuses, en vue de fonctions par-
ticulières. Pour le moment, la science étudie ces actions par le
menu. Est-ce à dire qu'il faille renoncer à tout espoir de les rame-
ner à des vues d'ensemble et à des lois générales? Ce serait là une
opinion trop contraire aux tendances de notre esprit, qui à travers
toute analyse entrevoit une synthèse. Des réserves peuvent donc
être faites pour l'avenir; mais dans l'état de ses connaissances la
physiologie ne peut que suivre la voie que lui trace M. Claude Ber-
nard, c'est-à-dire atteindre dans le détail les diverses sécrétions
de Forganisme. 11 a même fallu renoncer à l'opinion des anciens
physiologistes, qui pensaient que les organes sécréteurs pouvaient
dans une certaine mesure se suppléer les uns les autres. Cette sorte
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ià2 RETUE DES DEUX MONDES.
de vicariat n'est plus admise, et on regarde chacun des organes se*
créteurs comme ayant son rôle tout à fait caractéristique.
Veut-on un exemple de la variété des sécrétions, on peut exa-
miner sommairement celles qui se produisent le long du canal di-
gestif. Voici d'abord, à Torigîne de ce canal, les salives, qui sont
composées différemment, suivant les glandes qui les fournissent :
la glande parotide sécrète pour la mastication, la glande sous-
maxillaire pour la gustation, la glande sublinguale et les glandules
buccales pour la déglutition (1). Voici plus loin le suc gastrique qui
sort de la membrane muqueuse de l'estomac; il est caractérisé par
un fero^nt digestif, la pepsine. Le foie a une sécrétion double; il
donne la bile et le glycogëne, comme nous l'exposerons dans un
instant, car il nous faudra revenir sur ce sujet, qui rappelle une des
plus brillantes découvertes de la physiologie contemporaine. Le
pancréas donne un suc spécial, la pancréatine, qui a la propriété
de saponifier les corps gras et de les rendre ainsi propres à entrer
dans l'organisme; quand la pancréatine vient à manquer^ les subr-
stances grasses sont rejetées sans subir aucune digestion. .
Il existe encore d'autres sécrétions intestinales qui agissent sur
les alimens; mais il en est une que M. Claude Bernard a signalée ré-
cemment et qui donne au phénomène de la digestion une physiono-
mie toute nouvelle. On a supposé pendant longtemps que les alimens
élaborés par la digestion sont directement absorbés dans le sang.
M. Claude Bernard fait à cette théorie des objections graves. Si le
sang était le résultat direct de l'absorption alimentaire, il devrait
changer de composition dans un même animal suivant le mode de
nourriture, il devrait surtout avoir une constitution différente chez
les herbivores et les carnivores. Or on constate qu'il conserve une
composition sensiblement constante malgré la diversité des ali-
mentations. Il faut ajouter que les principes immédiats du sang,
tels que l'albumine, la fibrine, ne se rencontrent pas tout formés
dans le canal intestinal, et qu'il faut par conséquent qu'ils soient
élaborés quelque part avant d'entrer dans le sang. Guidé par ces
idées, M. Claude Bernard a commencé une série de recherches dont
les détails sont encore inédits, mais qui l'ont conduit à admettre
qu'entre l'élaboration digestive qui se fait dans l'intestin et l'ab-
(1> Cest BL Claude Bernard qui a découvert le rôle des difféi^ntes salines, et les
études quMl a faites sur les organes salivaires éclairent la théorie générale des sécré-
tions. Ainsi il a montré que les salives se forment pendant le repos des glandes, par
une sorte de travail de nutrition ; la circulation sanguine est alors peu active, le sang
sort des veines glandulaires tout à fait noir et dépourvu d*oxygène. L*émissioi> salivaire
se fait par une excitation nerveuse de la glande; la circulation s'active alors, et peD-^
daot cett« phase le «aag veineux est rouge comme du sang arténeU
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 143
sorption dans le sang il y a une opération intermédiaire. En un
mot, la digestion n'est pas directe. Des cellules épithéliales se pro-
duisent à la surface de Tintestin et font subir au chyle une élabora-
tion spéciale. Ce sont les matières élaborées, sécrétées par ces cel-
lules intestinales, qui sont en réalité déversées dans le sang. Ainsi
la notion d'une sécrétion nouvelle, qu'on peut appeler proprement
sécrétion digestive, tend à s'introduire dans la science.
Mais dans l'étude des sécrétions aucune découverte n'a eu autant
de retentissement que celle de la fonction glycogénîque du foie.
Elle a suscité de nombreux travaux depuis dix -huit ans, et les
conséquences sont loin d'en être épuisées. Le foie est un organe
double, il donne deux produits distincts : la bile, qui coule dans
l'intestin, le sucre, qui se verse dans le sang; l'anatomie, venant
en aide à la physiologie, a su distinguer les parties du foie qui
correspondent à ces fonctions différentes, le foie biliaire et le foie
glycogénique. L'expérience fondamentale qui a montré que le foie
produit du sucre est la suivante. On soumet un animal à une ali-
mentation complètement dépourvue de principes sucrés. Si on ferme
par une ligature le tronc veineux qui porte le sang de l'intestin
au foie, et si pn lie également les veines qui conduisent le fluide
nourricier du foie au cœur, on peut constater que le sang re-
cueilli avant d'entrer dans le foie ne contient pas de sucre, tandis
que celui qui en sort est riche en matières sucrées. C'est donc dans
le foie que le sucre a pris naissance. Ce n'est pas tout; M. Claude
Bernard a montré le mécanisme de cette formation, qui comporte
deux ordres de phénomènes. 11 y a d'abord un phénomène vital,
c'est la sécrétion d'une matière amylacée, d'un amidon animal, au-
quel M. Claude Bernard a donné le nom de glycogène. L'amidon
une fois créé, des réactions nécessaires le transforment en dextrine
et en glycose, suivant les lois ordinaires de la chimie.
Cette succession d'effets, cette division entre ce qui est essentiel-
lement \'ital et ce qui est purement chimique est facile à mettre en
évidence. Pendant la vie, les deux ordres de phénomènes coexis-
tent, et il peut être difficile de les isoler l'un de l'autre; mais après
la mort ils se séparent d'eux-mêmes. Au moment où la vie cesse,
la formation vitale, celle du glycogène, s'arrête; mais le glycogène
déjà formé n'en continue pas moins à se convertir en sucre, s'il ren-
contre les conditions chimiques qui sont nécessaires à cette con-
version. Tel est le principe d'une expérience devenue classique. On
tue un chien ou un lapin et on constate qu'il a dans le foie une cer-
taine proportion de sucre ; mais en faisant subir au tissu hépatique
des lavages répétés on arrive à en chasser toute la matière sucrée
qu*il contenait; si alors on abandonne le foie humide à une douce
température, on observe bientôt qu'il s'est de nouveau chargé de
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iii REVUE DES DEUX MONDES.
sucre. On peut répéter l'opération, purger encore de sucre le tissu
hépatique et observer ensuite une nouvelle saccharification. Dans
ces épreuves, on voit bien le sucre se produire sans l'intervention
des conditions vitales; l'amidon animal créé pendant la vie se trans-
forme en dextrine et en glycose sous l'inQuence de l'humidité, de la
température et des matières diastasiques qui l'environnent. On peut
paralyser cette action en détruisant la diastase par la cuisson ou en
abaissant fortement la température; mais, si les conditions chi-
miques restent convenables, la formation sucrée continue jusqu'à
ce qu'elle ait épuisé toute la provision de glycogène que le foie
contenait au moment de la mort de l'animal. L'ensemble de ces
faits distingue aussi nettement que possible la sécrétion vitale d'où
naît le glycogène et le mécanisme chimique qui transforme ce gly-
cogène en sucre.
Nous venons d'exposer la théorie de la formation du sucre telle
qu'elle résulte des travaux de M. Claude Bernard; on prétend main-
tenant, à la suite de recherches plus récentes, que le foie n'est
pas seul à fabriquer du glycogène et que ce produit naît dans plu-
sieurs organes. On ne va pas cependant jusqu'à contester que le
foie soit un des centres importans de la fabrication glycogénique.
Hâtons-nous donc de lui reconnaître cette propriété pendant qu'il
en est temps encore; on va peut-être bientôt changer tout cela.
Quoi qu'il en soit, la découverte de la glycogénie hépatique a eu
dans les études physiologiques une haute importance. Cette pro-
duction spontanée d'un amidon que les animaux sécrètent comme
font les végétaux était un fait nouveau. Pour la première fois on
voyait se former dans l'organisme animal ce que la chimie appelle
un principe immédiat. C'était aussi une heureuse circonstance que
d'avoir pu suivre les modifications chimiques de ce principe, et l'on
avait là un type et une méthode pour une série de recherches nou-
velles. Il y a encore bien des conquêtes à faire sur ce terrain, car
il existe nombre de glandes, telles que la rate, le corps thyroïde,
les capsules surrénales, les glandes lymphatiques, dont les fonc-
tions demeurent indéterminées. On a fait en vain beaucoup de ten-
tatives pour leur assigner un rôle précis, soit dans la composition
du plasma sanguin, soit dans la formation des globules rouges ou
des globules blancs.
IV.
La nutrition se fait au moyen du sang; c'est ce liquide qui, une
fois élaboré par l'organisme, sert lui-même à nourrir les différens
élémens histologiques. Sur le détail, sur les modes particuliers de
cette nutrition, on sait peu de chose. On peut dire seulement, et
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 145
c'est un point snr lequel M. Claude Bernard a spécialement insisté,
qu'elle ne se fait pas aussi simplement que l'on est tout d'abord
porté à le croire; elle n'est pas une simple absorption des alimens
par les cellules organiques ; elle n'est pas une pure combustion.
Elle comporte des phénomènes essentiellement physiologiques, des
créations organiques d'ordre tel que M. Claude Bernard est amené
à considérer la nutrition comme une véritable génération. Nous
aurons occasion de revenir sur ce point de vue; mais déjà nous
avons rencontré tout à l'heure un de ces phénomènes qui donnent
à la nutrition ou du moins à la préparation du sang, qui en est le
premier degré, un caractère tout à fait original. Nous avons parlé
de la sécrétion digestive, qui se fait dans l'intestin. Or voici dans
quelles conditions se produit ce phénomène. Les alimens dissous
par les sucs intestinaux forment un liquide générateur, un blas-
tème, comme dit la langue technique, qui donne naissance sur la
surrace épithéliale de l'intestin à des cellules spéciales. Ces cellules
naissent pour faire leur sécrétion et meurent dès qu'elle est accom-
plie; on les voit successivement se détacher de la surface épithé-
liale et se détruire pour faire place à d'autres cellules qui, nées
dans les couches plus profondes, émergent et disparsdssent à leur
tour.
Si la nutrition comporte des phénomènes physiologiques d'une
telle complexité, si elle ne peut être réduite à des conditions pure-
ment physiques ou chimiques, que faUt-il penser des travaux qui
ont été instiaiés en France par MM. Dumas et Boussingault, en Al-
lemagne par M. Liebig, pour apprécier les matériaux nutritifs des
organismes vivans? Ces savans ont établi une sorte de bilan de la
nutrition chez les animaux et les végétaux, et posé, pour ainsi dire,
l'équation générale des fonctions nutritives. Devrons-nous regar-
der comme entachés d'erreur les résultats précis auxquels ils sont
arrivés? Le premier de ces résultats est que les organismes em-
pruntent poids pour poids ^ux substances alimentaires les maté-
riaux qu'ils s'assimilent ou qu'ils rejettent, de telle sorte que dans
l'é^^hange perpétuel qui se fait entre le règne minéral et le règne or-
ganique on peut dire que rien ne se perd ni ne se crée. Cette propo-
sition demeure certaine et placée au-dessus de toute controverse,
si on considère seulement le décompte chimique des entrées et des
sorties dans les êtres vivans. Le caractère des créations organiques
dont ils sont incessamment le siège est de n'altérer en rien ce
<fécompte. On conçoit seulement qu'il faille, pour arriver à des
conclusions légitimes, considérer des périodes de temps assez con-
sidérables et embrassant les combinaisons à longue échéance où
peuventV en gager quelques-uns des matériaux qui traversent l'or-
ton Lwvi. — 1868. iO
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lAô REVUE DES DEUX MONDES.
ganisme. Cette condition n'a peut-être pas été toujours remplie
dans les travaux qui ont été publiés sur ce sujet.
Ici se présente également une théorie que les chimistes ont ac-
créditée; nous voulons parler d'une sorte d'action compensatoire
qui s'établirait entre la nutrition des animaux et celle des végé-
taux. Les animaux, disent-ils, sont avant tout des appareils de
combustion, ils absorbent de l'oxygène et produisent de l'acide car-
bonique; les végétaux au contraire Sont des appareils de réduction,
ils fixent le carbone et rendent à l'atmosphère l'oxygène dont les
animaux l'ont privée. Ainsi s'établit entre les deux règnes orga-
niques une espèce de balancement; l'un consomme l'oxygène, l'autre
le restitue, de façon que ce gaz vital demeure en quantité à peu
près constante. Cette théorie est juste dans son expression générale,
en ce sens que l'équilibre atmosphérique résulte bien d'une certaine
opposition entre les conditions de la vie animale et celles de la vie
végétale; mais il faudrait se garder d'en conclure que les procédés
de la nutrition animale sont directement contraires à ceux de la
nutrition végétale, que l'une s'opère par des combustions, l'autre
par des réductions. On ne peut plus dire, comme autrefois, que les
végétaux sont spécialement chargés de préparer par leur action ré-
ductrice les principes immédiats qu'utilisent ensuite les animaux. Il
est bien prouvé maintenant que les cellules animales, de même que
les cellules végétales, préparent directement les principes immé-
diats qui leur sont nécessaires; nous venons de voir que le foie fa-
brique de l'amidon qui se convertit en sucre; l'albumine, la fibrine,
naissent dans le sang et n'y sont point apportées toutes faites par
l'alimentation. La nutrition est d'ailleurs indirecte dans le végétal
comme dans l'animal; l'organisme végétal se nourrit aussi de sub-
stances qu'il a préalablement élaborées et qu'il brûle en donnant de
l'acide carbonique, ainsi que le fait l'organisme animal. En somme,
il y a dans chacun des deux règnes des phénomènes de combustion
et de réduction; mais ils sont en disproportion évidente. Les ani-
maux opèrent en général sur des substances déjà très élaborées et
n'ont qu'une faible action réductrice à exercer. Les végétaux au
contraire peuvent agir directement sur les substances minérales et
en fixer l'azote et le carbone avec énergie; c'est ce que fait avec
une grande puissance la cellule de matière verte, qui est l'élément
actif du tissu de la feuille. De là vient que les deux règnes modi-
fient l'air d'une façon inverse. Les effets généraux qu'ils produisent
sur le milieu extérieur sont contraires, mais la divergence n'existe
pas dans les phénomènes élémentaires de la nutrition.
C'est d'ailleurs, nous l'avons dit, un problème encore fort obscur
que la nutrition différentielle des divers élémens anatomiques. Des
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LA PH¥SE0LOGI£ FBANÇAISË. 1^7
travaux rèceos, ceux de M. Charles Robin en particulier, permet-
tent pourtant de les rapporter dans chaque partie élémentaire à un
centre particulier, au noyau de la cellule primitive. On sait que,
d'après les vues émises d'abord en Allemagne par Schleiden et
Schwann, on regarde tous les élémens anatomiques comme déri-
vant de cellules qui tantôt conservent la forme cellulaire, tantôt
subissent des modiGcations plus ou moins profondes. La cellule est
essentiellement formée d'une enveloppe, d'un contenu liquide ou
pâteux et d'un noyau qui renferme lui-môme un point particulier
ou nucléole. Que la cellule conserve sa forme propre ou qu'elle su-
bisse des métamorphoses, on peut toujours suivre ce qui en con-
stitue le noyau. Or ce noyau paraît jouer un rôle essentiel dans la
nutrition élémentaire. Chaque fois qu'on a pu examiner le déve-
loppement cellulaire, on l'a vu continuer aussi longtemps que le
noyau persistait et cesser au moment même où le noyau venait à
disparaître. Quand les cellules se renouvellent, elles le font par
une véritable prolifération de noyaux; c'est ainsi qu'au-dessous de
la surlace de certaines membranes muqueuses on voit dans la cou-
che profonde des noyaux destinés à devenir les générateurs de cel-
lules nouvelles. Dans'les fibres que Ton peut considérer comme des
cellules transformées, dans les fibres musculaires par exemple, le
noyau cellulaire persiste en dedans de la paroi fibreuse et main-
tient la nutrition de réléraent par une sorte de sécrétion de la ma-
tière contractile. Quant à la fibre nerveuse, c'est un fait connu
qu elle s'altère et dégénère dès qu'elle est séparée d'une cellule qui
est comme son organe nutritif. L'ensemble de ces faits conduit les
physiologistes à regarder le noyau cellulaire comme un centre de
rénovation, permanente. Pour que les divers élémens se nourrissent,
il faut d'une part qu'ils se trouvent dans un lieu convenablement
préparé, d'autre part que leur centre de nutrition soit sain et apte
à profiter des conditions de ce milieu; il faut qu'ils aient à la fois
bonne alimentation et bon appétit.
Dans les faits que nous venons de rapporter, on a vu peu à peu
la notion de nutrition et celle de création, organique se confondre,
et Ton a rencontré quelques-uns des argumens à l'aide desquels
H. Claude Bernard établit que la nutrition est une sorte de généra-
tion continue.. Le rôle nutritif du noyau cellulaire est en effet un
Téritahle rôle d'organe générateur. Dans les êtres placés aux der-
niers degrés de l'échelle animale, chaque cellule peut servir de
centre de régénération à l'organisme entier; c'est ainsi que chaque
fragment d'un polype hydraire ou d'une planaire reforme un ani-
Dial complet. Chez les êtres supérieurs, on. voit quelquefois se régé-
nérer par le môme principe, non pas un animal entier, mais du
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1&8 REVUE DES DEUX MONDES.
moins un organe. Quand on coupe la rate d'un jeune mammifère en
plusieurs morceaux, chacun des morceaux peut reproduire l'or-
gane complet, ce qui semble indiquer que le tissu de la rate con-
serve les attributs des organisations inférieures. Qui ne connaît
aussi la reproduction des pattes d'écrevisses, des tentacules d'escar-
gots, de la queue des têtards de grenouilles? A mesure qu'on s'élève
dans l'échelle des animaux, les centres de formation se spécialisent
de plus en plus, et pour les êtres supérieurs il n'y a qu'une cellule
spéciale, la cellule ovarîque, qui puisse reproduire Fêtre entier.
Mais ces êtres microscopiques que l'on connaît sous le nom d'în-
fusoires viennent aussi fournir à la physiologie des faits intéressans
qu'elle compare au développement cellulaire. Les kolpodes, les pa-
ramécies, ont été dans ces dernières années, pour M. Coste, puis
pour M. Balbiani, l'objet d'études importantes. Or on ne peut s'em-
pêcher d'établir une sorte de rapport entre ces animaux infiniment
petits et ces autres organismes élémentaires qui, juxtaposés en
(^[uantité innombrable, constituent le corps des animaux supérieurs.
M. Coste a montré comment deux kolpodes se réunissent pour for-
mer un kyste, et comment cette masse commune se fractionne pour
donner naissance à de nouveaux animaux par un procédé tout à
fait comparable à celui qui régénère les cellules. M. Balbiani a re-
connu le premier chez certains in fusoires les apparences mêmes
que présentent les cellules anatomiques, c'est-à-dire l'existence
d'un noyau et d'un nucléole. Il a prouvé d'ailleurs qu'à l'aide de
ces deux éléraens il y a chez les paramécies une véritable généra-
tion sexuelle; le noyau joue le rôle d'un ovaire, et le nucléole donne
des spermatozoïdes. Nous nous trouvons donc là en face de phéno-
mènes qui montreraient l'identité absolue de la nutrition et de la
génération, si l'on admettait dans toute sa rigueur le rapproche-
ment que nous faisions tout à l'heure entre les infusoires et les
cellules élémentaires. Il est certain que M. Claude Bernard pousse
très loin la similitude entre la nutrition et la génération. On ne
saurait même dire où il s'arrête dans cette voie, ni s'il y a un point
où il s'arrête. Peut-être faut-il donner à sa pensée une portée tout
à fait générale. En tout cas , on ne peut qu'attendre avec une vive
impatience la publication de recherches encore inédites qu'il an-
nonce sur cette matière. Jusqu'à plus ample informé , on pourra
garder sur cette opinion la réserve que recommandait sur certains
sujets scientifiques un savant aimable, mais un peu sceptique,
Fontenelle. « Il faut ne donner, disait-il, que la moitié de son es-
prit aux choses de cette espèce que l'on croit, et en réserver une
autre moitié libre où le contraire puisse être admis, s'il en est be-
soin. »
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 1A9
Si nous en Tenons maintenant à considérer la génération pro-
prement dite, nous constatons que les êtres supérieurs proviennent
tout entiers d'un élément spécial, d'un œuf, d'une cellule ovarique
qui oITre ce caractère tout à fait nouveau de contenir en elle-même
tous les termes d'une évolution périodique. Cette propriété évolu-
tive à longue portée, cette espèce de devenir qui est dans l'œuf
constitue à coup sûr un des phénomènes les plus merveilleux de la
physiologie. Voilà un élément anatomique qui jouit d'une propriété
bien caractéristique, celle de contenir intrinsèquement une série de
développemens futurs. Ici, sur cette question de l'œuf, du germe,
nous rencontrons une controverse qui a passionné dans ces der-
nières années le monde savant et le public. Le germe provient- il
toujours d'une génération héréditaire, ou peut-il dans certains cas
se former spontanément? Telle est la question qui, déjà bien ancien-
nement agitée et soulevée de nouveau par des travaux récens, a
donné lieu aux débats les plus animés. M. Pouchet, soutenu par un
très petit groupe de naturalistes, a défendu avec beaucoup de vi-
gueur la cause de la génération spontanée ou bétérogénie. M. Pas-
teur a été le principal champion de l'opinion contraire, qui avait
pour elle la grande majorité des physiologistes. Les épreuves di-
verses qui ont été instituées dans cette mémorable querelle ont-
elles tranché la question expérimentale? Il nous semble qu'aucun
résultat décisif n'a été produit de part ni d'autre. La polémique
soulevée par M. Pouchet a provoqué de sérieuses études sur les mi-
crozoaires ; il en est sorti toute une moisson de faits nouveaux et
curieux, mais on ne peut pas dire que le fond de la querelle en ait
été éclairé. Les adversaires restent les uns et les autres cantonnés
dans leurs opinions contradictoires. Des hétérogénistes enferment
une infusion dans une cornue; ils ont fait préalablement tous leurs
efforts pour détruire les germes qui pouvaient se trouver soit dans
Tinfusion, soit dans l'air de la cornue; ils voient bientôt naître des
microzoaires. « Voilà, disent-ils, des animaux nés sans «germes, ou
du moins le germe s'est formé de lui-même, indépendamment de
toute hérédité. — Non pas, répondent leurs adversaires, les germes
hëréditûres existaient dans l'air, et ce que vous nous montrez
prouve que vos efforts pour les tuer ont été insufflisans. » M. Pas-
teur et ses partisans font de leur côté les mêmes expériences. Ils
tuent les germes et montrent dans leurs ballons des infusions infé-
condes. « Vous le voyez, disent- ils, les germes héréditaires étant
détruits, aucun être vivant ne prend naissance. — Fort bien, leur
dit-on dans le camp opposé; mais êtes-vous certains, en même temps
qne vous détruisiez les germes, de n'avoir pas supprimé quelque
condition indispensable à la vie des infusoires qui devaient naître
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150 RETCE DES DEUX MONDES.
dans ces ballons? » Ainsi les argumentations contraires restent de-
bout et s'entament à peine l'une l'autre. Jusqu'ici le profit le plus
clair de la querelle se trouve dans les découvertes de MM. Coste
et Gerbe et les travaux de M. Balbiani sur la génération des infu*
soires. M. Claude Bernard a été chargé par l'Académie des Sciences
de faire un rapport sur la question des générations spontanées;
tout en rendant justice aux travaux de M. Pasteur, il s'est montré
assez réservé sur les conclusions expérimentales qu'il est permis
d'en tirer. Bien que la question de fait demeure ainsi à peu près
entière, M. Claude Bernard n'hésite pas à se ranger parmi les ad-
versaires de rhétérogénie. Il puise sa conviction dans les nécessités
qui lui paraissent inhérentes à la propriété évolutive de l'œuf. La
formation spontanée d'un germe lui semble inadmissible, même
comme hypothèse. « Je considère, dit-il, que l'œuf représente une
sorte de formule organique qui résume les conditions évolutives
d'un être déterminé par cela même qu'il en procède. L'œuf n'est
œuf que parce qu'il possède une virtualité qui lui a été donnée
par une ou plusieurs évolutions antérieures dont il garde en quel-
que sorte le* souvenir. C'est cette direction originelle, qui n'est
qu'un atavisnrre plus ou moins prononcé, que je regarde comme ne
pouvant jamais se manifester spontanément et d'emblée. Il faut
nécessairement une influence héréditaire. Je ne concevrais pas
qu'une cellule formée spontanément et sans parens pût avoir une
évolution, puisqu'elle n'aurait pas eu un état antérieur. » Est-ce
bien juste? Que nous rapprochions les idées d'atavisme et de pro-
priété évolutive, que nous voyions dans ce* rapprochement le résul-
tat de l'expérience des siècles, rien de mieux ; mais faut-il pour
cela regarder l'hérédité comme la cause nécessaire de toute mani-
festation évolutive ? Ce n'est point là une conception qui s'impose à
notre esprit, et à nos yeux elle n'a que ce degré de vraisemblance
que lui donne jusqu'ici l'étude des faits.
Quoi qu'il en soit, la connaissance détaillée de la constitution de
l'œuf est une* conquête de la science contemporaine. En France, les
travaux de MM. Prévost et Dumas ont été l'origine des progrès de
l'embryogénie. L'étranger peut citer aussi à ce sujet des noms cé-
lèbres, ceux de Baer, Purjinke, BischolU L'œuf ou cellule ovarique
est constitué comme une cellule ordinaire. On y distingue une en-
veloppe ou membrane vitelline^ un liquide intérieur ou vifellusy un
noyau ou vésicule germinative et un nucléole ou tache germinative.
M. Balbiani y a découvert en outre récemment un corps particulier
qu'on pourrait appeler vésicule germinative proprement dite y car
il est destiné à fournir les matériaux plastiques nécessaires au dé-
veloppement de l'être nouveau. Il y a ainsi dans l'ovule deux noyaux
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 151
qui président à deux ordres de nutrition distincts. L'ancienne vé-
sicule gerrainative, qui a été découverte par Purjinke, sert au dé-
veloppement de l'œuf lui-même; aussi disparaît- elle dès que l'œuf
est arrivé à maturité et s'est développé complètement. L'autre, la
vésicule de M. Balbiani, prépare les matériaux évolutifs du nouvel
être. Elle persiste donc quand la vésicule de Purjinke a disparu, et
eJJe accompagne l'être nouveau dans son évolution.
La physiologie a pu jeter quelque lumière sur les premiers et
mystérieux naouveraens de l'embryon. Elle a vu la matière granu-
leuse destinera la formation de l'être se séparer en segmens sphé-
roîdaux sans structure apparente, puis chacun de ces segmens ho-
mogènes se convertir en vésicule par coagulation de la couche
superficielle. Toutes ces vésicules naissantes, d'abord indépen-
dantes les unes des autres, se rangent par ordre, se multiplient
par scission à la manière des organismes inférieurs, et arrivent à
constituer la toile cellulaire qui ya se transformer en embryon. Dans .
le principe et pendant quelque temps, cette toile n*a aucune trace
d'appareil spécial. Le cœur paraît le premier; c'est un petit point
animé de mouvemens d'abord rares et à peine perceptibles. Peu à
peu ces mouvemens s'accusent plus nettement; alors apparaissent
les rudimens d'un appareil circulatoire, puis ceux des autres or-
ganes de l'animal. Rien n'est curieux comme d'assister à ces pre-
noières évolutions embryonnaires. Si par exemple on regarde naître
le cœur d'un poulet, on voit d'abord une simple vésicule semblable
à l'organisme élémentaire d'un infusoire. Peu à peu la vésicule s'al-
longe et constitue un véritable ventricule pourvu d'une aorte à plu-
sieurs branches de manière à représenter exactement le cœur d'un
poisson. Plus tard, le ventricule se renverse en se tordant et se
divise en trois cavités; c'est alors un cœur de reptile. Enfin le mou-
vement s'achève, et l'organe définitivement constitué apparaît avec
les quatre cavités (deux oreillettes et deux ventricules) qui sont pro-
pres aux oiseaux et aux mammifères. On voit ainsi un organe tra-
verser, sans s'y arrêter, des formes qui demeurent définitives pour
des organismejs inférieurs. Ces faits et d'autres du même genre ont
amené certains physiologistes à cette doctrine, que l'évolution en-
tière par laquelle ont passé les séries animales se reflète et se re-
trouve dans l'évolution embryonnaire de chaque être. Cette théorie,
née en Allemagne, a trouvé en France d'habiles défenseurs. C'est
là une des vues les plus saisissantes auxquelles puisse s'élever la
physiologie; c'est une sorte de sommet philosophique d'où l'esprit
embrasse l'origine de toutes les questions qui se rapportent aux
phénomènes de la vie.
Au point de vue pratique et expérimental, il est naturel de se
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152 REYUE DES DEUX MONDES.
demander si le physiologiste peut étendre son action sur le déve-
loppement embryonnaire. Peut-on opérer des changemens dans les
organismes en agissant directement sur les œufs, en prenant la ma-
tière organisée à l'état naissant et en en modifiant la tendance évo-
lutive au moment où elle se manifeste? On doit croire en effet, et
c'est là une des opinions sur lesquelles M. Claude Bernard revient
avec le plus d'insistance, qu'en modifiant les milieux intérieurs où
se nourrissent les organismes naissans on pourra changer dans une
certaine mesure la direction de leur mouvement évolutif, créer de
véritables espèces ou tout au moins des variétés ^nimales. Jus-
qu'ici les actions modificatrices n'ont guère porté que sur des êtres
adultes, et n'ont consisté qu'à fixer par une sélection artificielle des
caractères que l'hérédité mettait en relief. Quant à agir sur le germe
même, à en modifier scientifiquement les conditions d'existence, la
physiologie n'a, pour ainsi dire, pas encore institué d'études à cet
, égard. M. Dareste, reprenant des essais commencés par Geoffroy
Saint-Hilaire, a expérimenté sur des œufs de poule en les vernis-
sant, et a déterminé ainsi diverses anomalies ou monstruosités;
mais ce sont plutôt des maladies de l'embryon que des actions réel-
lement modificatrices. Plus récemment encore, M. Naudin a montré
sur les végétaux que des anomalies natives, qu'on avait regardées
comme ne pouvant être fixées qu'à la suite d'un temps très long,
pouvaient au contraire être provoquées artificiellement et se trans-
mettre tout de suite par hérédité de façon à constituer de véritables
espèces. Ce sont là comme les premiers jalons d'une route encore
inexplorée.
Pour compléter cette revue rapide des élémens qui constituent
les corps vivans, il nous reste à dire quelques mots de certaines
classes de tissus que nous n'avons point encore mentionnées. Les
élémens anatomiques dont il a été parlé jusqu'ici, les muscles, les
nerfs, les glandes, les élémens du sang, sont les parties actives de
l'organisme; mais les différens appareils qui servent aux méca-
nismes vitaux sont formés de ces parties actives enchâssées dans
une espèce de gangue commune, le tissu cellulaire; ils compor-
tent d'ailleurs d'autres tissus qui jouent également un rôle pas-
sif, comme ceux qui constituent les parties élastiques des fibres,
les cartilages, les os. Les propriétés de ces divers* élémens son^
pour ainsi dire moins spécialisées que celles des élémens actifs.
Ils ont une certaine facilité à se régénérer quand ils sont trans-
plantés et à se transformer les uns dans les autres. C'est ainsi que
des expériences récentes dont le retentissement a été considérable
ont montré que le périoste transplanté dans le tissu cellulaire sous-
cutané peut s'y greffer et y continuer son évolution osseuse. Les
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LA PHYSIOLOGIE FRANÇAISE. 153
tissus fibreux, élastiques, cartilagineux, osseux, forment une classe
de tissus inférieurs qui peuvent être considérés comme dérivés tous
du tissu cellulaire. Quant à celui-ci, qui est ainsi ramené à être
comme le type de tous les autres, son élément histplogique spécial
est la cellule plasmatique. Cette cellule n'est pas ronde, elle a la
forme d'une étoile, et les extrémités radiaires des différentes cel-
lules communiquent entre elles de manière à s'enchevêtrer et à
former un réseau complet. Les noyaux sont en état de régénération
ou de prolifération incessante, et ces cellules sécrètent ainsi les ma-
tières qui remplissent les espaces inlercellulaires comme une sorte
de ciment ou de mortier. Nous retrouvons donc dans ce mode qui
renouvelle les tissus passifs le procédé sécrétoire que nous avons
constaté dans les autres parties de l'organisme. Une sorte d'unité
apparaît ainsi dans les actions qui entretiennent la vie. Tous les
tissus et tous les liquides de l'économie peuvent être considérés
comme des produits de sécrétion des cellules vitales en voie de
régénération constante. Tantôt le produit sécrétoire, demi-fluide,
reste dans la cellule même ou dans la fibre; il y accomplit son rôle
actif: c'est le cas des matières nerveuses et musculaires; tantôt
le produit cellulaire se liquéfie, sort de la cellule, et va remplir au
dehors ces diverses fonctions dont nous avons vu des exemples dans
les sécrétions propreipent dites; tantôt enfin, comme nous venons
de le voir, le produit sécrétoire s'étale entre les cellules et y forme
des composés plus ou moins durs qui jouent leur rôle dans la tex-
ture ou dans la charpente du corps. A ce point de vue, le déve-
loppement de l'être adulte se fait par les mêmes procédés que le
développement embryonnaire. Un même ensemble de lois orga-
nisatrices régit les phénomènes dans l'œuf, dans l'embryon, dans
l'être vivant, entretient par la nutrition et renouvelle d'une ma-
nière incessante les propriétés des élémens actifs et passifs de la
machine vivante. Dans cet ensemble apparaît, comme le point cul-
minant, une sorte de loi organotrophique qui trace le plan de l'être
et en règle l'évolution. Cette loi, les physiologistes se sont bor-
nés jusqu'ici à l'observer, et on peut dire qu'ils n'ont pas encore
essayé de se donner prise sur elle par l'expérimentation. C'est sur
ce point que M. Claude Bernard appelle avec énergie les efforts de
la science. Agir eur les milieux pour atteindre par là la nutrition et
diriger ainsi les phénomènes évolutifs, telle est la méthode qu'il
trace avec l'autorité qui s'attache à ses travaux.
Edgar Saveney.
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LE
PREMIER BUDGET
DE LA HONGRIE
Le budget d'un peuple est un cadre où les réalités se traduisent
en chiffres comme dans les correspondances de la diplomatie : ce-
lui qui possède la clé de ce langage peut s'introduire dans l'inti-
mité d'une existence nationale et y surprendre sur beaucoup de
points le mobile caché, l'explication vraie du fait politique. Quand
c'est un peuple récemment affranchi et en voie d'organisation qui
dresse pour la première fois son bilan financier, on désire savoir
quels sont ses besoins, ses engagemens, son régime économique et
ses ressources, afin dé mesurer quel degré de force et de vitalité
sera mis au service de la nationalité naissante. La curiosité sera
doublement excitée, si la puissance qui surgit apporte dans les don-
nées de la politique générale un élément dont il faudra tenir compte.
Tels sont les aspects sous lesquels la Hongrie se présente en ce mo-
ment. Le simple exposé de ses dépenses et de ses recettes va nous
initier à ses procédés de gouvernement, à ses moyens d'existence.
Sa position géographique, ses antécédens, ses rapports de voisi-
nage, la force plus ou moins grande qu'elle puiseca en elle-même
pour faire respecter son autonomie, lui assignent un rôle politique
auquel se rattache ce terrible problème de paix ou de guerre qui
tient en ce moment l'Europe haletante. Ces considérations expli-
quent le mouvement de curiosité et le degré d'intérêt que peut
exciter une étude analytique du premier budget de la Hongrie.
n ne conviendrait pas de revenir sur les hautes questions de po-
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LE PREMIER BUDGET DE LA flONGRIE. 166
iitiqne qû (Hit été élacidées ici même par un historien qai n'a pas
encore dit son dernier mot (1). Auprès de Tample et lanÛBeux ex-
posé de H. de Laveleye, les faits financiers que nous avons à faire
oonnaitre seront comme on de ces appendices où l'on rejette les
docameos qui ne sont pas de nature à trouver place dans un récit;
nous devons toutefois raf^ler, pour l'intelligence de certains dé-
tails budgétaires, les bases essentielles du contrat en vertu duquel
la Hongrie a recouvré son indépendance*
Depuis les premiers mois de 1867, les états autrichiens propre-
ment dits et les pays ^lutrefois dépendans de la couronne de Hon-
grie forment deux groupes séparés constitutionnellement, quoique
attachés encore l'an à l'autre par des a alBûres communes; » le
mot est consacré. De chaque côté de la Leitha, le régime parle-
mentaire règne dans la plus stricte signification du mot. Le pou-
voir exécutif est occupé par le chef de la maison de Habsbourg,
emper^r en Autriche, roi en Hongrie* Les afiaires dites communes,
celles qui forment le lien entre les deux états, concernent l'armée,
la représentation diplomatique et les arrangemens douaniers, seuls
points qu'il n'eût pas été possible de diviser sans un déchire-
ment dangereux. Pour le maoiement difiicile de ces affaires com-
munes est institué un nûnistëre commun composé de trois mem-
bres; c'est celui dont M. de Beust est l'âme actuellement. Dans
chacun des deux états juxtaposés, le pouvoii' effectif est exercé par
une assemblée nationale et un ministère responsable. Quand un in-
rét collectif est en cause, les deux assemblées se mettent en rap-
port avec le souverain commun aux deux pays, ou pour mieux dire
avec le ministère commun qui le représente, par Tentremise de
deux délégations élues à cet effet et enchaînées par des mandats
formels. Au point de vue spécial des fmances, on s'est efforcé de
partager éqdtablement les charges. Aux termes d'un arrangement
conclu à titre d'essai et pour dix ans, la Hongrie participe aux dé-
penses afférentes aux affaires communes, armée, diplomatie et
commerce extérieur, dans la proportion de 30 pour 100; elle con-
court dans une mesure analogue au paiement et à l'amortissement
de l'ancienne dette de l'empire autrichien. Tel est le nouveau con-
trat social, et l'ancien représentant de la monarchie absolue se
trouve, en vertu des clauses compliquées de ce pacte, beaucoup
plus enchaîné que ne le serait dans les conditions ordinaires un
simple souverain constitutionnel.
Aux premiers momens de l'indépendance reconquise, la Hongrie
(1) Voyez dans la Bmme la remarquable série de M. E. de Layeleye sur VAUemagne
éi9^ la guerre de 4866.
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15Ô R£yUE DES DEUX MONDES.
éprouva rembarras du mineur subitement émancipé au sortir d'une
étroite tutelle. On s'effrayait de l'héritage du passé; Tidéal du
nouveau régime n'était pas encore dessiné dans les esprits. Pour les
postes élevés, le pays possédait un certain nombre d*hommes émi-
nens; mais la retraite du personnel autrichien, qui était vue d'ail-
leurs sans peine, laissait l'administration inférieure à peu près
désorganisée. Les caisses publiques étaient vides, le crédit et les
moyens de travail allaient dépendre des impressions mobiles du
public européen. Par bonheur, une prodigieuse récolte, coïncidant
avec la rareté et les hauts prix partout ailleurs, leva bien des diffi-
cultés en répandant l'aisance dans le pays. Le ministère responsable
se constitua sous l'inQuence du parti modéré, qui avait conduit si
habilement et mené à bonne fin la révolution. Si dans les vieux
états, où les ressorts fiscaux sont agencés depuis longtemps, le
choix d'un ministre des finances est chose grave, il l'est à plus forte
raison dans un pays où il n'y a pas de précédens. L'opinion pu-
blique désigna pour ce poste M. de Lonyay, économiste exercé, qui
avait fait preuve de connaissances spéciales par la manière dont il
avait introduit et fait réussir le crédit foncier en Hongrie.
M. de Lonyay prit possession de son portefeuille le 10 mars 1867.
On peut mesurer par l'immensité de la tâche ce qu'il dut déployer
d'aptitude et d'activité. Pendant les derniers mois de l'année, il eut
à diriger la pratique journalière de la fiscalité en se servant de la
machine détraquée qui allait disparaître. En même temps il fallait
préparer théoriquement les bases du régime nouveau. Les résul-
tats de l'année 1867, centralisés par la ci-devant cour des comptes,
n'étaient pas encore débrouillés il y a deux mois; on savait toutefois
que cet exercice, poilr lequel une ébauche de budget avait été im-
provisée par le ministre, n'avait laissé aucune déception. Les ré-
sultats ont atteint les chiffres prévus, aucun service n'est resté en
souffrance : les annuités consacrées au rachat des anciens droits
féodaux ont été acquittées, les versemens à faire en Autriche pour les
dépenses communes et pour la quote-part de la dette impériale ont
été effectués; il est même resté en fin de compte un report à l'actif
de l'année suivante. Ce résultat, obtenu au milieu des anxiétés et
des tâtonnemens de la transition, est digne de remarque : le bon
sens et le patriotisme de la population y ont contribué; il est de bon
augure pour l'avenir financier du pays.
Un budget n'est que la mise en œuvre d'une législation perma-
nente : il ne peut être dressé régulièrement qu'en vertu d'un en-
semble de lois organiques qui ont autorisé préalablement les dé-
penses et les impôts. Le code fiscal était à créer. Dès le 1*' janvier
18b8 fonctionnait sous la direction du ministre une commission de
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LE PREMIER BUDGET DE LA HONGRIE. 157
comptabilité chargée de préparer la législation financière applicable
au nouvel ordre de choses. Au commencement du mois d'avril, et
comme préface au budget que nous examinons, M. de Lonyay pré-
senta simultanément quatorze projets de lois destinées à régler le
principe des contributions directes et indirectes, les procédés de
perception, la régie des monopoles et revenus, Finscription de la
dette consolidée que Ton allait accepter, et le contrôle de la dette
flottante. EoGn dans la seconde moitié du mois d'avril fut présenté
aux chambres, en langue nationale, ce plan de budget dont la dis-
cussion solennelle a été retardée par la nécessité de voter diverses
lois organiques. L'exposé des motifs exprime avec émotion Timpor-
tance de cet acte. Un premier budget est le moule du système éco-
nomique; pour un peuple comme dans la vie privée, c'est l'exis-
tence qui s'ordonne dès le début de la carrière en raison du revenu
que l'on prévoit et de la dépense que l'on croit pouvoir faire. Ces
considérations sont justes, et si nous nous préparons à dérouler tant
* de chiffres sous les yeux des hommes politiques, c'est avec la per-
suasion qu'ils y sauront lire l'avenir du peuple qui prend place
dans le concert européen.
Les dépenses, dans le budget hongrois, se classent naturellement
en deux catégories, celles qui procèdent de l'ancienne union et de
la communauté d'intérêts qui existe encore dans une certaine me-
sure avec l'empire d'Autriche, celles qui vont fournir les ressorts
de l'existence nationale. Les engagemens de la première catégorie
entrent pour un peu plus de moitié dans l'ensemble des charges pu-
bliques. En première ligne figure la liste civile assurée constitution-
Qellement à la maison de Habsbourg. La Hongrie tient à honneur
d'en fournir la moitié, et elle paie à ce titre 7,841,000 fr. (1). L'an-
nuité dont la Hongrie est redevable pour sa participation à l'ancienne
delte publique de l'empire autrichien est fixée à 82,067,500 fr., y
compris les amortissemens et frais accessoires. Nous ferons remar-
quer à cett€ occasion que la Hongrie va s'exécuter intégralement
pour la part convenue, et que si l'Autriche, chargée de payer la
rente, fait subir aux créanciers une réduction de 16 pour 100, elle
réalisera sur le contingent hongrois un bénéfice de 13 millions.
L'Autriche au surplus, qui se plaignait d'avoir fait la part trop belle
à son associée, trouvera là un dédommagement qu'il ne faut peut-
être pas trop lui reprocher. Viennent ensuite les dépenses spéciale-
ment dites « pour affaires communes; » elles concernent les services
(Ij Dans tout le cours de ce travail, le florin austro-hongrois est évalué en monnaie
française, au cours de 2 francs 50 centimes. — Le joch, mesure agraire, est estimé à
^ ares, quoique la contenance en soit très variable dans la pratique agricole de la Hon-
pie.
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158 REVUE DES DEUX MONDES,
par lesquels les deux parties de l'ancien empire restent attachées
Tune à l'autre. Les dépenses de cetordre ont été partagées en pre-
nant pour mesure la population et les forces contributives de chacun
des deux groupes pendant la période précédente. Le contingent de
la Hongrie a été fixé, comme nous l'avons dit, à 80 pour 100; la
somme à fournir sur cette base ressort à 56,120,000 francs, plus
un supplément de 20,147,000 francs qu'on a classé dans le budget
extraordinaire, parce que cette dépense n'est pas de nature à se
reproduire, et que d'ailleurs elle doit être compensée cette année
par un recouvrement d'égale somme sur un fonds dit attif-com-
muriy propriété collective des deux pays.
Nous insisterons sur ce chapitre des dépenses communes, parce
qu'il est celui qui caractérise le mieux la situation nouvelle faite à
la Hongrie. Sur ce versement de 76 millions, les besoins du ser-
vice militaire, y compris la flotte, en réclament environ 68; à ce
compte, les 70 pour 100 à fournir par les pays autrichiens devant
donner 159 millions, on voit que les deux peuples se sont enten-
dus, par l'entremise des pouvoirs constitutionnels, pour limiter à
227 millions de francs l'ensemble des dépenses militaires. La mo-
dicité de ce chiffre, auquel on tient fermement des deux côtés de la
Leitha, est une protestation des plus significatives contre les entrai-
nemens guerriers et les alliances compromettantes. On a compris
dans ces régions que le vrai moyen de conserver la paix est de li-
miter les armemens au plus strict nécessaire.
Dans la catégorie des dépenses qui concernent particulièrement
la Hongrie, nous remarquons un gros chiffre : 36,707,500 francs,
inscrit sous ce titre : dette pour le dégrèvement foncier. C'est l'an-
nuité à payer pour le rachat des droits féodaux. Grâce à ce sacrifice
qui a constitué la Hongrie moderne, et qui est un des actes les
plus mémorables de 1848, le sol, jusque-là inféodé à un ti'ès petit
nombre de familles, s'est divisé à tel point qu'on compte actuelle-
ment près de 3 millions de propriétaires dans les quatre contrées
dépendantes de la couronne hongroise. On peut dire sans exagérer
que la nation entière est intéressée à l'indépendance du territoire,
et c'est là ce qui donne à ses volontés instinctives une consistance
et une force d'impulsion avec lesquelles l'Europe politique aura
désormais à compter.
Le dégrèvement foncier comporte non-seulement le paiement an-
nuel des coupons, mais l'amoriissement d'un certain nombre d'obU-
gations désignées par le sort; c'est, à proprement parler, la dette
publique : la Hongrie jusqu'ici n'en a pas d'autre qui lui soit propre.
L'emprunt national contracté au commencement de cette année
étant consacré de la manière la plus exclusive à des créations de
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LE PREMIER BUDGET D£ LA HONGRIE. 159
chemins de fer, les intérêts de cet emprunt sont compris, suivant
Fusage, dans les frais de premier établissement, et seront payés
ultérieurement sur les produits de l'exploitation. L'état n'aurait à
intervenir plus tard que pour compenser l'insuffisance des recettes;
c'est seulement dans ce cas, contraire à toutes les probabilités, que
le budget des dépenses publiques serait surchargé.
Le détail des dépenses administratives va nous faire connaître
les ressorts du régime nouveau. En raison de sa double qualité
d'empereur en Autriche et de roi constitutionnel en Hongrie, il y
aurait sans doute quelque inconvénient à ce que le roi fût en con-
tact immédiat avec le conseil des ministres. Le dualisme a fait
nécessairement une réalité de la fameuse maxime : a le roi règne et
ne gouverne pas. » Entre le roi, chef nominal du pouvoir exécutif,
et le conseil des ministres, qui est le véritable organe du gouver-
nement constitutionnel, il y a, comme trait d'union, un petit minis-
tère spécial, pour les Irais duquel une somme de 216,250 francs est
allouée. Le titulaire actuel est le comte George Festetics, frère du
général Festetica, qui s'est distingué à Sadowa; lui-même est un
homme expérimenté, assez riche personnellement pour mener no-
blement une splendide existence.
Le pouvoir réside en réalité dans une assemblée nationale com-
prenant deux chambres et dans un ministère qui est l'émanation de
cette assemblée. Une pareille combinaison assure au président du
ministère un rôle et une influence très considérables. L'importance
de la fonction est d'ailleurs relevée par le patriotisme et la haute
inteJ/igence politique de son premier titulaire, le comte Jules An-
drassy. L'assemblée nationale, dont les membres reçoivent une
indemnité, et la présidence du conseil figurent au budget pour
2,616,250 fr. — Le ministère de l'intérieur, occupé par le comte
Wenkheim, a naturellement dans son ressort l'administration gé-
nérale du royaume. Le total des sommes inscrites à son crédit
monte à 23^283,750 francs; toutefois ses attributions paraissent
fort restreintes, parce qu'un des premiers actes du nouveau ré-
gime a été de rétablû* les comitats avec leurs anciens procédés
d'administration locale. C'est un moyen de transition, assez dis-
pendieux d'ailleurs, puisqu'il prélève 17 millions sur 23 en fonc-
tionnant d'une manière imparfaite. Provisoirement la compétence
du ministi^ de l'intérieur est limitée à des services d'utilité géné-
rale, comme l'hygiène, la sûreté publique, les prisons, les mai-
sons d'aliénés et d'enfans trouvés, les théâtres et les courses. On
Toit par la modicité des allocations que ces services ne sont encore
^'à leur première phase de développement. Un des problèmes
dont les hommes politiques sont maintenant préoccupés est d'établir
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160 REVUE DES DEUX MONDES.
une juste pondération entre la compétence de l'état et le régime
municipal.
Au ministère des finances sont attribués 18,440,000 francs. Cette
somme représente les frais pour la perception des impôts et l'ex-
ploitation de plusieurs monopoles qui fournissent à l'état d'impor-
tans revenus, tels sont notamment les salines du domaine et la fa-
brication du tabac. — Le portefeuille des travaux publics a pour
titulaire un Transylvanien, le comte Miko. L'allocation, limitée à
6,620,000 francs pour le service ordinaire, est disséminée en petits
travaux concernant la viabilité et la navigation fluviale. Les grands
travaux de construction qui n'ont pas un caractère permanent sont
renvoyés aux dépenses extraordinaires, dont nous parlerons plus
loin. — Le ministère de l'agriculture, de Tindustrie et du commerce
n'est inscrit au budget que pour 1,146,250 francs. Sur ce terrain,
qui deviendra si fécond, il n'y a encore que des germes et des es-
sais. Le ministre, M. de Gorove, paraît être "d'ailleurs un de ces
hommes pour lesquels il n'y a pas de petites fonctions. — Les cultes
et l'instruction publique ne recevront de l'état que 2,777,500 francs.
Cela montre que ces importans services sont encore classés comme
des charges locales et volontaires. L'éducation populaire, qui ne
reçoit que 500,000 francs, est pour ainsi dire à créer. On peut
avoir foi dans l'avenir de ce service, s'il reste confié aux inspira-
tions élevées et aux connaissances étendues de M. le baron Eôt-
vôs, l'ami et digne collaborateur de M. Deâk. — On a centralisé,
comme l'une des plus nobles prérogatives de l'état, l'administration
de la justice, à laquelle une somme de 7,307,500 francs est ap-
pliquée. Le ministre en fonction, M. Horvath, est un jeune juris-
consulte qui s'inspire de la philosophie du droit, et cherche à
maintenir les questions de sa compétence dans les régions élevées
des principes. — Les dépenses pour l'armée étant classées dans le
cadre des services communs, il n'y a pas, à proprement parler, de
ministre de la guerre en Hongrie. Sous le titre de « ministère pour
la défense du pays, » on désigne une simple direction chargée de la
régie des haras militaires et des opérations du recrutement. Toute-
fois ce service, auquel on n'attribue aujourd'hui que 1,281,500 fr.,
est destiné à prendre de l'importance, si on réalise, comme on sera
probablement conduit à le faire, le vœu instinctif du pays pour la
création d'une milice nationale. Cette nécessité est si bien pres-
sentie qu'à cet imperceptible ministère on a rattaché la présidence
du conseil. Dne particularité remarquable dans le budget hongrois
est que les pensions de retraite sont ajoutées aux dépenses de cha-
cun des services dont elles proviennent. Ce procédé est excellent;
il préviendra des abus dont les contribuables ont à souffrir dans
plusieurs autres pays.
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LE PREMIER BUDGET DE LA HONGRIE. 161
Nous avQns fait une remarque dont la portée politique n'échap-
pera sans doute à personne. Sous la vague impression des souve-
nirs de 1849, on est porté à croire que la vie et Tindépendance na-
tionales sont encore tenues en échec par les antagonismes de races.
Les BDDemis de la Hongrie sont habiles à exploiter ce préjugé : le
budget hongrois en fournit la réfutation à chaque page. En ce qui
concerne la Transylvanie et les confins militaires, groupes impor-
tais, puisqu'ils comprennent 3,200,000 habitans sur 15 millions,
les dépenses et les recettes sont continuellement confondues dans
les comptes généraux du royaume. Cette fusion d'intérêts n'est-elle
pas un signe du fusionnement des races? La Transylvanie participe
d'ailleurs au vote des impôts par ses députés, qui siègent à la diète
de Pesth, et elle a un représentant au sein du ministère. A l'égard
des Slaves de la Croatie , qui ne comptent d'ailleurs que pour un
seizième dans la population totale, les plus grands ménagemens
sont observés : on leur laisse les bénéfices de l'assimilation sans
leur demander le sacrifice de leurs mœurs et coutumes. On compte
sur le temps et sur l'attraction des intérêts pour user les dernières
résistances. La Croatie n'a déjà plus d'articles spéciaux dans le
budget des recettes. Les impôts, qu'elle paie librement, sont con-
fondus avec les autres dans le trésor commun ; mais on respecte
ses habitudes administratives, et on ne lui envoie de Pesth que les
fonctionnaires qu'elle demande. Voilà pourquoi le budget des dé-
penses présente encore une allocation spéciale de près de 5 mil-
lions sous ce titre : « chancellerie aulique de Croatie -Slavonie. »
L'ensemble des dépenses ci - dessus mentionnées, montant à
251,417,500 francs, composent le budget des besoins ordinaires.
Viennent en outre les besoins extraordinaires. M. de Lonyay s'est
appliqué à ne comprendre sous cette rubrique que des dépenses
strictement eiceptionnelles et n'étant pas de nature à se renou-
Yeler. Telles sont les constructions de bâtimens pour plusieurs
administrations nouvelles à Pesth ou ailleurs, l'établissement de
quatre grands ponts et divers travaux hydrauliques, l'extension des
Ugnes télégraphiques, une très forte subvention accordée à la Tran-
sylvanie pour l'aider à payer sa part dans le rachat des droits féo-
daux. La dépense essentielle dans Tordre des besoins extraordinaires
est la création des chemins de fer et des canaux : on y a affecté
pour l'exercice 1868-69 une somme de 50 millions, prise sur le
produit de l'emprunt contracté au conunencement de cette année.
L'état a déjà traité à forfait avec plusieurs entrepreneurs pour cer-
taines lignes, et les travaux sont commencés sur divers points. En
résumé, les besoins extraordinaires font pressentir une dépense to-
tale de 88,372,000 francs-
ion ULxyu — iS6S. â il
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162 REYUE DES DEUX MONDES.
Passons au budget des recettes. Il se distingue par une tentative
qui aurait de grands avantages, si elle pouvait être appliquée géné-
ralement. M. de Lonyay a essayé d'établir une correspondance entre
les recettes et les dépenses auxquelles elles sont affectées; mais un
grand nombre d'articles ont échappé à cette règle, car il y a tou-
jours beaucoup de recettes sans affectations spéciales, et beaucoup
de dépenses qui ne correspondent à aucune rentrée. L'impôt hon-
grois est divisé , comme le nôtre , en contributions directes , con-
tributions indirectes, et revenus provenant des domaines, des
monopoles ou des services exploités par Tétat. Dans un pays es-
sentiellement agricole, la principale source de la fiscalité est l'im-
pôt sur la terre. Ne pouvant pas rompre brusquement avec les tra-
ditions, M. de Lonyay a dû se servir des anciennes estimations
cadastrales, qu'il sera sans doute nécessaire de réviser. Si nous
comprenons bien les indications données par le ministre, le revenu
net des terres en culture serait évalué sur le pied dje 13 francs
l'hectare en Hongrie, de 10 francs 83 cent, en Croatie et de 5 fr.
40 cent, seulement en Transylvanie. La règle admise provisoire-
ment, conforme aux traditions autrichiennes, serait une taxe de
22 pour 100 sur le revenu net, avec de très fortes atténuations en
faveur de la Transylvanie. La propriété aurait en outre à fournir
une cotisation de 8 pour 100 applicable au fonds spécial du dégrè-
vement féodal , de sorte qu'en définitive l'impôt à payer s'élèverait
à 30 pour 100 en Hongrie et en Croatie, et à 21 pour 100 en Tran-
sylvanie. Tout le monde comprendra que les chiffres immuables du
revenu cadastral sont des indications déjà anciennes et très infé-
rieures à la réalité. Autrement la charge serait intolérable.
Comme on est entré dans une période d'abondance et d'incontes-
table prospérité, le ministre a cru pouvoir suspendre certains dé-
grèvemens consentis pendant une série d'années calamiteuses et
dont les propriétaires s'étaient fait une douce habitude. Ces rema-
niemens ont porté l'impôt foncier à 87 millions de francs. La
somme est d'autant plus forte qu'elle ne comprend pas, comme
chez nous, les propriétés bâties. On a conservé pour celles-ci deux
taxes d'invention autrichienne, l'une sur les maisons qui ne sont
pas louées, l'autre sur les loyers : de ces deux taxes, on espère
tirer près de 15 millions. L'impôt sur l'industrie personnelle, cor-
respondant à notre taxe des patentes, est inscrit pour 18 millions
et demi. La Hongrie enfin a de plus que nous l'impôt sur les reve-
nus, qui atteint directement les rentes et valeurs mobilisées, y
compris les obligations foncières émises pour le rachat des droits
féodaux. La proportion admise est de 10 pour 100 sur le revenu
déclaré et de 7 pour 100 seulement sur les créances féodales. Les
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LE PREMIER BUDGET DE LÀ HONGRIE. 163
tarifs ont été quelque peu abaissés; malgré cela, le ministre compte
sur une plus-value, parce qu'il propose de substituer les déclara-
tions publiques et un certain contrôle aux affirmations confiden-
tielles et trop souvent inexactes dont le fisc se contentait précédem-
ment. On pense que ces procédés sévères élèveront l'impôt sur le
revenu à plus de 18 millions. En définitive, le produit des cinq con-
tributions directes figure dans le premier budget de la Hongrie
pour 186,860,000 francs. Certes la somme est forte pour un peuple
de 15 millions d'âmes comprimé et exploité pendant des siècles,
édos d'hier seulement à la vie nationale. Comparativement le sort
fait à la propriété française semblerait un régime de faveur; mais
ily a en Hongrie l'indépendance d'un peuple à conquérir, une ba-
taille pacifique à livrer contre les ennemis qui manœuvrent dans
Vombre. Des embarras intérieurs, mettant en échec la nationalité
qui surgit, coûteraient certes beaucoup plus aux propriétaires hon-
grois que les sacrifices passagers qu'on leur demande, et le minis-
tre insinue très finement qu'en cette circonstance le patriotisme,
s'il n'était pas un devoir, serait encore la plus intelligente des spé-
culations.
Si les contributions directes sont surchargées, l'évaluation pro-
visoire des impôts et revenus indirects est calculée de manière à
présenter un allégement par comparaison avec le régime autri-
chien. Les droits de consommation établis sur les spiritueux, les
nos, la bière, la viande de boucherie et le sucre ne sont cotés que
pour 26,807,500 francs; c'est moins de 2 francs par tête, tandis que
les mêmes articles produisent en France environ 9 francs par tête,
et eu Angleterre 22 francs. Cette branche de la fiscalité hongroise
est évidemment destinée à fournir des plus-values considérables au
moyen desquelles on soulagera la propriété surchargée. Les pro-
cédés perfecdonnés de distillation nouvellement introduits ont eu
pour premier effet de soustraire à l'impôt une partie de la produc-
tion; mais un projet de loi sur la fabrication des spiritueux, déjà
sonmis aux chambres, rétablira les droits du fisc sans entraver le
progrès industriel. Le vin , une des richesses naturelles de la Hon-
grie, deviendrait une source importante de revenus, si on voulait
l'exploiter avec rigueur; au contraire le budget nouveau maintient
rimmuoité pour le vin réservé à la consommation domestique.
D'an autre côté, la difficulté des transports, faisant obstacle aux
mouvemens commerciaux , limite le contingent du trésor public à
moins de 5 millions. Les voies ferrées, les routes et les canaux en
construction auront, à n'en pas douter, une influence marquée sur
ce genre de recette. La fabrication du sucre de betterave a été en-
couragée en ces derniers temps par d'abondantes récoltes, et l'ou-
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i6& REVUE DES DEUX MONDES.
verture prochaine de plusieurs usines permet d'espérer une aug-
mentation importante sur cet article.
Le chapiti*e des monopoles exploités par l'état, le sel, le tabac
et les loteries, donne un total de 51,787,500 francs après retran-
chement de tous les frais de régie. En Autriche, le sel provenant des
salines domaniales est fabriqué et vendu pour le compte de Tétat,
comme le tabac chez nous. Les deux portions de l'empire, en se
dédoublant, étaient convenues qu'un traité de douane et de com-
merce réglerait les exploitations qui allaient être séparées, afin
de ne pas laisser prise à la contrebande. Ce traité vient d'être con-
clu entre les ministères de Pesth et de Vienne. En ce qui concerne
le sel, on est tombé d'accord pour réduire le prix de vente à 5 flo-
rins le quintal allemand. Â ce compte, le sel hongrois sera mis en
vente au prix de 22 centimes 1/& le kilogramme, et même un peu
moins pour la Transylvanie. La consommation dans les pays de la
couronne de Hongrie n'a pas dépassé jusqu'ici une moyenne de
7 kilogrammes par tête. M. de Lonyay maintient le précédent
chiffre de recette malgré l'espoir bien fondé d'une augmentation
par l'eflet du dégrèvement.
Avec la même prudence, le ministre s'abstient de forcer l'estima-
tion concernant le tabac. Ce narcotique joue vraiment un grand
rôle dans la politique moderne : il est le remède souverain des
finances malades. Bien des gens déplorent l'extension que prend
l'usage du tabac : même quand il ne devient pas malsain par l'abus
qu'on en fait, on le soupçonne d'engourdir les ressorts de la vo-
lonté. Si c'est à dessein qu'on pousse à l'usage du tabac, l'idéal du
système s'est produit dans les pays qui doivent leur éducation so-
ciale à la maison de Habsbourg. Tandis qu'en France on est à peine
arrivé à 1 kilogramme par tête, la moyenne des six dernières an-
nées donne une consommation de 5 kilogrammes 639 grammes
dans la région autrichienne, et de 3 kilogrammes 236 grammes
dans la région hongroise. On dirait à la vérité que le gouvernement
autrichien a pris à tâche d'encourager ce genre d'excès par le bon
marché. Le kilogramme de tabac à fumer ordinaire, qui est livré à
9 francs aux débitans par la régie française, est vendu par l'état
2 francs 24 centimes en Autriche et 1 franc 83 centimes seulement
en Hongrie (1). Le ministre hongrois n'attribue d'ailleurs l'infério-
rité de la consommation dans son pays qu'aux dommages causés
(1) Nous ne saurions dire si la diiTérence des prix est Justifiée par les qualités. Il
faut rappeler aussi que Tétat fabrique en France du tabac pour la troupe à peu près aux
mêmes prix que ceux de TAutriche. Notons en passant que le tabac hongrois, très fin
et très léger, n'agit que faiblement sur l'organisme, et par là mérite moins les reproches
adressés à d*autres espèces.
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LE PREMIER BUDGET DE LA HONGRIE. 165
par la contrebande. La culture de la plante est permise partout, à
la condition que les feuilles récoltées seront toutes livrées aux ma-
nufactures de l'état, qui ont seules le droit de les manipuler pour les
revendre. Or il est facile en Autriche de surveiller les plantations,
qui sont peu nombreuses. En Hongrie au contraire, ce genre de
culture, sollicité par le sol et le climat, est pratiqué à peu près
partout. La surveUlance du fisc est d'autant plus difficile que cer-
taines tolérances sont consacrées par l'usage. On a remarqué que
les ventes et les recettes du trésor baissent beaucoup depuis le mo-
ment où les feuilles commencent à mûrir jusqu'à l'époque où la
régie fait ses achats aux cultivateurs. Cela tient à ce que les paysans,
ayant la plante sous la main, pratiquent chez eux une dessiccation
grossière dont ils se contentent. On s'est demandé, surtout en Hon-
grie, s'il ne convenait pas de couper court à ces abus en procla-
mant la liberté de fabrication; mais comment remplacer les profits
da monopole ? On a proposé de vendre aux amateurs le droit de
fomer. Le fumeur marcherait à l'avenir muni de sa patente,
comme le chasseur de son port d'armes. A première vue, cela sem-
ble d'une pratique difficile; mais en matière de fiscalité tout ce
qu'on essaie devient possible par l'habitude. Sans s'arrêter aux
(Âstacles, le gouvernement de Pesth a déjà obtenu à Vienne la pro-
messe de l'abolition du monopole dans les deux pays. En atten-
dant et malgré les probabilités d'une plus-value, le premier budget
conserve l'ancien chiffre de recettes, soit environ 2& millions nets.
C'est à regret que le ministre inscrit à son budget une somme
de 2,750,000 francs provenant du bénéfice des loteries. La néces-
sité fait une loi de conserver jusqu'aux moindres ressources, et
d'ailleurs la morale gagnerait peu à la suppression de la loterie en
Hongrie, tant que cette funeste passion sera sm*excitée chez le peuple
voisin par la loterie impériale et le grand nombre des tirages auto-
risés.
Les taxes correspondant à nos droits d'enregistrement et de tim-
bre sont limitées à 23,118,000 francs. C'est le produit de la période
précédente. Il serait facile d'obtenir beaucoup plus, mais ici se ma-
nifestent le bon sens pratique et la modération de la noblesse ma-
gyare. Aux termes d'un des projets de loi présentés aux chambres,
des immunités importantes sont réservées à la petite propriété
qui vient de naître, et que l'on craint d'étouD'er sous les charges
fiscales. Tous les propriétaires possédant moins d'une vingtaine
d'hectares, et ce^te catégorie comprend presque tousr les anciens
vassaux affranchis, seront exemptés de l'inventaire après décès et
des lenteurs d'une procédure coûteuse. A l'avenir, les droits de suc-
cession seront fixés sommairement sur la base du revenu net ca-
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166 REVUE DES DEUX MONDES.
dastral, dont restimation est très modérée. Le ministre propose en
même temps d*exonérer les écoles et les établissemens scientifiques
dans les occasions qui pourraient donner lieu à l'application des
droits de timbre et d'enregistrement. Ces dispositions vont rejeter
le plus fort de la charge sur les classes supérieures. La noblesse et
la bourgeoisie éclairée, qui font les lois en ce moment, se réservent
l'honneur de payer l'impôt.
La maison impériale d'Autriche possédait un domaine territorial
immense, situé pour la plus grande partie en Hongrie. Autrefois
on inscrivait dans les comptes publics les produits bruts de ces
biens à l'actif et les dépenses d'exploitation au pas'sif. De cette fa-
çon, deux chiffres énormes qui se neutralisaient pour ainsi dire
augmentaient d'une manière stérile les budgets autrichiens. Le
plus grand nombre de ces domaines, composés de cultures, de fo-
rêts, de mines et usines, sont restés attachés à la couronne de
Hongrie, dont ils provenaient. M. de Lonyay, pour ne pas gonfler
inutilement son budget, s'est contenté de porter en recette les re-
venus nets des propriétés et exploitations domaniales; elles figurent
à l'actif du bilan pour 7,147,500 francs.
Nous venons d'épuiser d'une manière à peu près complète la série
des recettes ordinaires, qui donne un premier total de 246,700,000 fr.
U y a en outre un budget des ressources extraordinaires, corres-
pondant aux besoins accidentels signalés plus haut. Nous avons
rencontré d'abord au passif une somme de 20,137,000 fr. destinée à
des dépenses supplémentaires pour l'armée. La contre-valeur figure
en première ligne à l'actif extraordinaire sous ce titre : « part dans
l'actif commun échéant ^cette année à la Hongrie. » Cette somme
provient en grande partie des recettes de douanes et autres revenus
dont l'exploitation est restée commune.
L'article qui suit pourrait être appelé le point noir du budget
que nous analysons. La Hongrie a traversé assez récemment une
série d'années affligées par la sécheresse, les mauvaises récoltes,
l'épizootie; en même temps les charges publiques étaient aggravées,
parce que les calamités naturelles coïncidaient avec les grandes
guerres et les désastres de la couronne d'Autriche. La rentrée des
impôts rencontra en 1866 de grands obstacles, particulièrement en
Hongrie. On soupçonna même le peuple hongrois d'y mettre in-
stinctivement du mauvais vouloir et de faire tourner au profit de
son indépendance les embarras mortels de l'empire. Pendant l'an-
née de Sadowa, la Hongrie est restée débitrice de^ 70 millions sur
les impôts directs et de 38 millions sur les taxes indirectes. L'ai-
riéré des pays allemands ne dépassa pas 75 millions, et, chose re-
marquable, les pays slaves furent ceux dont le trésor eut le moins
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LE PEEMIEJL BUDGET D£ lA HONGRIE. 157
à seplamdre. On a tenu compte de ces déBcits dans les denalers
amogemeos, et aujourd'hui le gouvernement constitutionnel de
Hongrie est derenu créancier des sommes dues à Tempire d'Autriche.
Cela constitue une valeur de portefeuille montant à lil»305,000 fr.
pour arrérages d'impôts, loyers, fermages et redevances diverses.
Or on projet de loi qui sera bientôt discuté propose d'annuler une
partie de ces créances et de percevoir dans tes années favorables le
reliquat maintenu sans jamais dépasser les proportions de &0 pour
iOO de k cote annuelle du contribuable. En attendant le vote,
M. de Lonyay fait entrer dans les ressources extraordinaires de 8on
budget le recouvrement partiel de ces arrérages, jusqu'à concur-
rence de 19,042,500 francs pour l'exercice 1868. Cette combinaison
est-elle trop rigoureuse? Les propriétaires, déjà bien chargés, se
refuseront-ils à cette liquidation du passé? On est autorisé à croûre
qu'ils seront mieux avisés, et que leur patriotisme ne fera pas plus
défaut en cette circonstance qu'en beaucoup d'autres. La différence
est grande entre les années calamiteuses et désolées qui ont pré-
cédé Sadowa et le moment actuel, où d'excellentes récoltes ont per-
mis d'exporter 10 ou 12 millions de quintaux métriques de grains
à des prix inespérés, où tous les produits agricoles trouvent des
acheteurs, où surgissent de nombreux établissemens financiers et
industriels, créés et alimentés par les capitaux du dehors. Et quelle
différence encore, dans l'ordre politique, entre un peuple à qui l'on
demande son argent pour l'entraîner dans des machinations qui lui
rtpugnent, dans des guerres où il n'a que faire, et une nation reii-
dae à elle-même, votant l'impôt en pleine liberté et en vue de ses
seuls intérêts!
la plus importante des ressources extraordinaires est la partie
réalisée de l'emprunt. A peine établi, le gouvernement constitu-
tionnel de Hongrie voulut affirmer son existence par un appel au
crédit. Il ouvrit en janvier dernier une souscription publique desti-
née à produire un capital effectif de 150 millions de francs. La pre-
mière moitié de l'emprunt, en vbron 75 millions, fut réalisée : on ne
fit aucun effort pour encaisser le reste. A vrai dire, la Hongrie nou-
velle n'avait pas besoin de cet expédient. On vient de voir que ses
ressources naturelles suffisent à ses dépenses obligatoires. Il s'agis-
sait de pousser très vivement la construction de certains chemins
de fer, entravée jusqu'alors par les influences jalouses qui domi-
naient à Vienne. On n'aurait pas manqué de spéculateurs résolus à
prendre les concessions à leurs risques et périls, ou d'entrepreneurs
acceptant en paiement des titres qu'ils se seraient chargés de né-
gocier eux-mêmes, comme cela s'est pratiqué en divers pays. Le
ministre a préféré s'adresser directement au public, afin de ne subir
aocune pression dans la conduite des travaux. Nous sommes d'avis
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à REVUE DES DEUX MONDES. ^ -
l'a est heureux pour lui de n'avoir recueilli que la moitié de la
dmme appelée. Le produit de Tempruot est destiné de la manière
A plus formelle et la plus exclusive à des travaux d'utUité pu-
i)lique, aux chemins de fer surtout» et nous venons de voir qu'on n'y
peut employer cette année que 50 millions. Un capital de 100 mil-
lions restés sans emploi immédiat aurait été un embarras; peut-
être serait-il devenu une excitation aux dépenses stériles, im point
de mire pour les ambitions qui ont besoin de la guerre. Tout semble
donc arrangé pour le mieux. One fois la dépense des travaux extraor-
dinaires soldée, il restera en caisse une réserve de 25 millions, et
en portefeuille la seconde série des obligations, qu'il sera facile
d'utiliser pour d'autres travaux, et qui seront même très recher-
chées, si la Hongrie montre autant de sagacité dans le maniement
de ses affaires intérieures qu'elle a déployé de fermeté et d'adresse
pour conquérir son autonomie.
Il faut maintenant résumer par quelques chiffres les renseigne-
mens financiers qui précèdent.
B0DGET DU GOUVERNEMENT CONSTITUTIONNEL DE HONGRIE.
(Premier exercice. — 1868.)
DÉPENSES.
Besoins ordinaires
Uste civile et cabinet du roi 7,841,000 fr.
Participation dans les budget des aiTaires communes. . • 56,120,000
Part contributive dans le paiement des intérêts et Tamortissement
de Pancienne dette autrichienne 82,067,500
Dépenses du gouvernement intérieur (dotation de rassemblée natio-
nale, dépenses de la présidence du conseil et du ministère pa-
UUn) 2,832,500
Services ministériels (intérieur, finances, travaux publics, agricul-
ture et commerce. Justice, cultes et instruction publique, défense
nationale, avec les pensions de retraite constituées par chaque
ministère) 60,876,500
Chancellerie aulique de Croatie-Slavonie i . . . . 4,972,500
Dégrèvement foncier (annuités pour le rachat des droits féodaux). . 36,707,500
251,417,500 fr.
Besoins et dépenses extraordinaires.
Affahres coomiunes (supplémens pour Tannée) 20,147,000 fr. ;
Subvention à la caisse du dégrèvement foncier de Transylvanie . . 4,200,000
Subside complémentaire à la chancellerie de Croatie ..•#... 500,000 |
Subventions à divers ministères pour travaux d'utilité publique au- ^
très que chemini de fer 5,602,500 I
Routes de terre à ouvrir et travaux hydrauliques. 5,765,000
2,157,500
50,000,000
88,372,000
Fondations et subventlonà diverses 2,157,500 j
Grands travaux. — Établissemens de chemins de fer et de canaux. . 50,000,000!
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LE PREMIER BUDGET DE LA HONGRIE, 169
RECETTES.
Impôts et revêWAs ordinaires.
Contribations directes (impôts sur les terres, les bàtimens, Tindus-
trie et les revenus) 136,860,000 fr.
Impôts de consommation (boissons, viandes, sucres) 26,807,500
Rereoos et monopoles. (sels, tabacs, loteries) 52,187,500
Droits d'enregistrement et de timbre, taxes diverses 23,482,500
Propriétés domaniales (produit net) 7,147,500
Recouvremens divers 215,000
246,700,000 fr.
Ressources extraordinaires.
Pin dans Vactif comman (produit des douanes et recouvremens di-
vers partagés avec l'Autriche) 20,147,000 fr.
Arrérages d'impôts, loyers et fermages 19,042,500
Créances diverses à recouvrer 3,900,000
Emprunt de 1868 (partie réalisée) 75,000,000
118,089,500 fr.
Résumé : ToUl des i-ecettes. . 364,789,500 fr.
— dépenses . 339,789,500
Différence à l'actif . 25,000,000 fr.
Ainâ tous les services étant raisonnablement pourvus, on va
rester avec une disponibilité de 25 millions de francs qui ne trou-
veront leur emploi que l'année prochaine. A première vue, voilà une
situation rassurante. Si Ton considère que l'accroissement à peu
près certain des impôts indirects permettra de soulager la propriété
foncière, que la création des chemins de fer et un essor industriel
îoespéré ouvriront des sources nouvelles de revenu, enfin que la
plus lourde charge du présent, la dette pour le dégrèvement féodal,
s'amortit de jour en jour et doit disparaître dans une période assez
coarte, on reconnaîtra que la Hongrie peut vivre par ses propres
ressources, et qu'à moins de complications qui jetteraient le trou-
ble dans ses finances, son avenir économique est assuré.
n faut dire maintenant comment cette vitalité de la Hongrie se
rattache aux intérêts généraux de l'Europe, comment elle éloigne
les probabilités de guerre. Depuis que les deux groupes de l'em-
pire ont pris le maniement de leurs propres affaires, depuis qu'il
dépend d'eux d'introduire dans leurs administrations l'économie, le
contrôle et la prévoyance, la confiance dans l'avenir a remplacé le
découragement et l'inertie. De part et d'autre, les finances publi-
ques se sont équilibrées. On dirait que le peuple hongrois a pris à
cœur de donner un démenti à ceux qui le considéraient connue in-
capable des travaux de la paix ; les capitaux étrangers affluent s
abondamment, que le patriotisme exclusif de quelques Magyares
s'en est effrayé, et on vient d'introduire un projet de loi sur la na-
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170 RBTCE DES DEUX MONDES.
toralisation tendant à restreindre les acquisitions d'immeubles par
les étrangers, projet dont l'adoption serait regrettable à tous égards.
Cette prospérité soudaine, le rayonnement d'un bien-être inaccou-
tumé, étaient de nature à faire impression sur les esprits : aussi en
Bohême et même en Gallicie il existe une sourde agitation pour ob-
tenir l'autonomie. Eh bien ! tous ces progrès réalisés dès le début
du régime constitutionnel, toutes ces espérances, ne peuvent se
maintenir qu'avec la paix. Pour la Hongrie surtout, la guerre serait
une sorte de suicide. La Hongrie résistant à la guerre, la cour de
tienne est paralysée, et la neutralité forcée de la cour d'Autriche
écarte les chances d'une conflagration européenne.
Il ne faut pas s*y tromper, le morcellement du patrimoine impé-
rial des Habsbourg est un fait plus considérable, un fait qui trouble
plus profondément les traditions et les visées de la politique inter-
nationale, que tout ce qui se passe dans le nord de l'AUemagne au
profit apparent de la maison des HohenzoUern. Toutefois les peu-
ples qui échappent à l'ancien absolutisme de la cour de Vienne ne
prétendent qu'à une indépendance relative : ils ne portent en eux
ni les élémens ni l'idéal d'une république; ils ne veulent pas s'ex-
poser aux agitations qu'entraîne un changement de dynastie. Il leur
convient loyalement de conserver à leur tête un prince de la mw-
son de Habsbourg comme chef du pouvoir exécutif, mais i la ccn-
dition qu'il se renfermera dans les principes rigoureux du systëuK
parlementaire, qu'il régnera sans gouverner. Si l'héritier du Habs-
bourg se résigne à ce rôle, ii aura chance de perpétuer am pou-
voir, calme et respecté, en rendant à la cause du progrès européen
le menue genre de service que rend la reine d'Angleterre à la nation
britannique. Si au contraire ce prince considère la transformatimi
de ses états comme vn de ces incidens contre lesquels un souve-
rain peut réagir par la violence ou la ruse, s'il manœuvre pour res-
saisir son ancienne initiative, s'il prétend entraîner malgré eux ses
anciens peuples dans des alliances et des manœuvres tendant à la
gnerre, il peut mettre en jeu dans cette dernière partie sa double
couronne.
Voyons à l'œuvre la nouvelle constitution aastro-Jiongroise. Sup-
posons qu'il ait été résolu dans les conseils intimes du palais de
Vienne de frapper un coup politique et d'en appeler aux armes.
L^armée telle qu'elle est ne suflBt pas, il faudra de l'argent el des
soldats. Que se passera-t^il? Il faudra avant tout que le souverain
fasse approuver le principe de la guerre par deux diètes; il faudra
en outre obtenir l'assentiment et l'accord des deux délégations sur
les questions irritantes que soulèvera le partage des dépenses et
ctes contingens. Les débats qui ont eu Heu récemment à la diète de
Hongrife de même qu'au parlepient de Vienne ont montré combien
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LE PREMIER BUDGET DE LA HONGRIE. 171
sont passionnées les résistances réciproques lorsqu'il s'agît de dé-
terminer le partage des charges. Des deux côlés on croit avoir fait
déjà plus qu'il ne fallait, et on ne se résigne au sacrifice que pour
ne pas compromettre la transaction qui est la base essentielle du
nouveau pacte social; si la politique royale prétendait imposer de
nouvelles charges, il est évident que les résistances amorties si dif-
ficilement se ranimeraient avec un redoublement d'énergie.
Nous venons de voir que, pour solder l'arriéré d'une politique
dont elle n'avait recueilli que des fruits amers, la Hongrie s'est im-
posé à elle-même de lourdes obligations; si elle adhérait encore à un
emprunt, à une cotisation dans des frais de guerre, son système
financier, qui n'est jusqu'à présent qu'un échafaudage théorique,
serait renversé; le programme économique qu'elle inaugure, il fau-
drait le déchirer. Dans les pays autrichiens, la résistance ne serait
pas moins vive, parce qu'il y existe des intérêts et des sentimens
analogues. Engagée par une solidarité plus étroite dans la politique
de l'ancien empire, l'Autriche proprement dite s'est chargée à ses
risques et périls de la liquidation du passé : l'engagement était si
lourd qu'elle désespérait d'y faire honneur; elle a cru nécessaire
d'infliger aux créanciers cette réduction de 16 pour 100 qu'on lui a
tant reprochée. Malgré cet expédient, l'équilibre de son budget sera
laborieux : avec la surcharge d'un emprunt ou d'un armement, elle
glisserait dans l'impossible. Or les débâcles financières ouvrent les
brèches par où pénètre la réaction, cela est connu. Les anciens su-
jets de l'empire n'ont rien à attendre des aventures belliqueuses, si
ce n'est la restauration d'un passé dont ils n'ont pas à se féliciter.
La paix est une condition essentielle de leur liberté, et la nouvelle
organisation leur fournit les moyens de résister pacifiquement à la
guerre. Tout annonce qu'ils sont fermement résolus à faire usage
de leurs droits. Les politiques et les stratégistes qui compteraient
sur l'alliance de la maison d'Autriche pour de grands desseins sont
des gens assoupis depuis dix ans et qui font un véritable rêve. Que
les hommes imbus de la science traditionnelle des chancelleries
awent bouleversés par une telle nouveauté, qu'ils n*y veuillent pas
croire, nous n'en sommes pas surpris. Ce grand changement, qui
s'est opéré à petit bruit et sans violence, mais qui a plus de portée
que bien des révolutions sanglantes, est l'œuvre peut-être involon-
t^ des hommes d'état auxquels la Hongrie doit son indépendance :
l'étode que nous venons de faire du budget hongrois nous autorise
à croire que ces résultats seront durables.
André Cochut.
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LA
CHASSE EN FRANCE
I. Nouveau Traité des Otaues à courre et à tir, par MM. de Lage de Chaillou, de La Rue
et de Chenrille, 2 vol. in-6*; Qoin, 1868. — II. Histoire de la Chasse en France, par M. Da-
noyer de Noinnont, 3 vol. iQ<8*; Bouchard-Huzard, 18fl8. — III. La Otasse, son histoire el
sa législation, par M. Jalien, juge au tribunal de Reims , 1 voi. in-8*; Didier et C*, 1868.
IV. Les Animaux des forêts, par M. Cabarrus, 1 vol. in-32; Rothschild, 1868, etc.
La chasse9 qui tenait dans la vie de nos ancêtres une si grande
place, est encore aujourd'hui pour bien des personnes un passe-
temps très recherché; mais, grâce à Dieu, elle n'est plus, même
pour les veneurs les plus décidés, l'occupation principale de la vie.
Après avoir été l'une des formes de la guerre de l'homme contre
les animaux qui lui disputaient son empire, elle n'est plus qu'un
simple plaisir, qui, si vif qu'il puisse être, ne saurait cependant
faire oublier les devohrs plus sérieux que nous avons à remplir.
Toutefois, par l'influence qu'elle a exercée dans le monde aussi
bien que par le rôle économique qu'elle y joue, elle mérite d'ap-
peler Tattention de ceux qui ne veulent laisser inaperçue aucune
des manifestations de l'activité humaine. L'histoire de la chasse
d'ailleurs se lie intimement à celle du pays, car pendant longtemps
elle a été l'occupation exclusive des rois et des grands lorsque la
guerre ne les appelait pas sur le champ de bataille, et, par les abus
qu'elle a engendrés, elle a été pour le peuple une cause de misère
et d'oppression, l'un des griefs les plus sérieux qu'il ait articulés
contre la noblesse dès la première heure de son émancipation.
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LA GHASS£ £N FRANCE. 173
Peu^de sciences ont donné lieu à des publications plus nom-
breuses et plus variées; dans le principe, elles étaient exclusive-
ment destinées au roi et aux seigneurs, mais depuis la révolution le
public Y ^ pris goût au point qu'aujourd'hui les livres des Elzéar
Blaze, des Toussenel, des Lavallée, des d'Houdetot, sont dans toutes
les mains, et qu'un certain nombre de journaux de sport tiennent
les amateurs au courant de tout ce qui concerne la science cyné-
gétique. Plusieurs ouvrages importaus viennent récemment encore
d'augmenter ces richesses bibliographiques.
Le plus important, intitulé Nouveau traité des Chasses^ est dû à
la collaboration de MM. de Lage de Ghaillou, oiBcier de la vénerie
impériale, de La Rue, inspecteur des forêts de la couronne, et de
Cherville. Écrit pour remplacer le Traité des Chasses que M. de Gi-
rardin avait publié sous la restauration, cet ouvrage nous fait con-
naître les diverses méthodes de chasse en usage aujourd'hui, les
procédés employés pour la conservation et la propagation du gibier,
pour l'élevage des chiens, en un mot tout ce qu'il importe de savoir
quand on veut se livrer à ce genre de sport et pouvoir juger les
choses par soi-même. C'est l'ouvrage le plus complet que nous
possédioQs en cette matière, car les auteurs sont par leur position
même forcés de ne rien ignorer de ce qui concerne le sujet qu'ils
ont traité. Une autre publication qui ne mérite pas moins d'at-
tirer l'attention est V Histoire de la Cliasse en France par M. Du-
noyer de Noirmont. Cet ouvrage en trois volumes, œuvre de béné-
dictin, est un tableau exact des chasses de nos ancêtres, dans lequel
on trouve exactement retracée l'image des principaux chasseurs
d'autrefois, avec leurs mœurs, leur langage, leurs armes, leurs cos-
tumes, leurs chevaux, leurs meutes et leurs faucons. Pour mener à
bieu son entreprise, l'auteur a dû consulter non-seulement les an-
ciens traités et les chroniques du temps, mais les livres de chasse
des principales familles, et chercher des renseignemens jusque dans
les archives de l'empire. Quoique moins descriptif que le précédent,
le livre de M. Julien, juge au tribunal de Reims, la Chasse^ son his-
toire et sa législation^ s'en rapproche à beaucoup d'égards, et ex-
IH)se d*une manière précise l'histoire de la législation sur la chasse
eo France. Le petit volume publié par M. Cabarrus sur les Animaux
des forêts est plus élémentaire, et parait particulièrement destiné à
donner aux gardes forestiers des notions exactes sur les animaux
au milieu desquels ils vivent.
C'est en nous aidant de tous ces ouvrages que nous avons entre-
pris de donner ici une idée générale de la manière dont la chasse
s'est exercée et s'exerce encore en France. Bien que le sujet s'y
prête volontiers, nous nous abstiendrons d'épisodes, et, nous pla-
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REVDE DBS DEUX MONDES. '^ — _
t surtout au point de vue économique, nous examineront si la
jslation actuelle est en harmonie avec les mœurs et les idées de
Ire époque, ou si elle n'est pas un reste du régime féodal dont il
iporte de nous affranchir.
I.
La chasse a été en quelque sorte le point de départ de la civilisa-
tion dans le monde. C'est à elle que Thomme dut dans l'origine de-
mander sa nourriture, et c'est à chercher les moyens de se défendre
contre les animaux sauvages qu'il appliqua tout d'abord son intel-
ligence. Quand il eut triomphé des ennemis qui lui disputaient sa
place, et que la culture eut assuré sa subsistance, la chasse n'en
demeura pas moins pour lui un des plaisirs les plus vifs. Cela tient
à ce qu'elle répond à l'un des instincts les plus profonds de notre
nature, le désir d'exercer notre puissance sur ce qui nous entoure
et d'employer à la satisfaction de nos besoins tout ce qui est à
notre portée. Au charme de l'imprévu, elle joint celui de la diffi-
culté vaincue et parfois l'attrait du danger; elle met en œuvre celles
de nos facultés qui sont nécessaires pour triompher des obstacles
qu'on peut rencontrer, la patience, l'observation, la décision, le
courage; enfin, d'après Pascal, elle répond au besoin de distrac-
tion et de mouvement qu'éprouve l'homme, et sans lequel il ne
pourrait échapper à la tristesse de sa destinée.
Si avec M. Dunoyer de Noirmont nous recherchons les origines
de la chasse, nous voyons en effet dès la plus haute antiquité tons
les peuples s'y adonner, sauf cependant les Hébreux, qui, ayant la
chair du gibier en horreur, se bornèrent à défendre leurs troupeaux
contre les botes féroces. Par contre, les Égyptiens chassaient le
bouquetin, l'antilope, le chacal, l'hyène, au moyen de panneaux
et de flèches; les Assyriens s'attaquaient aux lions, aux taureaux
sauvages, aux sangliers, et les Grecs, qui attachaient tant de prix
au développement des forces corporelles, honorèrent la chasse au
point de la diviniser dans les personnes de Diane, d'Apollon et
d'une foule de héros mythologiques. Xénophon a écrit le premier
traité de chasse connu, la Cynégétique. Suivant lui, le chasseur doit
être âgé d'environ vingt ans, avoir un corps souple et un courage à
l'épreuve ; son éducation doit commencer au sortir de l'enfance et /
avant toute autre étude. Les Grecs chassaient à pied; leurs engins \
étaient des filets de toiles tendues dans lesquelles on cherchait à t
pousser les animaux à l'aide de chiens. Ce ne fut que plus tard i
qu'ils se servirent de chiens courans capables de prendre le gibier
à la coursç.
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Là CHASSE EN FRANCE. 175
Les BomaiDS paraissent avoir eu d*abord peu de goût pour la
ehasse; ce furent les Scipions à leur retour de Grèce qui la mirent
à la mode, et Famour de la chasse se développa assez rapidement
pour que tous les poètes en fassent mention. On formait de vastes
enceintes avec des panneaux de toiles et de cordes emplumées;
des bandes nombreuses de traqueurs et des meutes de chiens y
poussaient les animaux pendant que les hommes, à cheval les em-
pêchaient de forcer la ligne des panneaux. Sous FempirC) la chasse
tomba en désuétude) la fureur du sang trouvant à se satisfaire
dans les jeux du cirque; on alla même jusqu'à défendre de tuer les
lions, afin de les réserver pour ces plaisirs populaires. On les pre-
nait vivans au moyen de fosses ou de panneaux dans lesquels ils
étaient attirés par des appâts.
La vrsde patrie de la chasse est la Gaule, qui, couverte de forêts,
de landes et de marais, était peuplée d*une foule d'animaux sau-
vages, dont les uns, comme les cerfs, les chevreuils, les 'lièvres,
se rencontrent encore aujourd'hui, mais dont les autres sont relé-
gués dans les contrées septentrionales du continent : tels sont
J'unis ou aurochs^ le bison barbu , l'élan , le bouquetin, l'ours, le
lynx, le castor. Ces forêts immenses étaient véritablement alors,
suivant l'expression du poète, les étables des bêtes sauvages, Ua-
hula alla ferarum. Les Gaulois chassaient ces animaux au moyen
de flèches, mais sans toiles ni panneaux et seulement avec des
chiens dressés à s'en emparer à la course. Cette passion survécut
à l'invasion des barbares, car les Germains, peu adonnés à l'agri-
culture, vivaient à peu près exclusivement des produits de leurs
troupeaux et de leurs chasses, et, comme les Gaulois, y consacraient
tout le temps qu'ils n'employaient pas à la guerre. Les Burgondes,
les Visigoths, les Francs, étaient éminemment chasseurs, et les an-
dennes chroniques racontent les prouesses de leurs princes. Cet
amour de la chasse leur fut souvent reproché par de pieux person-
nages. « Leur démence va à ce point, dit Jonas d'Orléans dans son
Imitution laïque^ qu'aux jours de fête et le dimanche ils abandon-
nent l'office divin pour la chasse, et que pour un tel passe-temps
ils négligent le salut de leurs âmes et des âmes dont ils ont charge,
trouvant moins de plaisir aux hymnes des anges qu'aux aboiemens
des chiens. » Ce goût était commun à toutes les classes du peuple
franc, depuis les rois et leurs leudes jusqu'aux plus pauvres des
hommes libres, et même au clergé. A cette époque en effet, la
chasse était libre, car les forêts étaient communes; ce ne fut que
peu à peu qu'elles passèrent à l'état de propriété privée. Les rois
se réservèrent d'abord les principaux massifs boisés ; les grands
chefs firent de même pour les bois moins considérables, .et arrivé-
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176 REVUE DES DEUX MONDES.
rent à la longue à se les approprier, ou tout au moins à en acquérir
la jouissance exclusive en laissant la propriété du fonds à la puis-
sance souveraine.
Aussi chasseurs que leurs devanciers, les Carlovingiens cherchè-
rent à restreindre les usurpations de la noblesse en lui interdisant
de se faire de nouvelles réserves, et prescrivirent contre le bra-
connage des mesures rigoureuses. En même temps Charlemagne or-
ganisa ses équipages de chasse avec un grand luxe. Quatre veneurs
étaient chargés de la surveillance des meutes, et un fauconnier de
celle des oiseaux de proie. D'autres officiers, nommés bersariiy be-
verarii et veUrariiy étaient affectés aux chasses à tir, à celles des
castors et à la garde des lévriers. Ils étaient subordonnés aux prin-
cipaux dignitaires de la cour, qui leur donnaient les instructions, soit
pour la composition des équipages, soit pour les déplacemens, soit
pour les approvisionnemens des châteaux . Tous les ans, vers la fin de
Tété, Gharlemagne se transportait dans un de ses palais de chasse
et y passait T automne à se livrer à son plaisir favori, entouré des
princes et des princesses de sa maison et de toute sa cour. On pour-
suivait le cerf pendant le mois d'août et le sanglier pendant le reste
du temps. Ces grandes chasses d'aiitomne, organisées comme des
expéditions militaires, ressemblaient assez aux prodigieuses bat-
tues que faisaient encore au siècle dernier les souverains d'Alle-
magne. Des armées de traqueurs et des meutes nombreuses pous-
saient tous les animaux d'une contrée dans des enceintes de toiles
et de panneaux où les principaux veneurs les attaquaient à cheval
avec la lance et le javelot. Charlemagne se plaisait surtout à mon-
trer les splendeurs de sa vénerie aux princes étrangers et à déployer
devant eux son adresse et son courage. Les chroniques du temps
sont pleines de récits de ce genre.
Quand la féodalité se fut organisée sur les ruines de l'empire
carlovingien, la chasse devint un des privilèges de là noblesse et un
de ceux auxquels elle tint le plus. Les barons féodaux, comme les
Germains leurs ancêtres, passaient à la chasse tout le temps qu'ils
ne consacraient pas à la guerre, et le plus souvent ils ne se met-
taient en campagne qu'accompagnés de leurs faucons et de leurs
chiens. Il n'était pas une fête sans que l'équipage de vénerie ne fit
partie du cortège, pas un château dont la grande salle ne fut ornée
de trophées de chasse mêlés aux trophées de guerre. Quant au mode
de chasse, il consistait à faire forcer et coiffer les animaux par les
chiens et à les tuer ensuite d'un coup d'épieu. Les Normands im-
portèrent ce goût avec eux en Angleterre et s'y adonnèrent au point
que Guillaume le Conquérant, non content des immenses forêts qu'il
trouva dans l'Ile de Bretagne, fit détruire trente-six paroisses et
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LA CHASSE EN FRANCE. 177
planter en bois, entre Salisbary et la mer, un espace de 30 milles
qui prit le nom de New-Forest. Son fils prescrivit les peines les
plus sévères contre les braconniers, et mérita d'être appelé le ber-
ger in biles fauves.
En France, pour chasser à leur aise, les seigneurs multipliaient
\e& garennes y c'est-à-dire les espaces dans lesquels ils laissaient
le ^er se multiplier au grand préjudice des récoltes. Ces ga-
rennes étûent sévèrement gardées par des forestiers héréditaires
qui tenaient leurs offices en fief et exerçaient leurs fonctions avec
une extrême rudesse; aussi arriva-t-il souvent que les malheureux
paysans furent forcés d'émigrer et d'abandonner aux seigneurs des
terres devenues improductives. Les garennes des seigneurs étaient
respectées par leurs voisins, même par les rois, qui ne sortaient
pas de leurs propres limites, sinon pour courre le cerf, qui était
gibier royal. Quant aux non-nobles et vilains, jusqu'au xiv« siècte
ils eurent la faculté de chasser hors des garennes, avec chiens et
bâtons, les lièvres et les connins (lapins). Plus tard, Charles \I
leur retira cette faculté; mais cette interdiction ne fut jamais ab-
solue, et les bourgeois d'un grand nombre de communes conser-
vèrent le droit de chasse, qu'ils possédaient en vertu de privilèges
immémoriaux ou de concessions spéciales plus récentes. Ces per-
missions étaient généralement accordées moyennant la réserve
d'une portion des bêtes tuées, ce qui se comprend d'ailleurs à
une époque où les ressources sdimentaires étaimt assez peu abon-
dantes.
Charles Vi institua les charges de grand-veneur et de grand-
fauconnier, et rendit plusieurs ordonnances pour défendre à ses
équipages de se faire héberger ailleurs que dans les hôtelleries. Ils
se composaient de 1 maître veneur, Ô veneurs, 2 aides, 1 clerc,
10 pages et 11 valets de chiens et lévriers, de 92 chiens pour le cerf,
de 8 limiers, 30 lévriers, 90 chiens courans, enfin de 8 limiers et
2& chiens de sanglier. Le tout lui coûtait annuellement 3,000 livres
tournois. Sous son règne parut un curieux traité de vénerie, intitulé
le Roy Modus et la royne Ratio ^ dans lequel toutes les chasses con-
nues sont passées en revue avec beaucoup de netteté et de connais-
sances pratiques. C'est également sous Charles YI que parut le
Traiié de Gaston Phœbus, comte de Foix, la plus grande illustra-
tion cynégétique du moyen âge. Ce livre est divisé en quatre par-
ties : la première contient la description des différentes espèces de
gibier^ la seconde traite des chiens, de leurs diverses races, de leur
éducation et de leur hygiène , la troisième énumère les conditions
qui font un bon veneur; enfin la quatrième indique les différentes
manières de chasser les quadrupèdes, à courre, à tir et aux pièges.
TOMB I.XXVI. — 1868. * 12
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178 REVUE DES DEUX MONDES.
Tout ce livre est écrit avec l'autorité d'un maître et l'expérience
d'un observateur judicieux.
Un des rois qui montrèrent la plus vive et la plus constante pas-
sion pour la chasse fut Louis XL II y courait dès que les affaires lui
laissaient un instant de loisir, et, lorsque l'âge l'eut rendu impo-
tent, il se récréait à voir dans sa chambre ses chiens poursuivre
les souris qu'il lâchait devant eux. C'est cette passion, autant que
le désir de se rendre populaire, qui le porta à attaquer les privi-
lèges de la noblesse en l'empêchant de chasser sur ses propres
domaines, en faisant détruire les engins et les filets partout où il
put les saisir. Toute la noblesse, exaspérée de cette atteinte à ses
droits les plus chers, courut aux armes, et sous le nom de ligue du
bien public fit une levée de boucliers devant laquelle le roi dut
plier, du moins en apparence. Auprès la mort de Louis XI, les
nobles réclamèrent avec énergie les prérogatives dont ils avaient
été dépouillés. Charles \1II les leur rendit momentanément; mais
ses successeurs ne tardèrent pas à les leur retirer de nouveau. Ce
fut en effet sous les Valois que s'introduisit presque clandestine-
ment dans la jurisprudence cet axiome, que le droit de chasse est
un des attributs de la royauté, et que les sujets ne doivent en
jouir qu'avec l'agrément du souverain, qui peut le restreindre à
son gré. François I*^ et ses successeurs admirent ce principe comme
une chose parfaitement reconnue, mais afin d'éviter toute réclama-
tion ils affectèrent en même temps de n'user de ce droit que pour
en réserver l'exercice aux possesseurs de fiefs, à l'exclusion des
roturiers et des artisans. Ils instituèrent aussi les capitaineries ou
districts de chasse qui leur étaient spécialement affectés, et qui
plus tard donnèrent lieu à des abus sur lesquels nous aurons à re-
venir dans cette étude.
En vertu des diverses ordonnances rendues à cette époque, la
chasse était donc exclusivement réservée aux nobles; encore ceux
d'entre eux qui ne possédaient ni justice ni fief ne pouvaient-^
s'y livrer que dans l'enclos de leurs résidences. L'édit de 1515 pu-
nissait les infractions à cette disposition d'une amende arbitraire;
celui de 1581 allait plus loin encore et prononçait la peine de la
hart contre « les non-nobles et roturiers qui osaient contrevenir
aux ordonnances, s'entremettre du fait des chasses en aucune sorte
que ce soit, et tenir furets ou autres engins quelconques servant au
fait des dites chasses. » La peine de mort pour les délits de cette
nature, qui du reste ne se retrouve plus dans l'ordonnance de 1669,
avait été jugée nécessaire afin d'arrêter le développement énorme
qu'avait pris le braconnage à la suite des guerres civiles auxquelles
la France avait été en proie. Des troupes d'hommes armés envahis-
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Lk CHASSE EN FRANCE. 179
saient les forêts, y faisaient des battues, et très souvent tuaient les
gardes qui voulaient s'y opposer ; les soldats mêmes de la maison
da roi ne se faisaient pas faute de s'emparer de son gibier, et l'on
vit aussi les oflQciers des chasses favoriser ces déprédations en prê-
tant aux braconniers les casaques et les livrées des gens de sa ma-
jesté, afin qu'ils pussent chasser avec plus de sécurité.
C'est pendant la période comprise entre l'avènement de Louis XU
etia réyolution française que l'art de chasser atteint son apogée. Par
sa hardiesse et son courage, François 1" mérita le titre de pare des
meurs, plus d'une fois il courut le risque de la vie en combattant
corps à corps les sangliers enfermés dans des toiles; un jour même
0 fat enlevé de sa selle par un cerf qui le lança par terre sans
qu'il trahît la moindre émotion. Insensible à la fatigue comme aux
intempéries, ce monarque ne se laissait jamais arrêter par le froid,
la pluie ou le vent, et, surpris par la nuit, il allait chercher un gtte
dans les plus misérables cabanes. Ses équipages surpassaient en
magnificence tout ce qu'on avait vu jusque-là, et lui coûtaient plus
de iôO,000 écus. Ce fut pour la chasse qu'il fit construire le châ-
teau de Madrid au bois de Boulogne, ceux de Ghambord, de Villers-
Cotterets, de Folembray et de Fontainebleau.
Ses successeurs partagèrent les mêmes goûts; mais Charles IX
mérite une mention spéciale , moins comme chasseur que comme
auteur du livre intitulé la Chasse royale, qui malheureusement ne
fut pas terminé. Quelques années auparavant, en 1560, Jacques du
Fouilloax avait publié son fameux Traité de la vénerie, qui mérita
le Dom de Bible des veneurs. On y trouve exposés avec l'autorité
d'un chasseur émérite les principes de la science, la manière de
joger les animaux, — les uns, comme les cerfs, par le pelage, la
tète, le pied, les fumées, les portées, les foulées, les abattures, le
frayoir, — les autres, comme les sangliers, par le pied, les boutis,
lesouil, — le système d'éducation et d'hygiène des chiens, la façon
de &ire le bois et de servir (tuer) un cerf ou un sanglier sur ses fins,
en un ïooi toutes les règles connues alors, et dont plusieurs sont
Tenues jusqu'à nous. Ce fut lui aussi qui fixa le langage de la véne-
rie, dont la plupart des expressions, encore employées aujourd'hui,
dataient déjà du xui* siècle. Abondant, expressif, pittoresque, ce
langage a été adopté par tous les pays qui nous ont emprunté l'ait
de la vénerie.
L'éducation virile que reçut Henri IV était parfaitement propre à
développer en lui le goût de la chasse; aussi s'y adonna-t-il avec
passion, et l'on trouve dans les recueils d'anecdotes de nombreux
récits d'aventures auxquelles il fut exposé pendant ses expéditions.
Le personnel de ses équipages se composait de 131 iieutenans.
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180 REVU£ DES DëDX MONDES.
gentilshommes et aides, 24 valets de limiers, 7 valets de cbiens à
cheval, 17 valets de chiens ordinaires, 92 pages. La dépense totale
de sa vénerie et de sa fauconnerie s'élevait à 5A,9&6 livres tour-
nois. Vers cette époque, l'invention de la grenaille de plomb per-
mit d'utiliser à la chasse les armes à feu, dont on ne se servait que
fort peu, et donna à la chasse à tir une importance qu'elle n'avait
pu avoir jusqu'alors.
Sous Louis Xlll, la chasse continua d'être très en faveur. Ce prince
aimait à chasser dans les bois qui entouraient un chétif hameau
nommé Versailles. Ennuyé d'être obligé d'y coucher dans un moulin
à vent ou dans un cabaret de rouliers, lorsqu'il revenait fatigué de
ses longues courses dans la forêt de Saint- Léger, il fit construire
en 162A un petit pavillon de chasse qui fut remplacé en 1627 par
un élégant château de briques et enclavé plus tard dans les gigan-
tesques constructions de Louis XIV. Ce dernier débutait à l'âge de
quatre ans par une chasse au sanglier dans le jardin du Palais-
Royal, et pendant tout son règne il montra pour cet exercice un
goût très prononcé. 11 s'y livra avec la pompe et la magnificence
qu'il mettait dans ses moindres actions, toujours accompagné d'une
suite nombreuse et des dames de sa cour. Quand l'âge l'eut mis
hors d'état de supporter le cheval, il suivit les chasses en voiture.
Louis XV et Louis XVI continuèrent ces traditions, firent ouvrir de
nombreuses routes dans les forêts royales et construire des pavillons
à Sceaux, à Saint-Germain, au Butard, à Verrières, à Fausse Repose,
à Jouy. Louis XVI dépensait annuellement pour sa vénerie 352,657
livres, et n'eut pas d'autre passion. Les registres sm- lesquels il in-
scrivait jour par jour l'emploi de son temps montrent la place que
la chasse tenait dans sa vie, et constatent qu'il continuait à s'y livrer
au milieu des événemens qui précipitaient vers sa ruine la royauté
française. Le 4 juillet 1789, moins de quinze jours après le serment
^ du Jeu de Paume, il chassait le chevreuil au Butard; il en prit un et
tua vingt-neuf pièces. Le 20 du même mois, six jours après la prise
de la Bastille, le roi tua deux pièces en se promenant dans le petit
parc. Le 5 octobre, jour où la populace de Paris se rua sur le châ-
teau de Versailles pour en arracher la famille royale, le journal de
Louis XVI porte cette mention laconique : « tiré à la porte de Châ-
lillon, tué 81 pièces, interrompu par les événemens; aller et reve-
nir à cheval (1). »
Pendant ces derniers règnes, on vit paraître aussi un certain
nombre d'ouvrages de vénerie : ce sont notamment le Traité de
Gaffet de la Briffardière en 1742, Y École de la c/uutse aux chiens
(I; Histoire delà Chasse en France, par M. Dunoyer de Koirmont.
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Lk CHASSE EN FRANCE. ISl
courons j par Leverrîer de la Conterie, les Buses du braconnage
mises à découvert^ par rancien braconnier Labruyerre, le Traité
de vénerie de d'Yauville. C'est aussi à cette époque que Desportes
et Oadry, peintres de chasses, furent chargés de la décoration des
principaux palais.
Ce n'étaient pas seulement les rois qui s'adonnaient à la chasse,
les principaux seigneurs les imitaient et parfois les dépassaient dans
le luxe de leurs équipages. Tels étaient parmi beaucoup d'autres les
ducs d'Orléans, le duc du Maine, le comte de Toulouse, le maréchal
de Brézé et surtout les princes de Condé. Retiré à Chantilly dans un
lieu exceptionnellement favorable* ce genre de plaisir, le grand
Condé organisa ses équipages, qui jouirent bientôt d'une réputa-
lion méritée. Son arriëre-petit-fils Louis-Henri de Bourbon fit con-
struire ces magnifiques écuries qui pouvaient contenir 250 chiens
et 240 chevaux, et qui font encore l'admiration de tous les visiteurs.
— Son fils Louis- Joseph, prince de Condé, marcha sur les traces de
ses pères. Ses capitaineries, qui entouraient sa résidence, embras-
saient un circuit de plus de 120 kilomètres où le gibier se multipliait
en quantité considérable, car on voit dans son joumal des chasses
que dans l'espace de trente et un ans on avait tu6 dans ce domaine
92&,717 pièces de gibier. Ses meutes, moins nombreuses que celles
du roi, passaient pour être mieux choisies et composées de chiens
d'un ordre plus parfait. Le maître lui-même, excellent veneur, fai-
sait souvent le bois en personne, et s'occupait de peupler ses forêts
d'animaux rares que l'on commençait par acclimater dans la mé-
nagerie. C'est de là que viennent les cerfs à nez blanc qu'on ren-
contre encore dans la forêt de Chantilly.
Dans toutes ces chasses, on attachait une grande importance au
cérémonial, et toutes les péripéties étaient réglées avec un soin mi-
nutieux. Ainsi, lorsqu'un animal était détourné, le chef d'équipage
devait, au moment du rapport, en présenter sur son chapeau les fu^
mées au roi, afin que ce dernier pût juger par lui-même les appré-
ciations des piqueurs. Lorsque les veneurs se disposaient à frapper
aux brisées pour laisser courre^ l'usage voulait que le commandant
de la vénerie oITrtt au maître et aux personnages des bâtons de
coudrier ^ou de châtaignier, dont les cavaliers se servaient pour
écarter les branches qui pouvaient les gêner dans leur course; mais
c'étaient surtout les ho?meurs du pied et la curée qui étaient ac-
compagnés de formes traditionnelles aussi bizarres que cruelles.
Lorsqu'un animal était forcé, le maître d'équipage lui enlevait un
pied et le présentait soit à son maître, soit à la personne de l'as-
sistance qu'on voulait particulièrement honorer. La curée se faisait
soit par le chef d'équipage, soit par tout autre gentilhomme aux
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182 REVUE DES DEUX MONDES.
sons de la trompe et aux aboiemens de la meute. La plus légère
violation à ces règles donnait lieu à des discussions interminables,
enregistrées par les Dangeau de l'époque.
Les fanfares des trompes accompagnaient toujours ce cérémonial.
Cet instrument, déjà employé par les Francs, était dans l'origine
semi-circulaire et en ivoire; on l'appelait alors oliphant^ et l'on y
soufflait à pleines joues. Il ne pouvait fournir qu'une seule note,
etles diverses sonneries consistaient en articulations plus ou moins
prolongées de cette note unique, à laquelle les veneurs donnaient
le nom de two/.* Diverses combinaisons de ces mots servaient à in-
diquer aux chasseurs l'appel, le bien-aller, le requesté, la vue, le
forcé et la prise. Plus tard on fit usage éé petites trompes de métal
repliées sur elles-mêmes de façon à former une espèce d'anneau au
milieu de la courbe, comme les cornets des postillons allemands.
A la trompe à la Dampierre, adoptée sous Louis XIV, succéda la
trompe à deux tours et demi, qui est employée de nos jours. Les
sonneries ont été réglées avec soin, de façon à indiquer exactement
les diverses phases de la chasse.
Pendant que le roi et la noblesse se livraient à leurs plaisirs,
les paysans mouraient de faim et supportaient non sans murmurer
les exactions dont ils étaient l'objet. Les anciennes ordonnances
avaient stipulé, il est vrai, leur droit à des indemnités pour les dé-
gâts commis soit par le gibier , soit par les chasseurs ; mais on
conçoit combien il leur était difficile de se faire rendre justice.
L'ordonnance de 1669 et des instructions postérieures avaient pres-
crit la destruction de tous les lapins compris dans les capitaineries;
néanmoins, outre que ces ordonnances ne furent jamais exécutées,
ce. n'était là qu'un faible dédommagement aux vexations dont pro-
priétaires et paysans étaient l'objet. De nombreux abus venaient
notamment de la louveterie, qui avait été instituée en 1404 pour
débarrasser le pays des animaux féroces. Les officiers qui en fai-
saient partie convoquaient à leur gré les habitans des villages pour
faire des battues, et frappaient de peines pécuniaires très élevées
ceux qui ne s'y rendaient pas, ou prélevaient des taxes arbitraires
sur chaque habitant selon l'importance des prises (1) . Cependant ces
vexations étaient peu de chose encore, si on les compare à celles
qu'avaient à supporter les propriétaires compris dans l'enceinte d'une
capitainerie.
Une déclaration royale faisait savoir que les terres situées entre
certaines limites formeraient à l'avenir une capitainerie. Dès lors
sur toute cette surface, parfois très considérable, la chasse apparte-
(1) La Chasse, son histoire et sa législation , par M. Julien.
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IX CMASSE SN FBANCC. IgS
Bail exclnsii^aDeftt 9m fiouveraia comme dsns son propre domaine,
et em son aèaeooe an capitule qui le représeniaift. Oette jouissance
s'élendait même aux jardins clos de mars , dont les capitaines se
fjftisuait, quand boo leur semblait, ouvrir les portes. On ne se con-
tenta pas de coDfisquer le droit de chasse aux propriétaires, on leur
inposa pour la conservation du gibier, qu'ils ne devaient pas tuer,
des mesores aussi onéreuses que vexaloires. Us étaient tenus d*é-
piner leurs champs dans les huit jours qui suivfûent la récolte, ne
pouvaient faucher leur pné ni couper leur taillis avant la Saint-
Jean, laisser un échalas dans les vignes une fois les feuilles tom-
bées, élever des dôtures en maçonnerie, ni pratiquer des ouver-
tores dans les murs déjà construits; les officiers désignaient les
chemins à conserver et imposaient aux profMÎétaires l'obligation de
les border de fossés de i pieds de large avec passage toutes les
SO toises, et de labourer tcms les autres; aucun chien ne pouvait
sortir autresieiit qu'en laisse, avec billot au cou ou une jambe rom-
pue. Pour garder la chasse et assurer l'exécution de toutes ces
presoîptioDS, les capitaines avaient une véritable administration
sons leurs ordres. Les plus grands seigneurs, les princes du sang,
se disputaient ces charges auxquelles étaient attachés de nombreux
pnvîléges : on en créait sans cesse de nouvelles, même là où le roi
n'allait jamais, et uniquement pour satisfaire les favoris. Les apa-
nagistes en ûiisaient ériger sur leurs domaines, et les gouverneurs
dfes viHes eax-mêmes s'arrogeaient dans un certain rayon autour
des moraiUes les droits exoriHtans que nous venons d'énumérer.
Le nombre des capitaineries, qui dépassait la centaine, fut réduit
à vingt par Louis XIV, sur les réclamations unanimes que cet état
le choses avait provoquées. Arthur Young, qui parcourut la France
de 1787 à 1789, s'indigne encore néanmoins à chaque pas du tort
que les capitaineries font éprouver aux paysans, et les considère
comme la cause de l'état d'infériorité dans laquelle se trouve
l'agriculture, a Lorsqu'il est question de la conservation du gibier,
dit-il, il faut savoir que par gibier on entend des bandes de san-
gliers, des troupeaux de cerfs, non pas renfermés dans des murs
an palissades, mais errant à leur guise sur toute la surface du
pays, cause de destruction pour ks réooltes et de malheur pour le
paysan, qui, pour avoir essayé de conserver la nourriture de sa
âm^Ue, se voit envoyé aux galères. » On s'explique que, témoin
de tous ces maux, il se soit écrié dans un moment de vive irri-
tation : « Abl si j'étais législateui: de la France, comme je ferais
santer tous ces grands seigneurs ! » L'abolition des capitaineries, dé-
crétée dans la nuit du & août, ne suffit malbeureusement pas pour
éteindre ks haines que des siècles d'oppres^n avaient £ait germer
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18/| REVUE DES DEUX MONDES.
dans le cœur du peuple. S'il brûla les châteaux, s'il en massa-
cra les babitans, il est assez difficile de ne pas excuser son crime
en songeant à ce qu'il avait souffert. Que les rois aient par des con-
cessions de privilèges récompensé la noblesse qui les avait faits ce
qu'ils étaient, rien de mieux, c'était leur droit; mais le peuple,
qu'est-ce qu'il lui devait? en quoi était-il intéressé aux luttes
qu'elle soutint en faveur de la monarcbie? Pour lui, les nobles n'é-
taient que des oppresseurs envers lesquels il ne s'est cru obligé à
aucun ménagement quand à son tour il a été le maître.
Avec la révolution surgit un principe nouveau : la loi du 30 avril
1790 déclara que chacun aurait la liberté de chasser chez lui, en
ne mettant à ce droit d'autre restriction que celle de s'en abstenir
pendant que les terres étaient encore couvertes de leurs fruits. Sous
l'empire, par mesure fiscale, on institua le permis de port d'armes,
dont le prix, d'abord de 30 francs, fut ensuite réduit à 15 francs;
mais les chasseurs n'étaient pas satisfaits, et ne cessaient de se
plaindre du peu de protection que cette loi accordait au gibier. Sur
leurs instances, on vota en 1844 la loi qui nous régit encore au-
jourd'hui, et d'après laquelle toute chasse est formellement prohi-
bée, à l'exception de celles à tir, à courre et à l'aide de furets pour
les lapins. Les propriétaires ont le droit de chasser chez eux d'une
de ces manières, mais de jour et pendant une partie de l'année
seulement, après s'être fait délivrer un permis dont le prix est de
25 francs. La mise en vente, l'achat, le transport du gibier sont
défendus pendant le temps de la fermeture de la chasse; les por-
teurs ou détenteurs d'engins prohibés sont assimilés à ceux qui en
font usage. La loi relève dix-huit espèces de délits de chasse et les
pmiit de peines qui varient de 16 à 400 francs d'amende, qui dans
certains cas vont jusqu'à l'emprisonnement.
II.
On distingue deux espèces de chasse, la chasse à courre et la
chasse à tir. La première a pour objet de poursuivre à cheval avec
une meute de chiens et de tuer, après l'avoir forcé à la course, un
animal qu'on a préalablement détourné. Bien loin de chercher à
prendre plusieurs pièces, le talent des veneurs consiste au contraire
à éviter les changes et à maintenir la meute dans la voie primitive.
Dans la chasse à tir au contraire, on tue le gibier dès qu'on le voit,
soit qu'il ait été levé par des chiens, soit qu'au moyen de rabatteurs
on l'ait poussé en masse vers les chasseurs. Le gibier tué de cette
façon est destiné à la table, tandis que dans la chasse à courre l'a-
nimal, exténué de fatigue, ne donne qu'un aliment de qualité mé-
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LA CHASSE EN FRANCE. 185
diocre qui est généralement abandonné aux chiens ou aux valets.
La chasse à •courre n'a donc pas d'utilité immédiate, c'est un
simple plaisir qui réunit à l'exercice du cheval la satisfaction de la
difficulté vaincue, la jouissance du son des trompes, des hurlemens
des chiens emportés sous les ombrages séculaires d'une vieille fu-
taie. Ce plaisir quelque peu barbare, puisque après tout il repose
sur les tortures d'un malheureux animal poursuivi et parfois dévoré
par les chiens, parait cependant si inhérent à notre nature que de
tout temps on s'y est livré avec fureur. La chasse à courre s'exerce
encore aujourd'hui à peu près comme autrefois, et les veneurs qui
se disent classiques se piquent d'observer encore les règles et les
coutumes du xiu* siècle, règles et coutumes dont l'ensemble con-
stitue ce qu'on a appelé la noble science de la vénerie. On était
alors savant à bon compte. Disons cependant, pour être justes, que
la plupart des chasseurs modernes ont un peu abandonné l'ancien
cérémonial , et qu'ils ont le bon sens de n'attacher d'importance
qu'aux choses qui en ont réellement, c'est-à-dire à détourner le
gibier et à le prendre à la course.
Les animaux qu'on chasse à courre sont le cerf, le chevreuil, le
sanglier et le lièvre. Parfois aussi on attaque le loup, quand on a
des chiens qui consentent à empaumer cette voie, ce qui est assez
rare. 11 faut en outre avoir soin de disposer à l'avance un certain
nombre de relais, car le loup, étant plus vigoureux que le chien,
ne pourrait jamais être forcé par lui sans l'appui de nouveaux ren-
forts. Le meilleur équipage de France est celui de M. le comte Le
Couiteux de Ganteleu»; composé de chiens vendéens-nivemais, il
chasse le loup avec un grand succès. Ne faisant pas ici un traité de
vénerie, nous nous bornerons à décrire sommairement la chasse au
cerf, qui suffira pour donner une idée des autres.
Le cerf se plaît dans les hautes futaies de chênes et de hêtres en-
trecoupés de prairies, de ravins, de ruisseaux et de rochers, dans
ces profondes solitudes dont M. Courbet a si bien su rendre la poé-
sie. Il finit cependant par s'habituer au voisinage de l'homme, car
en France il se rencontre surtout dans les grandes forêts du nord
et du centre, comme celles de Lyons, de Villers-Cotterets, de Chan-
tilly, d'Orléans, deCompiègne, de Fontainebleau et de Rambouillet,
qui sont toutes traversées par des chemins de fer et sillonnées de
routes très fréquentées. Ces forêts ont été de tout temps spéciale-
ment affectées aux chasses et percées pour cet objet. Contiguës h
d'anciennes résidences royales ou seigneuriales, elles semblent des-
tinées à donner au paysage toute sa splendeur. En général une im-
mense avenue débouche en face du château, tandis que des allées
latérales ouvertes en ligne droite se croisent dans tous les sens, et
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186 RETDE DES DEUX liQlNDeS.
viennent se réunir au nombre de huit ou dix à un même carrefour.
Quand les arbres des bordures entremêlent leurs cimes de feuillage,
on aperçoit une voûte de verdure dont la perspective indéfinîment
décroissante fuit dans un lointain qu'on ne peut saisir.
Le cerf perd chaque année ses bois, qui repoussent en produisant
de nouveaux andouillerij le nombre de ces aiidouillers augmente
jusqu'à sept ans; à partir de cette époque, l'âge de l'animal ne se
distingue plus que par l'étendue de Yempaumure. Les noms de faon^
hère, daguet, deuxième tête, troisième tête, quatrième tête, dix-
cors jeunement, dix-cors et vieux cerf, caractérisent en langage de
vénerie les diverses phases de la vie de* cet animal. Généralement
on ne chasse pas les biches à courre à cause de leur peu de résis-
tance à )a fatigue, et autant que possible on s'attaque toujours aux
plus vieux cerfs. 11 faut donc avant tout commencer par détourner
l'animal. Pour cela, un veneur expérimenté, tenant en laisse un
limier, c'est-à-dire un chien à l'odorat très subtil et dressé à ce ser-
vice, s'en va de très grand matin faire le bois. 11 contourne successi-
vement les divers massifs, épiant le moment où le limier, pesant sur
sa laisse et sans donner de voix, lui fait comprendre qu'un animal
a dû y pénétrer à cet endroit. Au pied, aux fumées^ aux alluresy aux
portées^ le veneur doit reconnaître s'il a affaire à un daguet ou à un
jeune cerf, à un dix-cors ou à une biche. Lorsqu'il a trouvé celui
qui lui convient, il casse une branche pour reconnaître la place
(cela s'appelle faire une brisée) et achève ensuite le tour de l'en-
ceinte, pour s'assurer qu'après être entré d'un côté l'animal n'est
pas ressorti par un autre. On dit alors que celui-ci est rembûekéy
c'est-à-dire qu'on sait où, en revenant du gagnagede la nuit, il s'est
retiré pour passer la journée. Il faut, on le conçoit, une grande ha-
bitude pour faire le bois et un grand esprit d'observation pour ne
pas se tromper sur l'âge et la qualité de la bête. On prétend que
quelques-uns de nos rois, notamment Louis XV, ainsi que les princes
de Coudé, faisaient le bois mieux qiie pas un veneur de leur équi-
page.
Les chasseurs cependant se sont donné rendez-vous sur un point
de la forêt pour entendre les rapports des piqueurs et décider le
point d'attaque. Autrefois on attaquait avec le limier seul, qui fou-
lait l'enceinte jusqu'à ce qu'il eût mis le cerf sur pied; on lançait
alors après lui toute la meute. Aujourd'hui, afin d'aller plus vite,
on se sert, pour fouler l'enceinte, de quelques vieux chiens faciles à
rompre dans le cas où ils feraient bondh* un autre animal que celui
qu'on veut attaquer. Dès que celui-ci a été vu traversant une allée,
on lance la meute sur la voie, en commençant par les chiens les
plus sûrs. Dans l'ancienne vénerie, on formait trois relais sur les
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LA CHASSE EN FRANCE. 187
points OÙ Von supposait que la chasse irait passer. Quelques équi-
pages conservent encore cette tradition, mais le plus souvent on
attaque de meule à mortj c'est-à-dire sans relais.
C'est au moment du lancé qu'il faut examiner avec le plus grand
soin le pied de l'animal, afin de l'avoir toujours présent à la mé-
moire et de pouvoir le reconnaître dans le cours de la chasse; ce
poiflt est d'autant plus important que la grande didiculté consiste
dans les changes fréquens qui se produisent. Quand l'animal est
fatigué, sa principale ruse consiste à faire lever un autre cerf ou
ime barde de biches et à les pousser devant lui; il importe donc
alors de pouvoir débrouiller la véritable voie de celle des animaux
de change, ce qu'on ne peut faire que par la connaissance appro-
fondie du pied. Dès qu'un change est signalé, on arrête la meute, et
lorsque la bonne voie est retrouvée, on y remet les chiens. Le cerf
lancé file généralement en ligne droite, parfois il fait des hourva-
risy c'est-à-dire qu'il revient sur ses pas, cherche à emmêler ses
voies, et finit par faire un bond de côté pour se dérober à la pour-
suite; c'est à déjouer ces ruses que le veneur doit s'appliquer.
A mesure que le cerf se fatigue, sa voie devient plus chaude et
les chiens redoublent d'ardeur. Lorsqu'il est sur ses fins, il a l'ha-
bitude de se raser, et il faut quelquefois que les chiens le touchent
pour le faire partir. C'est alors que l'animal exténué a recours à
sa dernière chance de salut : il se précipite dans un étang, espé-
rant ainsi se mettre à l'abri des chiens et faire perdre sa trace; mais
la meute implacable le poursuit dans ce dernier refuge. En ce mo-
ment il redouble d'énergie, et use ce qui lui reste de force dans
une lutte suprême; il se défend de la tête et des pieds, et parfois fait
payer sa vie en éventrant quelques-uns de ses ennemis. Enfin l'un
des chasseurs termine son agênie par un coup de couteau ou un
coup de carabine. C'est Vhallali. Aussitôt après on procède à la
curée^ c'est-à-dire qu'on distribue à la meute les entrailles de la
bête, et l'on accompagne cette scène de carnage de fanfares joyeuses,
comme si l'on venait de remporter une victou-e signalée.
Lâchasse au cerf, on le voit, ne laisse pas d'être assez cruelle et
d'émouvoir ceux que le mouvement des chevaux, le son des trompes,
les aboiemens des chiens, ont pu laisser de sang-firoid. Ce senti-
ment de pitié ne se retrouve pas dans la chasse au sanglier, car
si le cerf n'a contre ses ennemis d'autre ressource que la fuite, le
sanglier a ses défenses, dont il se sert vigoureusement aussi bien
contre les chiens que contre les hommes qui l'approchent quand il
lait tête. La chasse au sanglier d'ailleurs ressemble à la chasse au
cerf, avec cette dilTérence que le sanglier, plus confiant dans sa
force, cherche moins à ruser; doué d'une grande vigueur, il par-
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188 BEVUE DES DEUX MONDES.
vient souvent à échapper à la meute, qu'il fatigue avant d'ayoir
été forcé par elle. La poursuite du chevreuil et celle du lièvre of-
frent à peu près les mêmes péripéties. Quant à la chasse au renard,
c'est un exercice éminemment anglais, qui n'est qu'uni prétexte de
courses à cheval à travers les champs et les plaines.
La vénerie est un art français, et les chiens dont on faisait usage
autrefois étaient fort renommés. Les principales races sont, d'après
le Nouveau Traité des CliasseSy les chiens de Bresse, les griffons de
Vendée, les chiens de Gascogne, les chiens de Saintonge, les chiens
normands, les chiens du Poitou, les chiens céris, les chiens d'Ar*
tois et les chiens bleus, dits foudras. Toutes ces races ont des qua-
lités spéciales et sont parfaitement appropriées au pays qui les ont
produites; il est toutefois très rare de les rencontrer pures, car dès le
xvii^ siècle on les a mélangées de sang anglais. Les chiens français
en général ont une belle gorge, mais ils chassent lentement, et
souvent n;iettent dix heures à forcer un cerf. C'est pour ce motif
qu'on a eu recours aux races d'outre-Manche, qui sont beaucoup
plus rapides, mais qui ont l'inconvénient d'ayoir très peu de voix.
Aujourd'hui, quand la chasse marche bien, une meute de bâtards
anglais force le cerf en trois quarts d'heure. Aux dernières exposi-
tions canines, on a pu voir quelques belles meutes de chiens fran-
çais, notamment celles de M. Le Goulteux de Ganteleu et de M. de
Garayon-Latour; mais les meutes de chiens anglais ou bâtards an-
glais étaient en majorité. On cite notamment comme très remar-
quables celles de M. le comte d'Osmond, celle de M. Simons, celle
de M. de La Rochefoucauld, celle de M. de La Debutrie, etc.
Mais une meute ne suffit pas pour former un équipage de chasse
à courre, il faut encore des chevaux et des hommes. Pour les pre-
miers, on en trouve toujours dès qu'bn y met le prix. Les pur-sang
anglais sont préférés, surtout dans les forêts de plaine, car ils ont
plus de fond et des allures plus élastiques que les chevaux fran-
çais; cependant beaucoup de chasseurs aujourd'hui adoptent l'an-
glo-normand comme ayant un meilleur caractère et exigeant moins
de soins. Dans les terrains accidentés, il vaut toujours mieux pren-
dre des chevaux du pays, ^ui sont acclimatés et dont le pied est
façonné aux mouvemens du sol. -Quant aux hommes, d'un aveu
général, il est impossible d'en trouver qui, comme les anciens pi-
queurs, soient dévoués à leurs maîtres et se fassent un point d'hon-
neur de mener leurs chasses à bonne fin. Aujourd'hui ils changent
d'équipage à tout propos et servent de préférence, non pas le maître
qui chasse le mieux et qui a la meilleure meute, mais celui qui paie
le plus et qui s'y entend le moins, auquel par conséquent il est le
plus facile d'en imposer.
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LU CHASSB EN FRANCE. 189
On voit paur ce qui précède que l'entretien d'un équipage est udc
chose assez dispendieuse, et qu'il faut déjà une assez belle fortune
pour pouvoir y consacrer annuellement 30 ou 40,000 francs, sans
compter le prix de location des forêts et les indemnités à payer aux
riverains pour les dommages que le gibier cause aux récoltes. Aussi
le plus souvent les dépenses de ces chasses sont-elles supportées
par une société d'actionnaires qui se réunissent pour jouir de ce
plaisir en commun, et qui, grâce aux chemins de fer, peuvent partir
le matin de Paris et rentrer le soir chez eux après une chasse à
courre dans la forêt de Chantilly ou dans celle de Villers-Gotterets.
Quant au souverain, il a à sa disposition les différentes forêts affec-
tées à la dotation de la couronne, et, pas plus qu'un simple parti-
culier, il n'a le droit de chasser hors de chez lui. C'est tout ce qui
loi reste des droits exorbitans de l'ancienne monarchie; mais la part
est encore assez belle, et les forêts de Fontainebleau, de Compiè-
gne, de l'Aiguë, de Rambouillet, de Marly et de Saint-iGermain ont
de quoi satisfaire les plus difficiles.
La vénerie, qui avait été engloutie dans le désastre de la
royauté, fut rétablie par Napoléon I", qui ne perdait aucune occa-
sion de revenir aux anciens usages monarchiques. Il dépensait an-
nuellement pour cet objet une somme de 400,000 francs, et, bien
que personnellement il n'aimât pas la chasse, il y tenait néanmoins
pour rehausser l'éclat du trône. Lous XVIII et Charles X, en con-
servant ce service, ne firent que se conformer aux traditions de
leurs ancêtres. Quant à Louis-Philippe, se rappelant toutes les
plaintes dont la chasse avait été l'objet de la part du peuple, et,
pensant avec raison qu'un roi constitutionnel n'avait pas besoin de
cet éclat factice, il ne monta pas sa maison, et laissa chasser ses
fils avec des équipages qui ne différaient pas beaucoup de ceux des
riches particuliers; ils chassaient pour leur plaisir et non pour faire
de la politique.
Le second empire ne manqua point de suivre ici comme ailleurs
les erremens du premier, et la vénerie repanit montée sur un aussi
grand pied qu'autrefois. Tout le monde s'accorde à dire qu'elle est
parfaitement organisée, que les meutes, composées de chiens de
premier choix, laissent rarement échapper un cerf, une fois qu'il est
lancé; mais, si l'on tient compte des dépenses que coûtent à la liste
civile le personnel et le matériel, les indemnités payées aux riverains
pour 1^ dégâts commis par le gibier, les dommages causés au bois
ou les frais nécessaires pour les atténuer, on arrive à un chiffre
qu'on ne peut guère évaluer à moins de 900,000 fr. par an. Or, en
supposant que le chef de l'état chasse trente fois dans, l'année tant
à courre qu'à tir, chacune de ces chasses lui revient à 80,000 francs.
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190 REYUE DES DEUX MONDES.
Ces dépenses, qui n'ont d'autre objet que de donner à la monarchie
l'éclat dont on suppose qu'elle ne peut se passer, nous semblent, à
vrai dire, peu dignes d'un pays libre, et nous préférons pour notre
compte la modeste simplicité du président des États-Unis au faste
de nos cours d'Europe.
Nous arrivons à la chasse bourgeoise, à la chasse à tir. On chasse
à tir toute espèce de gibier, sauf le cerf, à moins qu'il ne s'agisse
de destructions ayant pour objet d'en diminuer le nombre dans une
forêt; dans ce cas, on préfère tuer les biches. Il y a plusieurs es-
pèces de chasses à tir : les battues, la chasse aux chiens couraps et
la chasse aux chiens d'arrêt. Les battues se font le plus souvent au
bois. Une ligne de rabatteurs également distancés s'avance à tra-
vers les massifs et frappe les cépées d'un bâton de façon à faire le-
ver les animaux qui s'y trouvent et à les pousser devant elle vers les
tkeurs, qui les attendent postés le long d'une route. On chasse de
cette façon le sanglier, le chevreuil, le lièvre, le lapin et même le
faisan. Parfois aussi, vers l'arrière-saison, quand les perdrix ne se
laissent plus approcher, on fait des battues en plaine, dans les
champs, pour envoyer les compagnies vers les chasseurs cachés
dans des fossés ou abrités derrière des arbres.
Pour chasser à tir avec des chiens courans, il n'est pas néces-
saire d'en avoir un grand nombre, deux ou quatre suflisent; mais
il faut qu'ils soient bons, de haut nez et très entreprenans. Us font
lever le gibier et le poursuivent jusqu'à ce que les chasseurs qui
l'attendent dans ses passages habituels parviennent à le tirer. En
général on tue plus de gibier avec des chiens lents et collés à la
voie qu'avec des chiens qui ne laissent pas aux animaux le temps
de ruser, et qui les obligent à prendre immédiatement un parti.
Avec de petits chiens bien gorgés, le plaisir dure plus longtemps,
et les animaux chassés se font battre dans les enceintes gardées
par les tireurs, qui fmissent toujours par les tuer. La connaissance
parfaite des mœurs du gibier est indispensable au chasseur au chien
courant, qui doit tenir compte de l'état de Tatmosphère, de la con-
figuration du terrain, des cultures qui le recouvrent, toutes choses
qui influent sur la station des animaux et sur la direction qu'ils
prennent quand ils sont poursuivis. « La première arme de chasse,
dit avec raison un auteur allemand, c^est la connaissance de l'his-
toire naturelle. »
La chasse au chien d'arrêt se pratique soit au bois, dans les
jeunes taillis, soit en plaine, dans les champs dépouillés de leurs
récoltes. Elle s'adresse particulièrement au gibier à plume, faisans,
perdrix et cailles, qui vivent dans nos pays. Tout le monde sait
qu'elle consiste à se mettre en quête avec un chien qui marque par
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LA CHÂSSE EN FRANCE. 191
un arrêt la préseace du gibier jusqu'à ce que Ton soit à portée
de le tirer. Pour façonner le chien à ce service, il a fallu vaincre
tous ses instincts, qui le portaient à s'élancer sur Tanimal au lieu
de rester immobile en le fixant. Chassant pour son maître et non
pour lui, il est une création artificielle qu'il serait difficile de com-
prendre, si l'on ne se rappelait que l'action du dressage se fait sen-
tir non-seulement sur les individus qui y sont soumis, mais encore
mr tous ceux qui descendent d'eux. C'est ainsi que se sont formées
les races de chiens d'arrêt, dont les principales sont en France le
braque, Tépagneul et le griffon; ces races sont excellentes, et l'on
a eu bien tort de chercher à les améliorer par le mélange du sang
anglais. Les chiens anglais, surtout les pointers^ sont parfaitement
appropriés aux giboyeux tirés de leur pays, mais ils ne conviennent
pas aux contrées comme la France , où il faut que le chien quête
avec soin et patience, et cherche le gibier tué dans les broussailles
on dans les rivières pour le rapporter au chasseur.
K ces d'dTérentes espèces de chasse, on doit ajouter celle du ma-
rais, que préfèrent les vrais amateurs. Malheureusement elle est
aussi la plus redoutable pour la santé, car il est rare qu'un chasseur
au marais ne soit pas de très bonne heure perclus de rhumatismes.
Pendant l'hiver, les canards sauvages et autres oiseaux d'eau vien-
nent s'abattre sur les étangs en fuyant les froids du nord; c'est là
qu'il faut aller les surprendre en bateau ou les attendre à l'affût
dans une cabane de feuillage ouverte à tous les vents. On se sert
pour les attirer de canards domestiques dont la présence sur un
étang décide les autres à venir s'y poser. Quant aux bécassines, il
faut se mettre soi-même à l'eau, et, aidé de son chien,. fouiller les
touffes de roseaux, où elles se réfugient d'habitude, jusqu'à ce qu'on
parvienne à les faire lever. Les beaux temps de la chasse au marais
sont passés en France; le drainage a transformé les mares en prai-
rie^ et les étangs en champs d'avoine; des usines ont remplacé les
rideaux d'arbres qui ombrageaient la plaine, des bateaux à vapeur
parcourent les fleuves et les rivières jadis solitaires, mille bruits
divers se font entendre là où régnaient le calme et le silence, et aver-
tissent sans cesse les animaux sauvages que l'homme est proche et
que leur place est prise.
Dans quelques grandes propriétés, on ne se contente pas du gi-
bier qui s'y développe spontanément, on a établi des faisanderies
destinées à l'élève du faisan et des perdrix. Le faisan a besoin, pour
se plaire dans une région, de taillis où il se réfugie pendant le jour,
et d'arbres de fortes dimensions où il se branche la nuit dans le
voisinage des plaines cultivées; il est très régulier dans ses habi-
tudes. Chaque matin, en tirant sa tête de dessous son aile, il salue
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le jour d'un cri rauque, et, prenant son essor, il gagne la plaine;
il y reste jusqu'à huit ou neuf heures du matin, rentre ensuite dans
les taillis, d'où il sort vers trois et quatre heures de l'après-midi
pour retourner au gagiiage jusqu'au crépuscule; alors seulement il
revient au bois, se perche isolément ou en compagnie, sur quelque
arbre branchu, répète son cri et s'endort. Comme la perdrix, le fai-
san mange les semences de toutes les céréales; mais il fait sa nour-
riture ordinaire des baies de certains arbustes et des larves des in-
sectes qu'il peut prendre. Avec ses habitudes régulières, son vol
lourd, l'attrait qu'il offre au chasseur, on conçoit qu'il aurait bientôt
disparu de la surface du pays, si son éducation n'était dans certains
départemens l'objet de soins particuliers; c'est surtout dans ceux
de Seine-et-Marne, de Seine-et-Oise et de l'Oise, où la grande pro-
priété domine, qu'on a pu installer des faisanderies en assez grand
nombre.
Ces établissemens ont pour objet de récolter les œufs pondus par
les poules faisanes, de les faire couver par des poules ordinaires,
et d'élever les jeunes faisandeaux jusqu'à ce qu'ils puissent se tirer
d'affaire par eux-mêmes. Les jeunes faisandeaux sont nourris de
larves de fourmis qu'on fait recueillir dans toutes les forêts du voi-
sinage. A défaut de cet aliment, on leur donne une pâte faite de
bœuf bouilli, d'œufs durs, de pain et de chicorée sauvage. On peut
évaluer, d'après le Nouveau Traité des chasses^ à 23,290 francs les
frais d'établissement d'une faisanderie, et les dépenses annuelles
à 7,760 francs; quant au produit, il serait de 900 faisans et de
3,000 œufs, valant ensemble 8,790 francs. On voit que les frais
sont à peu près couverts, même en tenant compte de l'intérêt du
capital déboursé. En Allemagne, où Ton s'attache à se rapprocher
le plus possible de l'état de nature, les dépenses sont moins élevées
encore, et laissent plus de marge aux bénéfices.
On parvient à rendre une chasse giboyeuse, moins en y appor-
tant du gibier vivant qu'en permettant à celui qui s'y trouve de s'y
multiplier, c'est-à-dire en détruisant activement tous les animaux
nuisibles qui peuvent s'opposer à la reproduction. Ces animaux
sont les renards, les fouines, les belettes, les chats, les oiseaux de
proie, qui se nourrissent de jeunes faisans, de lapins, de levrauts;
pour les détruire, les gardes se servent de leur fusil, de pièges et
d'assommoirs. Ce dernier mode de destruction est le plus simple
et le plus économique. L'observation ayant fait découvrir que les
carnassiers des forêts, belettes, rats, putois, fouines, ont l'habitude
de suivre les chemins frayés pour ne pas se mouiller dans l'herbe,
on trace dans les jeunes taillis des sentiers de 50 centimètres de
large où on dispose de 50 en 50 mètres un piège consistant en une
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LA CHASSE EN FRANCE. 193
planche qui fait bascule, et qui, alourdie par une pierre, retombe
sur ranimai lorsque celui-ci vient à toucher une fiche de bois qui
la maintenait levée. Un garde peut prendre ainsi un grand nombre
de bêtes nuisibles sans se donfter d'autre peine que celle de visiter
tous les matins ses assommoirs et de tendre ceux qui sont tombés.
Ce n'est pas tout que d'avoir du gibier, il faut encore que celui-
ci trouve à se nourrir. Or, quoi qu'on fasse, il ne peut chercher sa
nourriture que dans la forêt ou dans la plaine; c'est donc aux dé-
pens des récoltes ou aux dépens des bois qu'il doit vivre. Les cerfs,
les lièvres et les lapins vont généralement pâturer en plaine pen-
dant la nuit et rentrent au bois le matin. L'importance des dom-
mages qu'ils causent est telle que les riverains ne peuvent les
supporter, et que chaque année ils forment des demandes d'indem-
nitfe qui, si elles ne sont pas accueillies, sont réglées à dire d'ex-
perts par le juge de paix. Dans certains pays, ces demandes sont
devenues l'objet d'une véritable spéculatioa. H arrive en effet très
souvent que les riverains, sachant que la partie de leur champ la
plus voisine du bois est destinée à être dévastée, s'abstiennent de
la fumer et de l'ensemencer, et réclament néanmoins l'indemnité
comme si la récolte avait été complète; d'autres fois ils cultivent le
long des bois des légumes ou des plantes maraîchères que le sol ne
comporte pas, et se font payer des fruits qui n'auraient pas poussé»
ce qui est un moyen commode et assuré de lés vendre. Les choses
en sont arrivées au point que dans plusieurs localités les terres voi-
sines des forêts se louent et s'achètent plus cher que les autres,
précisément en* vue des indemnités pécuniaires qu'elles rapportent
de cette façon. Tout en se montrant aussi large que possible dans
l'évaluation des dommages causés, il importe cependant de résister
à de pareilles exigences, et il serait à désirer que les tribunaux se
montrassent parfois plus difficiles dans l'admission des preuves et
les dires des experts, qui trop souvent sont de connivence avec les
cultivateurs. Les indemnités payées par l'administration de la liste
civile ne s'élèvent pas annuellement à moins de 200,000 fr. Dans les
forêts de Chantilly et d'Ermenonville, formant ensemble un massif
d'environ 12,000 hectares, elles atteignent 50,000 fr.
Ces chiffres ne comprennent que les dommages causés aux ri-
verains; ils seraient beaucoup plus élevés, si l'on faisait entrer en
ligne de compte ceux que supporte la forêt. A moins qu'ils ne soient
très nombreux, les dégâts du fauve ne sont pas irréparables ; ils
consistent dans l'écorcement de quelques arbres par le frottement
de la tête contre les tiges et dans l'abroutissement des jeunes taillis.
Ces dommages retardent la croissance du bois et occasionnent la
perte d'une pousse ou deux, en général ils ne font pas périr les ar-
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194 REVUE DES DEUX MONDES.
bres. Il n'en est pas de même avec le lapin, dont la dent meurtrière
ne s'attaque pas seulement aux jeunes pousses, mais ronge l'écorce
au pied, et, rendant impossible l'ascension de la sève, amène le
dépérissement de la plante. Avec lui, les plantations deviennent
impossibles à moins qu'on ne les entoure d'un entreillagement qui
les protège, et qui coûte fort cher à établir. Le lapin se multiplie
avec une rapidité effrayante, car on a calculé qu'un couple aban-
donné à lui-même pouvait en une seule année donner naissance
à 1,848 lapins. Aussi faut-il être constamment sur ses gaixies pour
empêcher une multiplication excessive, sous peine de voir sa forêt
entièrement ruinée. C'est pour ce motif que l'empereur a ordonné,
il y a quelques années, la destruction radicale de tous les lapins
existans dans les forêts de la liste civile; mais ses ordres restèrent à
peu près une lettre morte aussi bien que ceux de Louis XIV, qui
avait déjà prescrit la même mesure.
Ce que nous venons de dire suffit pour donner une idée générale
de la chasse en France. Elle peut s'exercer de bien des façons, et
depuis celui qui consacre 60 ou 80,000 fr. cà l'entretien d'un équi-
page jusqu'à celui qui n'a d'autres frais que son port d'armes et
la nourriture de son chien d'arrêt, elle passionne également tous
ceux qui s'y livrent. Dans les forêts domaniales, la chasse est louée
par adjudication pour neuf années au prix de 830,000 fr. On loue
également la plus grande partie des forêts communales et les forêts
particulières dont la chasse n'est pas réservée par le pi-opriétaire.
Pour la plaine, il arrive souvent que les cultivateurs s'entendent afin
de chasser réciproquement les uns chez les autres, ou qu'ils aban-
donnent volontairement leur droit à la commune, qui l'afferme à
son profit. Le nombre de ceux qui prennent annuellement des
permis est de 300,000; le nombre de ceux qui s'en passent est de
500,000, ce qui fait en tout 800,000 chasseurs. En estimant en
moyenne à 60 fr. la valeur du gibier tué par chacun d'eux, on ar-
rive au chiffre de 40 millions. Tel est du moins le résultat utile et
matériel; mais le plaisir peut-il se chiffrer?
III.
Il nous reste à examiner la législation qui nous régit, à la com-
parer à celle de quelques autres pays et à apprécier l'influence
qu'elle exerce sur la production du gibier. Nous avons dit que la loi
de 1790, qui est restée en vigueur jusqu'en 18iA, considérait la
chasse comme un accessoire de la propriété, et permettait à chacun
de la pratiquer sur ses terres en toute saison, avec toute espèce
d'engins, sauf pendant le temps où la terre était couverte de ses
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Là CHASSE EN FRANCE. 195
récoltes, fi Tout faomiDe, avait dit Mirabeau dans la fameuse nuit du
h août, a droit de chasse sur son champ; nul n'a droit de chasser
sur le champ d'autrui. w Ce principe résumait toute la loi. La
restriction relative aux récoltes avait été faite dans l'intérêt de
ragriculture et non dans celui de la .conservation du gibier, dont
1^ propriétaires étaient les maîtres de disposer i leur gré.
La loi de 18A4, provoquée par les réclamations d'un grand nombre
de chasseurs qui, alors comme aujourd'hui,' se plaignaient de la
disparition du gibier, a pour objet la protection de celui-ci. Bien
que dans l'exposé des motifs les droits des propriétaires eussent été
explicitement reconnus, les dispositions de la loi sont en contradic-
tion complète avec cette déclaration; le gibier y est considéré, non
Gomme ime dépendance de la propriété, mais comme une chose
n'appartenant à personne, une res nullius dont le législateur doit
réglementer l'usage. Si la loi défend de chasser sur les terres d'un
propriétaire sans son assentiment, ce n'est pas parce qu'elle lui
reconnaît un droit quelconque sur le gibier qui s'y trouve, mais
parce qu'elle lui laisse celui d'empêcher les étrangers de pénétrer
sur son domaine; cela est si vrai que, lorsque ce propriétaire veut
chasser lui-même, il ne peut le faire que pendant une partie de
l'année, en se munissant d'un permis, et en se soumettant à tous les
règlemens ministériels et préfectoraux que comporte la matière.
Cette contradiction entre les principes proclamés et les dispositions
de la loi a été vivement mise en^ lumière lors de la discussion de la
chambre des députés. Un grand nombre de membres réclamèrent le
maintien de la législation de 1790, et ce n'est qu'après six semaines
de débats animés que le projet fut voté par 251 voix contre 146.
Cette loi a-t-elle produit les résultats qu'on en attendait ? Il y a
lieu d'en douter, à entendre les plaintes des chasseurs sur la dispa-
rition progressive du gibier, et à en juger par le nombre croissant
des délits de chasse constatés. De 14,217 qu'il était en 1845, ce
nombre est arrivé à 20,198 en 1864, après avoir, en 1859, atteint le
chiffre de 25,000 (1). Avant de discuter les principes sur lesquels
repose cette législation, jetons un coup d'œil sur celle de la Suisse
et de l'Allemagne, dont le régime agricole se rapproche beaucoup
du nôtre.
(I) La cnmplication de' cette loi se manifeste d'ailleurs par le nombre considérable
des commentaires qui en ont été publiés, par les jugemens aussi bizarres qu'illogiques
qoi oot été rendus. C'est ainsi que des chefs de trains de chemins de fer ont été pour-
suivis et condamnés pour avoir transporté du gibier qui se trouvait à leur insu dans
des colis qu'ils n'avaient aucun moyen de vérifier. Une autre fois, c'est un propriétaire
condamné pour aroir, avec l'autorisation du ministre de l'intérieur, transporté en temps
prohibé des chevreuils irivaos d'une de ses forêts dans une autre qu'il voulait repeu-
pler.
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196 REVUE DES DEUX MONDES.
En Suisse, les lois sur la chasse varient suivant les cantons, mais
dans la plupart, notamment dans celui de Vaud, l'état se considère
comme propriétaire du gibier, et vend aux particuliers des permis
qui leur confèrent le droit de chasser où bon leur semble, sauf dans
les propriétés closes de murs pu dans un certain périmètre autour
des habitations, depuis le 1" septembre jusqu'au 31 décembre (1).
Pendant le reste du temps, il est interdit aux habitans de sortir avec
un fusil. Ainsi un propriétaire n'a pas le droit de tuer un renard qui
vient manger ses poules, et voit pendant la période |de chasse ses
champs, ses vignes et ses bois envahis par des gens souvent peu
respectables, sans avoir contre eux d'autre recours que celui de
faire constater par le garde champêtre les dégâts qu'ils peuvent com-
mettre. Cette loi est du reste une loi de réaction. Le canton de \aud
était autrefois soumis à celui de Berne, dont les seigneurs s'étaient
réservé le droit de chasser partout sur les terres des paysans. En
180A, ceux-ci prirent leur revanche en s' arrogeant le même privi-
lège. Il en est résulté la destruction presque absolue des oiseaux
insectivores et par suite des invasions de chenilles dont l'agricul-
ture a eu beaucoup à souiïrir.
En Allemagne, les grands propriétaires et surtout les seigneurs
se sont toujours distingués par leur passion pour la chasse, et ont
cherché à maintenir leurs prérogatives en cette matière. C'est sdnsi
qu'ils s'étaient arrogé le droit de chasser librement sur les terres
possédées par les paysans sans payer à ceux-ci aucune indemnité
pour les dégâts causés par le gibier. Il a fallu la bourrasque démo-
cratique de 1848 pour faire disparaître ces privilèges exorbitans.
Toutes les lois promulguées à cette époque dans les différens pays
de FAllemagne étaient, comme celle de 1790 en France, basées sur
le principe que le droit de chasser sur un domaine quelconque ap-
partient au propriétaire, et que nul ne peut y chasser sans le con-
sentement de celui-ci. Sous ce rapport, l'année 1848 a donc été
pour l'Allemagne ce qu'avait été pour la France la fameuse nuit du
b août; mais, l'orage passé et la révolution étouffée, les anciens abus
ne tardèrent pomt à relever la tète. Ne craignant plus pour leur
existence, les gouvernemens n'hésitèrent pas à donner satisfaction
aux réclamations passionnées des grands propriétaires, et, par les
lois qu'ils promulguèrent dès 1850, à revenir sur les concessions
qui leur avaient été arrachées.
En Saxe, par exemple, le gibier appartient à l'état, qui loue le
droit de le tuer, quand ce droit n'a pas été entièrement ou partiel-
(1) Le prix de ces permis est de 10 francs pour un chasseur sans chien, 20 fr. pour
un chasseur avec un chien, 40 fr. pour un chasseur avec 2 ou 3 chiens, 2l0 fr. pour
un chasseur avec plus de 3 chiens.
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LA CHASSE £N FRANCE. 197
lement racheté par le propriétaire. La chasse y est divisée en trois
classes : la petite chasse [kleine jagd)y qui comprend le lièvre, la
perdrix, la caille, la bécasse, — la chasse moyenne [mittel jagd)^
qui s'applique au chevreuil, au renard, au faisan et au coq de bois,
— enfin la grande chasse [hohejagd)^ qui donne le droit de tuer le
cerf, le d^dm , le sanglier et le grand coq de bruyère. Il y a de
nombreux domaines qui n'ont pas été complètement affranchis, et
dont les propriétaires eux-mêmes ne peuvent se livrer qu'à l'un ou
à l'autre de ces modes de chasse. La location des terres se fait par
districts, moyennant la redevance au profit de l'état d'un certain
nombre de pièces de gibier qui sont vendues par les soins des agens
forestiers.
Dans la plupart des autres pays de l'Allemagne, la chasse n'est
considérée comme une dépendance de la propriété que pour les jar-
dins et parcs contigus à des habitations, pour les pièces de terre
entourées d'une clôture pleine, et pour les domaines de plus de
80 hectares d'un seul tenant en plaine, et de 130 hectares en mon-
tagne. Dans tous les autres cas, le droit de chasse passe du pro-
priétaire à la commune, qui, formant un ou plusieurs cantons de
chasse avec les terres non comprises dans les catégories ci-dessus,
les met en location aux enchères au profit de la caisse municipale,
sauf à elle à indemniser les propriétaires des dommages que le gi-
bier pourrait causer. Dans les propriétés domaniales, terres ou
forêts, la chasse en 1848 avait été affermée comme en France; niais
depuis cette époque il s'est manifesté une tendance de plus en
plus marquée vers l'exploitation en régie. Ce sont les agens et les
gardes forestiers qui sont chargés de ce soin, et qui pour ce motif
sont tenus d'être versés dans tous les détails de la science cynégé-
tique. Chaque année, vers le mois d'octobre, ils envoient à l'adminis-
tration centrale un état sur lequel figure d'une part le compte aussi
«act que possible du gibier existant dans les forêts, et la quantité
qoi pourra en être tuée dans le courant de l'année, d'autre part le
détail des dépenses qu'occasionne la chasse, c'est-à-dire les frais
de nourriture du gibier et des chiens, l'entretien des instrumens et
appareils de chasse, le transport des animaux tués jusqu'aux mai-
sons forestières où viennent les prendre les entrepreneurs avec les-
quels on a traité. En regard des dépenses figurent les recettes, qui
se composent du produit de la vente du gibier. Ce système d'ex-
ploitation directe est peut-être préférable à la location d'une forêt,
à l'on a en vue les besoins de l'alimentation publique, et si, pour
y satisfaire, on s'attache à produire la plus grande quantité de gi-
bier possible; mais il est moins profitd)le aux intérêts du trésor,
car dans le prix de location d'une chasse les amateurs font entrer
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198 REVUE DES DEUX MONDES.
non-seulement la valeur des animaux qu'ils pourront y tuer, mais
surtout le plaisir cju'ils y rencontreront, et qu'ils paient fort cher,
Au milieu de toutes ces lois contradictoires où sont les principes?
où est le droit? où est l'intérêt public? A pos yeux, le gibier appar-
tient légitimement au propriétaire du sol sur lequel il se trouve,
puisque c'est lui qui le nourrit aux dépens de ses récoltes et de ses
bois; il doit donc avoir le droit d'en disposer à son gré et de le
chasser quand bon lui semble. C'était la doctrine de Mirabeau et de
la loi de 1790, et nous doutons qu'on puisse arriver à la combattre
avec succès, puisque les législateurs de 1844, usant d'un procédé
parlementaire bien connu, ont cru devoir la proclamer très haut,
tout en faisant voter des dispositions qui sont avec elle en contra-
diction absolue. Grâce aux interprétations des tribunaux, il est au-
jourd'hui généralement admis que le gibier, errant de sa nature
et passant sans cesse d'un fonds sur un autre, est une res nidlius
dont le législateur a le droit de disposer. C'est là une perversion
complète de principes. Le gibier est errant, c'est vrai : aussi n'est-
il à moi qu'autant qu'il est che? moi et que je parviens à m'en em-
parer. Dès qu'il passe chez mon voisin, mon droit sur lui disparaît;
encore arrive-t-il parfois qu'il le suit nrême jusque-là, comme
dans le cas où le propriétaire d'une forêt paie aux riverains les
dommages que son gibier cause aux récoltes. Il nous parait qu'on
serait mal fondé à contester aux propriétaires de la forêt de Chan-
tilly, par exemple, leur droit sur le gibier qui s'y trouve, quand,
outre les dommages qu'ils supportent pour leur compte, ils ont
chaque année 40 ou 50,000 francs à payer pour ceux qu'il a commis
chez les voisins. Toute la nourriture étant à leur charge, c'est bien
le moins qu'ils puissent jouir d'un produit dont ils font tous les
frais. On admet à la rigueur qu'il en soit ainsi pour les grandes
propriétés, mais on conteste qu'il puisse en être de même pour les
petites, sur lesquelles les animaux ne stationnent pas. Pourquoi cette
différence? Si le principe est vrai, il l'est, quelle que soit l'étendue
des héritages, car la quantité de gibier est toujours à peu près pro-
portionnelle à cette étendue.
On pouvait admettre avec les Romains que le gibier était une vcs
nullius alors que la plupart des terres étaient incultes et n'avaient
pas même de propriétaires. Errant sur de vastes espaces de landes
et de forêts, les animaux sauvages se nourrissaient aux dépens de
la communauté. Aujourd'hui qu'il n'y a pas un pouce de terrain
qui n'appartienne à quelqu'un, état, commune ou particulier, dire
que le gibier n'est à personne, c'est dire une énonnité pour qui-
conque sait ce que c'est que la propriété. A l'époque où le roi se
considérait comme le maître de tout son royaume, on admettait
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LA. CHASSE EN FRANCE. 199
<ju après avoir abandonné les produits du sol à ceux qui le cultî-
raient, il s'éuiît réservé la chasse pour en jouir exclusivement. Une
telle fiction n'e^ plus de mise. L'économie politique, plus 'révolu-
tionnaire mille fois que les plus fougueux conventionnels, nous a
appris que la propriété est le fruit dû travail, qu'elle a son principe
dans la nature humaine, et que ni le roi ni l'état n'ont rien à y voir.
Tout au plus peuvent-ils liii demander un impôt, non pas à titre de
redevance seigneuriale, mais en échange de services rendus et en
vertu d'un contrat réciproque librement débattu. Le gibier qui se
noûfrît dans mon champ est donc à mdi, bien à moi, et, décrétât-on
vingt fois qu il n'appartient à personne, je n'en attrais pas moins le
droit de le tuer, car la loi ne peut m' obliger à noiirrir des animaux
qai sont à tout le monde et dont je ne suis pas seul à profiter.
llfaut remarquer en effet que, tout en empêchant le propriétaire
de jouir de son gibiët à sa guise, la loi lui laisse la faculté de le
détruire. Elle s'oppose à ce que, s'il en avait envie, il puisse man-
ger du chevreuil au mois d'août, mais elle ne peut mettre obstacle
à ce qu'aune fois la chasse ouverte il n'introduise chez lui tous les
chasseurs dû canton pour y tuer jusqu'à la dernière pièce. Si donc le
propriétaire conserve du gibier, c'e^t parce qu'il y trouve son in-
térêt, nôti parce qu'il y est contraint par là loi, qui n'a de puis-
sance que pour empêcher l'usage, et qui €st désarmée pour empê-
cher l'abus.
On prétend que le retour à la loi de 1790 favoriserait le bracon-
nage. En quoi donc? S'il, est admis que le gibier appartient au pro-
priétah-e du sol qui le nourrit, le braconnier devient un voleur au
même titre que celui qui vole des poules ou des moutons. C'est
au contraire la loi actuelle qui est favorable au braconnage, en ce
qu'elle fait supposer que, le gibier n'appartenant à personne, cha-
cun a le droit de S'en emparer même chez autrui, et cette idée est
si répandue que, même parmi les gens qui se piquent d'être hon-
nêtes, il "y en a bien peu qui se fassent le moindre scrupule de
tirer, qdaîïd l'occasion s'en présente, une pièce dans le champ du
voisin. Quand ils y seront directement intéressés, les propriétaires
feront surveiller leurs biens, et au besoin formeront entre eux des
associations contre le braconnage, aitisi qu'il en existe déjà quel-
ques-unes. On craint que, si on les laisse maîtres chez eux, ils ne
détruisent tout leur gibier, et que la société ne s'en trouve privée.
Cette crainte n'est pas fondée, caril en est beaucoup qui font de
grands sacrifices pour le conserver et le multiplier; nous en voyons
un exemple dans les forêts de la liste* civile, qui sont abondamment
pourvues, quoiqu'elles ne soient pas soumises aux dispositions de
la loi. En réalité, il n'y a de giboyeuses que les chasses gardées.
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200 REVUE DES DEUX MONDES.
celles qui ne le sont pas sont toutes dépeuplées. Et d'ailleurs pour-
quoi vouloir forcer un propriétaire à garder des animaux dont il ne
veut pas? Est-ce qu'il n'est pas le meilleur juge de ce qui lui con-
vient, et que peut-on trouver à redire, s'il aime mieux conserver ses
bois et ses récoltes? C'est surtout quand il veut opérer des destruc-
tions de lapins ou de grands animaux devenus nuisibles par le trop
grand nombre que l'anomalie de la loi se manifeste, car ces des-
tructions sont subordonnées à l'agrément des préfets, qui souvent
les refusent ou les réglementent de façon à les rendre illusoires.
Lors même qu'on s'obstinerait à ne pas vouloir tenir compte des
droits du propriétaire, il faut encore savoir quel but on s'est pro-
posé en faisant la loi de 1844. On voit bien qu'elle est destinée à
protéger le gibier; mais, quand on se demande pourquoi celui-ci a
été jugé digne d'une protection spéciale, on en est réduit aux con-
jectures, et on ne saisit rien dans la discussion qui puisse vous
éclairer. Quand on cherche en effet quels intérêts on a voulu sau-
vegarder, on n'en trouve que deux, l'agrément des chasseurs et
Talimentation publique. Pour ce qui est du premier, personne sans
doute ne le jugera digne d'une protection particulière, personne ne
pensera que le plaisir de 300,000 individus soit une chose assez
importante pour motiver l'intervention de la loi et de la force
publique qui la fait exécuter. Quand on songe que chaque année
toute la machine administrative, depuis les ministres jusqu'aux
moindres gendarmes et gardes champêtres, se met en branle pour
arriver à ce résultat, on se demande si réellement il mérite cet
honneur. D'ailleurs l'abrogation de cetteMoi et le retour au droit
4:ommun n'entraîneraient pas la suppression de la chasse, puisque
les propriétaires seraient toujours libres, soit de s'y livrer person-
nellement sur leur propre fonds, soit de céder leur droit à d'autres.
L'argument tiré de la nécessité de conserver le gibier pour les be-
soins de l'alimentation publique ne nous paraît pas plus sérieux,
car, si la liberté des transactions est suffisante pour assurer la pro-
duction du bétail ou de tout autre objet de consommation, on ne voit
pas pourquoi elle serait impuissante quand il s'agit du gibier. Le
jour où celui-ci vaudra ce qu'il coûte, il s'établira des parcs spé-
ciaux qui approvisionneront le marché ; or c'est là une industrie au-
jourd'hui impossible à exercer, puisque la vente est interdite au mo-
ment même où elle donnerait le plus de bénéfices. La loi porte ainsi
une atteinte à la liberté de l'industrie, puisqu'elle empêche ceux
qui le voudraient de s'adonner à l'élevage de certains animaux; elle
met également obstacle aux 'transactions commerciales en s' oppo-
sant, pendant que la chasse est fermée chez nous, à ce qu'on se
procure du gibier à l'étranger.
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LA CUASSE EN FRANCE. 20i
Remarquez d'ailleurs qu'aujourd'hui ce sont les braconniers seuls
ou à peu près qui alimentent le marché, car, la chasse étant une
chose de luxe, ceux qui s'y livrent ne vendent guère leur gibier; ils
le consomment personnellement ou le distribuent à leurs amis. Si
donc on en trouve à acheter, c'est aux braconniers qu'on le doit. II
n'est pas prouvé d'ailleurs que certains animaux, tels que les la-
pins, les lièvres, les cerfs, ne coûtent pas plus qu'ils ne valent,
c'est-à-dire que, par les bois et les récoltes qu'ils mangent, ils ne
constituent pas la société en perte. C'est donc aller contre Tin-
térêl général que d'en favoriser la multiplication, et' de s'imaginer
qu'on puisse par voie de réglementation créer des ressources sé-
rieuses pour l'alimentation. C'est la liberté seule qui décidera les
particuliers à établiç des faisanderies et des paixs à gibier, où,
ainsi qu'en Allemagne, celui-ci serait vendu comme viande de bou-
cherie.
La loi de 18ââ sur la chasse est une loi socialiste qui, conftne la
loi sur la pêche, a pour effet de désintéresser les propriétaires du
genre de production qu'elle veut favoriser; elle n'a produit aucun
des résultats qu'on attendait d'elle,, car le gibier continue à dispa-
raître partout où il n'est pas l'objet de soins constans. 11 faut donc
revenir aux principes de la loi de 1790, c'est-à-dire au droit com-
mun, et laisser chacun maître de faire chez lui ce qui lui plaît.
L'état et les communes continueront à louer leurs forêts aux con-
ditions qui leur conviendront; quant aux particuliers, ils useront
personnellement de leur droit ou le céderont dans les limites qu'il
lenr plaira de fixer, sans que personne ait à s'immiscer dans leurs
affaires. Rien n'empêcherait d'ailleurs qu'on ne prît des mesures
pour la conservation des oiseaux insectivores, car il s'agirait dans
ce cas d'un intérêt agricole dont on ne saurait méconnaître l'im-
portance. On entend souvent parler de liberté , mais bien peu de
personnes comprennent qu'elle n'est pas autre chose que le droit
de disposer de soi-même et de sa propriété. Au lieu de s'attacher
à faire disparaître les entraves légales qui paralysent chacun de
nos actes, on semble n'attacher d'importance qu'à la liberté po-
litique, qui n'est après tout que la garantie de la liberté civile.
C'est peut-être la marche inverse qu'il conviendrait d'adopter; c'est
à poursuivre l'abolition des monopoles et des réglementations su-
rannées que les vrais libéraux devraient employer leurs efforts, car
c'est par là seulement qu'ils arriveront à l'affranchissement de l'in-
dividu, but suprême de la société.
J. Glavé.
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WILLIAM PRESCQTT
SA VIE ET SES ŒUVRES-
Life of Prescott, by George. Ticknor, Boston.
11 y a,ura bientôt dix ans, unç Qn préina,turé^. enlevait avi^: let-
tres et à son paya un des hommes qui ont le plus contribué à iparr
quer dans la littérature du xix*^ siècle la place du peuple américs^in*
William Prescott, l'éminent historien, est mort à Boston 1^ 28 ja^r
vier 1859, à peine au déclin de l^âge^ dans la pleine vigueur de s^o»
talent, brusquemen^t interrompu ^u,Qours;.de ses plus important tra-
vaux. H laissait derrière lui une renommée qui s* ^tendait bien au-
delà des frontières de sa patrie,. et des oauvjres de premier ordre,,
devei^ues populaires même k l'étranger; mais de lui-même,, de sa
personne, des efforts au prix desquels il avait acheté sa réputation,
on savait jusqu'à présent peUide chose^.^n Sr^nce du moina. On
avait bien ouï parler des obstacles qu'une santé déplorable Qt une
cécité presque absolue avaient jetés sur sa route* .I^ui7mème,.da^^, la
préface d'un de ses principaux- ouvrages,.avfHt entretenu discrète-
ment s^s lecteurs de ses difficultés et dç ses^ souffrances; mais à, ces
quelques lignes en^preintes d'une mélancolie résignée se bornaient
le&renseignemens dont on était, e^n possession.. C'est d'aujourd'hui
seulement que nous sommes mieux instruits. l]n littérateur améii-^
cain bien connu, M. George Ticknor, vient de nous donner une bio-
graphie scrupuleusement fidèle de celui qui a été pendant quarante
ans son plus intime ami. Écrite d'une main qui semble encore trem-
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fRESCOTT ET SES OEUVRES. 203
blante d*émotion, cette narration nous mène depuis les premiers
mois de l'enfance de Prescott jusqu'au jour de sa fin si soudaine
avec un intérêt quî ne cesse pas un instant de s'accroître. Cet in-
térêt est dû à l'abondance des détails qui ont le charme de là vé-
rité, au soin minutieux avec lequel Tami nous fait pénétrer dans les
replis de Tâme de son ami , et par-dessus tout à je ne sais quel
souffle de tendresse quî anime ces pages consacrées au récit d'une
simple et parfois douloureuse existence, de n'est pas, à vrai dire,
dans l'abondance et Timprévu des événemens qu'il faut chercher
le véritable attrait de la vie de Prescott. Cette vie s'est écoulée tout
entière dans Tenceinte de son cabinet, sur le seuil duquel il semble
que les clameurs du dehors soient toujours venues expirer. Dans
celte Amérique que notre ignorante imagination se représente invo-
lontairement comme si désordonnée, si bruyante, qui sitôt après sa
mort devait être livrée aux horreurs de la guerre civile, le sort lui
a ménagé une destinée dont le calme aurait fait envie à un moine
dQMoDt-Cassin. Il a vécu pour le travail, il est mort en travaillant.
Nous avons pensé cependant que dans le spectacle de l'indomptable
énergie avec laquelle il a lutté contre sa triste infirmité, dans l'ana-
lyse de ses procédés habituels décomposition, enfin et surtout peut-
être dans Tétude de sa pure et noble nature, il y aurait quelque
chose d mstructif et d'attachant. Grâce aux larges emprunts que
nous ferons à fouvrage de M. Ticknor et grâce à la célébrité du
DOinde Prescott, nousl espérons qu'on en voudra bien juger ainsi.
ï.
William ffictling Prescott naquit à Salem, petite ville de la Nou-
velle-Angleterre le à mai 1^96 Ad William Prescott, avocat distin-
^é, plus tard juge à Boston , et de Catherine Hickling, fille d'un
commerçant du Massachusetts. La famille Prescott se vantait de
feendre en ligne directe d'un de ces glorieux émigrans du xvi* siè-
cle qui, sacrifiant leur patrie a leur foi, vinrent demander la liberté
religieuse aux plages désertes du Nouveau-Monde. Les premiers
ancêtres de l'historien furent, nous dit-on, des hommes énergiques
et intellîgenâ quî exercèrent une grande influence sur les destinées
^îe la colonie naissante. Pareils souvenirs ne sont pas, à ce qu'il
paraît, dang k démocratique Amérique chose tout à fait îndîfl^érente,
et maiûtes fois le jeune William prêta l'oreille au récit des exploits
accompirs par un de ses aïeux quî, marchant à Tencontre des In-
fos sous Tabrî d'une cotte de mailles, jetait par sa seule apparition
la terreur dans leurs bandes inexpérimentées. Maintes fois aussi
Oû célébra devant lui le rôle que son gran J-père avait joué dans la
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20& BEVUE DES DEUX MONDES.
guerre de rindépendance américaine, et Ton fit admirer à ses yeux
enfantins le sabre porté par celui-ci à la glorieuse journée de Bun-
kers uni. Peut-être faut-il expliquer par ces impressions premières
le goût que Prescott conserva toujours à raconter les beaux faits
d'armes et les grands coups d'épée. Nulle lecture ne causait chez
lui autant d'enthousiasme que celle des romans de chevalerie. Au
premier rang de ses préférences, le futur historien de Fernand Cortez
mettait Amadis de Gauley auquel il paya plus tard dans son pre-
mier ouvrage un tribut d'hommages moins enthousiastes peut-être,
mais plus réfléchis. Bien différent au reste de ce qu'il devait être un
jour, il aimait beaucoup mieux le plaisir que le travail, et montrait
une aversion singulière pour tout ce qui ressemblait à un effort
quelconque. Son admission au rang des sophomores de l'université
d'Harvard ne modifia en rien ses habitudes d'oisiveté. Il ne parait
même pas qu'il ait su résister alors à toutes les tentations qui se
pressaient sur sa route depuis qu'échappé à la surveillance des
siens rien ne l'empêchait plus de se livrer aux entrainemens d'une
nature ardente et d'un cœur passionné. Au moins son biographe
nous dit-il que cette période fut la plus dangereuse de sa jeunesse,
et que souvent plus tard, regardant en arrière, il y pensait avec
regret. Un terrible accident qui devait avoir sur sa destinée une
triste et considérable influence changea brusquement le cours de sa
vie. Au milieu d'une bagarre d'écoliers, il reçut dans l'œil un mor-
ceau de pain lancé avec force et au hasard par im de ses amis. Ce
coup funeste fut suivi d'une inflammation qui mit pendant plu-
sieurs jours son existence en danger, et, quand il revint à la santé,
son œil était irrévocablement perdu. Les longues semaines qu'il
avait passées dans la nuit et le silence étaient propices aux sages
réflexions, et il sortit de son long repos avec la ferme intention de
racheter par un travail assidu l'oisiveté légère de ses premières an-
nées. Grâce à ses remarquables facultés, dont il n'avait pas fait
grand emploi jusqu'à ce jour, il lui fut aisé d'y parvenir, et il ob-
tint r insigne honneur de terminer sa carrière universitaire par la
lecture publique d'un poème en vers latins de sa composition dé-
dié à l'espérance, poème qu'il s'efforça plus tard de retrouver parmi
ses papiers de jeunesse, et dont il regretta toujours la perte.
L'espérance lui souriait en effet à cette époque de sa vie, alors
qu'après de brillans succès, et dans toute la joie d'une santé ré-
tablie, il quittait, non sans regrets toutefois, l'université. Il avait
alors dix-neuf ans, et il commença, bien qu'avec assez peu de goût,
à étudier le droit sous la direction de son père. Deux ans s'étaient
écoulés depuis son accident, et il pouvait caresser l'espoir d'en
être quitte pour une infirmité qui, chose singulière, était à peine
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PRESCOTT ET SES OEUVRES. 205
visible; mais l'illusion ne fut pas de longue durée. Une légère im-
prudence amena le retour de la terrible inflammation qui déjà avait
mis ses jours en danger, et quand au bout de trois mois il Jui fut
permis de sortir de l'obscurité, ses yeux, son œil plutôt était en si
mauvais état qu'à peine pouvait-il s'en servir pour lire une page
ou écrire une lettre. Rien ne put le fortifier, ni un hiver passé aux
Açores, ni un voyage en France, en Angleterre et en Italie, ni les
prescriptions des chirurgiens les plus expérimentés de Londres et
de Paris. Quand il revint à Boston après une absence de deux an-
nées, il y rapporta les mêmes souffrances, et fut forcé de s'as-
iTemdre aux mêmes précautions. Grande fut la déception de sa
pauvre mère, qui s'était fait une fête de préparer pour lui une pe-
tite chambre blanche et gaie, ornée dé tentures brillantes. La vue
de ces vives couleurs lui causa d'intolérables souffrances, on fut
obligé de peindre les murailles en vert et de draper les meubles
d'étoffes foncées : heureux s'il avait suffi pour lui de pareils ména-
gemens! mais il se vit dans la nécessité de combiner son existence -
sinon tout à feit comme un aveugle, du moins comme un homme
qui doit faire de ses yeux l'usage le moins fréquent possible. Ces
premières années de jeunesse furent les plus douloureuses de la vie
de William Prescott. Contraint par sa famille à étudier une science
pour laquelle il se sentait aussi peu d'aptitude que de goût, com-
battu dans son penchant pour l'histoire et les lettres, arrêté dans
ses travaux, quels qu'ils fussent, par la faiblesse de sa vue, il ne
trouva de consolation et d'encouragement que dans une affection
Tigilante placée par bonheur auprès de lui. Un grand critique a
remarqué qu'on rencontre souvent à côté des homme,s distingués»
dans leur jeunesse, une sœur, compagne intelligente et dévouée,
confidente tendre et sûre, chez laquelle on aperçoit aussi quelques
traces affaiblies du génie fraternel. Durant ces jours pénibles, Pres-
cott fut assez heureux pour trouver cette compagne et cette confi-
dente dans Elisabeth Prescott, qui, pleine pour son frère d'une res-
pectueuse admiration, se crut trop heureuse de lui servir à la fois
de lectrice et de secrétaire. Le frère et la sœur s'enfermaient en-
semble pendant des journées entières, et tandis que Prescott, assis
<lansle coin de la muraille, le dos tourpé à la lumière, prêtait une
oreille attentive, l'infatigable Elisabeth lui lisait pendant six ou sept
Aeures de suite des ouvrages d'histoire ou de poésie. Avec l'aide de
cette complice discrète, Prescott s'enhardit même jusqu'à compo-
ser un article qu'il envoya avec le plus profond secret au dhrecteur
d'une revue très répandue aux États-Unis. Plus de deux semaines
s'écoulèrent sans fâcheuses nouvelles de son envoi. Grande joie chez
nos conspirateurs; déjà Prescott se tenait pour assuré du succès.
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106 REVUE DES DEUX MONDES.
et déjà sa sœur croyait voir Itiire autour de son front l'auréole du
graud écrivain, quand un beau jour on lui renvoya son manuscrit
avec un refus sans miséricorde. Prescott endura l'affront avec une
certaine philosophie, mais la douce Elisabeth en fut indignée.
Repoussé de ce côté, Prescott tenta de ae frayer sa voie par un
autre chemin. IL fonda en collaboration avec quelques jeunes amis,
sous le nom de Revue du Club^ un recueil périodique destiné à pa-
raître à des intervalles irrégoliers- Le premier numéro vit le jour
en février 1820; mais, hélas I cette publicatioa, ainsi que lui-même
le racontait plaisamment, a tombant au mUieu d'un monde affairé
et qui avait autre chose en tête, » s'arrêta au quatrième numéro,
faute d'abonnés, faute peut-éti-e aussi de coopérateurs. Prescott
n'avait cependant rien à se reprocher. Il avait fourni à la revu^ trois
articles, dont deux nouvelles, l'une dans le genre sentimental,
l'autre dans le genre historique. Ces nouvelles, qui n'ont pas été
réimprimées dans la collection complète de ses œuvres, sont, à ce
.qu'il paraît, au-dessous de ce qa'on aurait le droit d'attendre, tant
le don de représenter avec de vives couleurs des faits réels et le
don d'inventer, de composer avec art des faits vraisemblables, tant
l'imagination historique et l'imagination romanesque sont des dons
de l'esprit distincts, souvent même incompatibles.
Ces légères mésaventures jetèreut Prescott dans un décourage-
ment passager. Il avait vingt-quatre ans, et le mauvais état de sa
vue lui faisait perdre peu à peu l'espérance qu'il avait conservé jusr
que-là de pouvoir, comme son père, faire fortune au barreau.. Il se
serait assez volontiers résigné^ si sa famille, dans l'idée fixe de lui
trouver une carrière, n'avait nourri à son endroit toute soxte de
projets, et n'eût tenté de lui imposer les occupations les plus coa-
traires à ses goûts. Peu s'en fallut que le futur historien de Fer-
nand Cortez ne fût contraint de tenir boutique. Il échappa à ce
péril grâce à rheureuse rencontre qu'il fit dans la société dq Bos-
ton, où il avait commencé à reparaître, d'une jeune fille uoHMaée
Suzan Amory,. héritière d'un riclie commerçant mort depuis quel-
ques années.. Il tomba, amoureux de cette gracieuse personne, et
leur mariage fut conclu quelques mois plus tard. Cette ueioa ap-
portait à Prescott l'indépendance.. Disons tout de suite qu'elle lui
apporta mieux encorov et que Suzan Araory fut pour lui jusqu'au
dernier jour de sa vie une compagne tendremen^ti chérie. Pour le
moment, les païens, de Prescott, voyant son sort assuré, le lais-
sèrent libre de suivre son inclination, et il prit la résolution de se
faire homme de lettres.
Dans la laborieuse Amérique, il faut que tout le monde soit sé-
rieusement quelque chose. Si vous ne voulez pas être comuierçant.
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PRESCOTT ET SES OEUVRES, !:07
soyez avocat; si vous ne voulez pas être avocat, soyez écrivain,
maâs alors (pie la littérature et le travail remplissent votre vie
coQTune l'auraient remplie les affaires ou le droit. Ainsi Tentendait
Prescoti. Pour lui, la vie de Thomme dô lettres était en quelque
sorte un métier auquel il fallait se préparer comme à tout autre, et
nous allons voir combien consciencieuse fut chez lui cette prépara-
tion. Poète lauréat de l'université d'Harvard, il aurait été ou droit
de croire que soû éducation première, en ce qui concernait Jcs clas-
siq^s et la littérature anglaise, était ua f(Kids suffisant, et que de
ce côté-là du moins il n'avait pas besoin d'une nouvelle initiation.
II n'en jugea point ainsi, et à. la date du 30 octobre 1821 il ioâcrir
vait sur son: journal un programme de lectures où figuraient, à côté
d'ouvrages sur là grammaire et le style, les prosateurs anglais et
les classiques latins. Il eut le courage de remplir ce programme.
à la lettre, et on le vit feuilleter comme un écolier les ouvragçs
de rhétorique en usage dansi les universités. Une fois cette tâche
rempile, il résolut, de s-adomner à l'étude des langues. étrangères,
embrassant dans ses projets^ avec les littératures francise et ita-
lienne, qu'il ooBïiaissait un peu, la littérature allemande, q^'il ne
connaissait pas du tput, sans négliger toutefois de relire en mênoie
temps dans la traduction^ si ses yeux ne pouvaient supporter la
fatigue du texte original, ses vieux auteurs grecs. « Gela sera suf-
fisant, . ajoutait-t-il modestement ; comme pi'^aration . générale- »
Uespagnol,.qoiide\^t être plus tard la principale occupation; de
sa^vie, n'enlrait pasalors dans ses plans» Il oonsacra une année à
la lecture des auteurs français depuis Froissar t. jusqu'à Chateau-
briand, sans en goûter beaucoup aucun, et une année ôgalenaent.
à celle des auteurs italiens, , dont il fut. toujours grand admirateur. ,
Uiiefois familiarisé a\"ec l'italien, il entreprit l'allemand; mais sa
\olonte, si ferme quelle fût,, échoua devant cette œuvre difficile,
lusque-là' il' avait pu, grâce à l'aide d'un secrétaire, venir àbout
d'aufôi vastes entreprises sans faire grand usage de ses yeux^ qui
du reste semblaient en train de se fortifier;..mais il n'en pouvait être
de même pour l'allemand. La première condition étaiti de s'habi-
tuer à ces caractères gothiques qui lui étaient complètement in-
connus, et sa vue n'était pas asse^ robuste pour la. tâche q^'il lui
imposa. Après quelques moisid'efforts inutiles, il abandonna l'alle-
mand; mais ce ne; fut pas sans un vif sentiment de regret et de
tristesse. Pour la première fois son infirmité devenait pour lui, non
plus une gêne, mais uni obstacle complet, et il pouvait toucher du
doigt les limites infranchissables que la faiblesse de son corps op-
posait à la force de sa volonté. A la suite de cette épreuve, il tomba
dans un découragement profond qui eut sur ses travaux quotidiens
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208 REVUE DES DEUX MONDES.
un rapide contre-coup. Comment il fut tiré de cet état de marasme
intellectuel, c'est ce que mieux que personne M. Ticknor va nous
dire, car il peut se vanter d'avoir su montrer à son ami sa véritable
voie, et de l'avoir amené à l'entrée de la route qui devait le con-
duire si rapidement à la célébrité.
M. Ticknor est en fait de langues étrangères ce que nos voisins
appellent a distinguished scholar. Il s'est spécialement occupé de
la littérature espagnole, et il a publié une histoire de cette littéra-
ture qui Ta mis au rang des critiques les plus distingués de TAmé-
rique. A l'époque qui nous occupe, il venait de faire aux étudians de
l'université d'Harvard une série de leçons sur ce sujet, et il se pro-
posait de les réunir en volume. Pour distraire son ami triste et ma-
lade, il offrit de lui donner lecture de son manuscrit. La proposition
fut acceptée; bientôt Prescott s'éprit de passion pour cette langue,
et il résolut de remplacer l'étude de l'allemand par celle de l'espa-
gnol. Sans perdre un instant, il emprunte à M. Ticknor grammaires,
livres, dictionnaires. Par un singulier hasard, V Histoire de la con-
quête du Mexique de Solis fut le premier ouvrage sur lequel il jeta
les yeux. Au bout de quelques mois, il était déjà tellement maître de
l'idiome qu'il écrivait à M. Ticknor des lettres, en espagnol, dans
lesquelles il appréciait la valeur littéraire des auteurs qu'il lisait.
Au bout d'un an, ce nouveau cours d'études était terminé, et comme
il avait besoin d'avoir toujours devant lui quelque vaste projet,
comme il pouvait sans vanité se croire bien préparé, il commença de
s'occuper sérieusement à chercher quelque sujet d'oyvrage. Il de-
meura longtemps incertain. L'Espagne lui apparaissait avec raison
comme une mine inépuisable et à peine exploitée de travaux histo-
riques; mais un scrupule de conscience TaFrêtait. Il craignait que
des obstacles matériels ne l'empêchassent d'apporter à l'œuvre qu'il
•entreprendrait la mesure indispensable de soin et d'exactitude.
L'ambition finit par l'emporter, et après quelques dernières hésita-
tions il arrêta son dessein sur le règne de Ferdinand et d'Isabelle.
Vingt ans après, en marge du journal où il avait consigné cette
résolution, il écrivait au crayon : « heureux choix! »
Heureux choix sans doute, mais ne peut-on pas dire aussi sin-
gulier choix ? N'est-il pas étrange de voir un démocrate et un pro-
testant se faire l'historien bienveillant de deux souverains chez
qui les traditions de la politique monarchique et catholique s'in-
carnent au moyen âge dans ce qu'elles ont de plus absolu? On
1« comprendrait mieux se consacrant à raconter, ainsi qu'il en avait
eu un instant la pensée, les derniers jours de la république romaine
et les derniers combats de la liberté contre le césarisme. Prescott
n'en devait pas moins rester fidèle jusqu'à la fin à sa première in-
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PRESCOTT ET SES OEUVRES. 209
clination. Jusqu'à la fin, il devait célébrer les prouesses de cette
grande et forte race espagnole, qui a soutenu partout une lutte
désespérée en faveur des principes les plus opposés aux tendances
et aux sympathies d'un citoyen du Nouveau-Monde, et les repré-
sentans les plus acerbes ou même les plus odieux de ces prin-
cipes n'ont jamais trouvé en lui qu'un juge impartial et intelligent.
Prescott n'est pas le seul exemple de cette singularité, et Ton
sait avec quelle scrupuleuse équité un de ses compatriotes faisait
naguère passer sous nos yeux une des époques les plus agitées
de l'histoire d'Espagne, la révolte des Pays-Bas. N'en faut-il pas
conclure que, pour raconter sans passion et sans parti-pris les que-
relles de notre vieille Europe, les enfans de la jeune Amérique
ont comme une naturelle supériorité? Pour nous, ces luttes sont
d'hier, la bataille est à peine gagnée; victorieux ou vaincu, per-
sonne n'est assez sûr de sa victoire ou de sa défaite pour ne pas
préparer en secret les armes d'un nouveau combat. Pour eux au
conlraire, le fantôme d'un passé redoutable ne vient point hanter
leur fôprit; les regards qu'ils jettent en arrière ne réveillent aucun
irritant souvenir, ils n'ont rien à craindre et rien à désirer. Quoi
d'étonnant, s'ils ne s'enflamment point au récit de nos disputes san-
glantes? Elles n'éveillent chez eux qu'un intérêt de curiosité, on
pourrait dire d'archéologie, ils n'ont point de peine à les raconter
sans s'émouvoir. Ce n'est pas là un des moindres avantages que
leur donne sur nous la liberté entière et assurée dont ils jouissent.
Plaise à Dieu que nous le partagions un jour avec eux !
Avant d'arriver au terme de son entreprise, Prescott devait con-
naître bien des épreuves et bien des souffrances. Durant ces trois
dernières années, sa vue avait semblé se fortifier. Sans pouvoir ja-
mais se passer complètement de l'aide d'un secrétaire, il en était
arrivé cependant à pouvoir lire sans fatigue quelques heures par
jour; mais cette amélioration ne devait pas être de longue durée.
Païun triste et singulier hasard, ce fut une longue lettre écrite par
lui à un de ses amis résidant en Espagne pour l'informer de sa ré-
solution définitive et solliciter son concours qui détermina la re-
chute. Le lendemain même, il se vit contraint de s'enfermer de
nouveau dans une chambre complètement fermée à la lumière, d'où
il ne devait sortir au bout de quatre mois que pour y rentrer à de
fréquens intervalles. II était au plus fort de ses souffrances quand
il reçut les premiers envois de l'ami auquel il s'était adressé. « J'é-
^là, écrivait-il lui-même plus tard, au milieu de mes trésors
transatlantiques, comme quelqu'un qui souffrirait de la faim au mi-
lieu de l'abondance. » Le besoin d'un secrétaire se faisait donc plus
T^e jamais sentir. La chose était malaisée à trouver, car il fallait
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210 REVUE DES DEUX MONDES.
un jeune homme familier avec l'espagnol et le français,, deux lan-
gueS) l'espagnol surtout, dans lesquelles les lettrés- américains ne
sont pas tous versés. Le résultatdes premières recherches de Prescott
étant: resté infructueux, il essaya de se passer de: cette aide. On
aura peine à croire qu'il eut le courage de se ftiire lire septi volumes
in-quarto en espagnol par quelqu'un qui n'en comprenait pas un
mot. L'imagination s' ef[>aie des prodigieux efforts de tête qu'il lui
a fallu faire pour tirer quelque profit d'une lecture purement maté-
rielle et probablement les trois quarts- du temps inintelligible. Les
amis de Prescott ne prenaient cependant pas leur parti de le voir si
pauvrement secondé, et M. Ticknor, qui continuaitd'être chargé du
cours d'espagnol à l'université d'Harvardvfinitpar lui trouver parmi
ses élèves un jeune homme à la fois capable et désireux de s'asr
socier à ses travaux. Ce fut à partir du jour où Prescott connut*
M. James Bnglish qu'il commença véritablement T-ffû^OiVe d^ Fer-
dinand et d'habelle.
Ge premier obstacle franchi, il s'agissait pour Prescott de ae fa^
miliariser avec les difficultés d'un travail en quelque aorte imper-
sonnel. Pour y parvenir, il adopta certains procédés auxquels il de-
vait rester fidèle jusqu'à la fin de sa vie.. Le résultat auquel il est
arrivé a été assez brillant pour qu'il ne soit pas sans intérêt de
connaître la méthode qu'il a suivie.. Un mot d'abord sur ses habit-
tudes de vie et sur les précautions auxquelles il était obligé d'avoir
recours pour ménager sa vue affaiblie. La pièce où il travaillait était
éclairée par deux fenêtres. L'une des deux,, située à l'un des coins
de la chambre, était percée très haut dans la muraille. C'était par
là qu'arrivait le jour, et le secrétaire de Prescott avait sa chaise
et son bureau tout auprès. L'autre était au contraire couverte de
trois rideaux de mousseline bleue superposés, se relevant chacun
à l'aide d'un cordon différent. En face de cette fenêtre, le mur était
caché par un grand paravent vert. Le bureau de Prescott, soigneu-
sement préservé par un écran de la lueur du foyer, occupait le*
centre de la chambre. C'est là qu'il se plaçait lorsqu'il voulait en^-
tendre lire en prenant des notes. Il s'asseyait le dès tourné à Iki
fenêtre, de façon que le jour qui tombait sur son papier fût un jour
adouci, et qu'en levant la tête il reposât ses yeux sur la couleur verte;
du paravent. Quand au contraire il voulait lire lui-même (oe quUl
était bien rarement en état de faire), il approchait sa. chaise de la
fenêtre couverte de rideaux de mousseline, que, sans lever les yeux
de son livre, il abaissait ou relevait sans cesse. U était sensible aux
moindres variations du del, et il ne passait pas un nuage sur le
soleil sans qu'une modification quelconque dans la distribution* de
la lumière ne devînt nécessaire. Aussi connaissait-il les cordons
de ses différens rideaux comme un matelot connaît le gréement de
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PBESCOTT ET SES ŒUVRES. 211
son navire. Ses lectures n'étaient jamais bien longues. Au bout de
peu de temps, il revenait à son bureau, et là, assis dans sa rocking-
chair j un crayon à la main, tenant sur les genoux un ingénieux
appareil appelé noctographe qui lui permettait d'écrire les yeux
fermés, il passait de longues heures à écouter la voix monotone de
son secrétaire, Tarrétant à chaque instant pour prendre des notes
ou pour mieux graver dans sa mémoire les faits dont l'importance
le frappait.
C'est dans ce cabinet, où il semble qu'il devait être difficile d'en-
trer sans un sentiment de respectueuse émotion, que Prescott pas-
sait de longues et laborieuses journées, méthodiquement partagées
entre les lectures auxquelles il prêtât l'oreille, et un travail soli-
taire, intérieur, dont son infirmité lui avait fait prendre l'habitude.
U se levait le matin de très bonne heure et commençait sa journée
par une promenade à cheval. A dix heures, son secrétaire venait;
il s enfermait alors avec lui, et jusqu'à l'heure du goûter (c'est-ii-
d'ire jusque vers une heure) il prêtait l'oreille à ses lectures, prenant
parfois lui-même le livre quand l'état de ses yeux le lui permet-
tait, mais toujours pour un temps très court. A chaque passage qui
attirait son attention, il disait à son secrétaire : Marquez cela, ou
bien prenait lui-même des notes au moyen de l'appareil dont nous
avons parlé. Après le goûter, il s'enfermait de nouveau dans son
cabinet, mais seul cette fois, et il se livrait à ce travail intérieur
dont nous parlions tout à l'heure. Il repassait dans son esprit les
lectures qu'il venait d'entendre, méditait sur l'importance relative
(ies faits qui venaient d'être portés à sa connaissance, faisait son
cboii entre ceux qui devaient trouver place dans son histoire et ceux
îu'il lui semblait inutile de se rappeler, gravait profondément les
premia^ dans scm incomparable mémoire, et laissait écouler les
autres. Il appelait cela sa « digestion. » A six heures, soil secrétaire
revenait, et les lectures recommençaient jusqu'à huit. 11 ne travail-
lait jamais après son dîner; seulement pendant la soirée sa femme,
plus tard quelqu'un de ses enfans lui lisait les publications du jour
ou même quelque ouvrage d'une intelligence facile et qui eût un
rapport plus ou moins direct avec ses travaux. Quant à ses lec-
tures sérieuses , à celles que lui avait faites son secrétaire durant
l'après-midi, il les a digérait » le soir, la nuit, le matin pendant sa
promenade à cheval, et quand le lendemain à dk heures il recom-
mençait ses travaux, tout ce qu'il avait appris la veille demeurait
rangé, classé dans sa tête jusqu'au jour où il lui faudrait mettre
ces matériaux en œuvre.
Ce jour venu, il suspendait ses lectures et se livrait sans partage
au travail de la composition. Ce travail était encore tout intérieur;
c'était dans sa tête qu'il traçait son plan, qu'il maniait et remaniait
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212 REVUE DES DEUX MONDES.
ses phrases, c'était à sa mémoire qu'il confiait le soin de les en-
chaîner ensemble. Tout moment lui était bon pour se livrer à ce
labeur incessant de la pensée; il composait à chaque instant de la
journée, en s'babillant, en mangeant, en attendant le sommeil dans
^on lit, mais principalement durant les longues promenades à che-
val qui commençaient sa journée. Nulle part il ne sentait mieux
venir l'inspiration. C'est ainsi qu'Alfieri composait les plus beaux
vers de ses tragédies en parcourant d'un galop furieux les campa-
gnes de Florence; toutefois il y^avait entre eux cette.différence, que
rillustre poète était un des premiers cavaliers de l'Europe, tandis
que notre historien, bien qu'aifectionnant des allures plus sages,
revenait maintes fois à la maison démonté et meurtri. 11 parait au
reste que cette habitude de travailler à cheval était une tradition
de famille. Le père de Prescott en faisait autant. Il leur arrivait
souvent de sortir le matin ensemble; mais comme chacun d'eux
respectait le faible de l'autre, en quittant la maison le père tour-
nait à droite, le fils à gauche, et ils ne se revoyaient plus de la
promenade. Il était rare que le temps consacré par Prescott à la
méditation çxcédât deux ou trois jours. Une fois qu'il avait bien
son chapitre dans la tête, il revenait à son bureau, et tantôt écri-
vant, quand l'état de ses yeux lui permettait de le faire, tantôt
dictant, il se mettait à l'œuvre. Si l'inspiration tardait un peu à ve-
nir, son remède extrême, surtout quand il s'agissait de quelque ba-
taille à raconter, était de fredonner une romance favorite qui com-
mençait par ces mots : « Oh ! rendez- moi seulement mon coursier
arabe. » Toutefois il était rare qu'il eût besoin d'avoû* recours à ces
moyens désespérés, et le plus souvent il dictait ou écrivait cou-
ramment la valeur de cinquante ou soixante pages sans hésitation,
sans temps d'arrêt, comme s'il eût récité une leçon apprise par
cœur. A la tin de sa vie, il se plaignait de ne pouvoir retenir dans
sa tête plus de quarante pages à la fois. Il se faisait lu:e ensuite ce
qu'il avait écrit, et alors commençait un travail de minutieuse cor-
rection, travail qui consistait presque toujours pour lui à raccour-
cir, à élaguer, à tempérer; puis il laissait de côté le chapitre ter-
miné et passait à un autre, se réservant d'y revenu: encore une ou
plusieurs fois avant de livrer l'ouvrage à l'impression.
Quant à sa conscience comme écrivain, quant à l'exactitude et la
profondeur de ses recherches, quant à l'esprit méthodique avec le-
quel il dirigeait ses études, il nous suffira, pour en donner une idée,
de revenir à Y Histoire de Ferdinand et d'Isabelle, et de dire qu'il
ne crut pas seulement devoir comprendre dans ses lectures tous les
ouvrages français, anglais, espagnols, qui pouvaient avoir un rap-
port plus ou moins direct avec l'objet de ses travaux, mais qu'il eut
la gloire de déchiffrer le premier des manuscrits inconnus aux éru-
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PRESCOTT ET SES OEUVRES. 213
dits espagnols eux-mêmes, et il parait que ce n'était pas toujours
cliose facile. Bien des années après, son secrétaire parlait encore
avec horreur de la chronique d'un certain Bemaldez, que Prescott
considérait comme une précieuse trouvaille, mais dont son jeune
lecteur était loin d'avoir gardé d'aussi bons souvenirs. « Ce vieux
grimoire, disait-il plus tard, était mon plus grand ennemi, et je
n'ouilierai jamsds les heures que j'ai passées à le lire et le relire à
M. Prescptt. J'avais bien de la peine dans les commencemens à dé-
chiilrer cette écriture, et je faisais tellement de fautes que je* ne
sais comment il arrivait à me comprendre; mais jamais il ne témoi-
gnait aucune impatience. » Certains chapitres, entre autres celui
sur la civilisation des Arabes, coûtèrent à Prescott sept mois de
travail. A ce compte, on ne s'étonnera pas qu'il ait mis sept ans à
écrire Y Histoire de Ferdinand et d'Isabelle. Si l'on ajoute à cela
trois années d'études préparatoires, ce furent dix années, les meil-
leures de sa vie, comme il le disait plus tard, qu'il consacra à cet
important ouvrage.
Chose étrange, loin de ressentir un empressement bien naturel
à recueillir les fruits d'un aussi rude labeur, Prescott eut au con-
traire quelques doutes sur l'opportunité de la publication de ses
trois volumes. 11 consulta son père, u Celui qui, après avoir écrit un
livre, ne le publie pas est un poltron, » répliqua l'austère vieillard.
Cette rude réponse mit fm aux hésitations de Prescott. V Histoire
de Ferdinand et d'Isabelle parut dans les derniers jours de l'année
183S. Le petit monde littéraire de Boston l'attendait avec une grande
impatience. Prescott s'était déjà fait une sorte de réputation dans
cette ville par quelques articles de revue. Il y était personnelle-
ment très aimé, et de plus tout le monde se demandait avec curio-
sité comment, dans une œuvre d'aussi longue haleine, il avait pu
triompher des difficultés que lui opposait son inflrmitébien connue.
En quelques jours, cinq cents exemplaires furent enlevés, et au bout
de quatre ou cinq semaines la première édition fut complètement
épuisée. La mode, ce puissant auxiliaire du succès, s'en était mêlée
dès le premier moment, et V Histoire de Ferdinand et d^ Isabelle
était sur-le-champ devenue à Boston le présent fashionable de nou-
velle année. L'éditeur reçut des demandes d'envoi de tous les coins
de l'Amérique, et en peu de mois il vendit plus d'exemplaires que
d'après les termes d'un contrat conclu pour cinq années il n'avait
le droit d'en tirer. Les recueils littéraires étaient remplis des arti-
cles les plus élogieux. On en vint bientôt à se disputer sur le lieu
de la naissance de l'auteur, et, un journal ayant avancé qu'il était
né à Boston, la feuille publique de Salem protesta vivement contre
cette prétention mal fondée. Enfin, pour comble de gloire, un pré-
dicateur annonçait à Prescott l'intention de prendre sa vie, son in-
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2là REVUE DES DEUX MONDES.
firmité, les difficultés qu'il avait eu à vaincre, âon énergie et la
récompense qu'il avait reçue pour sujet de son prochain sermon*
Cette histoire dont un pareil enthousiasme saluait l'apparition
est certainement un ouvrage d'un grand mérite. Prescott y déploie
une merveilleuse aptitude à saisir et à mettre en relief le trait sail-
lant des divers personnages autour desquels l'intérêt se concentre,
la douceur virile d'Isabelle, Thabileté terre-à-terre de Ferdinand,
le génie naïf de Colomb, l'humeur intraitable de Ximenès. Enfin il
faut reconnaître l'heureux effet de certains épisodes qui se déve-
loppent au milieu du cadre un peu resserré du livre, comme dans
un paysage obscur se détache un endroit frappé par un rayon de
soleil; mais en faisant l'éloge nous avons du même coup fait la cri-
tique. Une bonne histoire ne doit point avoir, selon nous, d'épi-
sodes. Il ne faut pas que l'auteur, s' abandonnant complaisamment
à ses préférences, donne à telle portion de son récit une étendue et
un soin démesurés, sauf à rétablir l'équilibre en raccourcissant ar-
bitrairement ou en négligeant telle autre. Sans doute il n'est pas
possible qu'un long récit conserve depuis le commencement jus-
qu'à la fin un intérêt toujours égal. Les événemens ont leur carac-
tère, on pourrait dire leur personnalité, indépendamment de celui
qui les raconte; mais il faut que ces inégalités de Tintérêt soient le
fait de l'histoh-e et non le fait de l'historien. Un peintre peut dessi-
ner d'une main plus savante, peindre de couleurs plus brillantes
les figures situées an premier plan d'un tableau, et tracer avec nn
crayon moins soigneux, revêtir de teintes plus ternes celles quî sont
destinées à se perdre dans l'éloignement de la perspective. L'his-
torien n'a pas cette licence. Il est bien plutôt semblable à l'archi-
tecte, à qui on ne pardonnerait pas de ciseler profondément telle
pierre d'une façade, et de laisser à l'état fruste les autres, tfnè
œuvre d'histoire est comme un monument; la proportion, l'harmo-
nie, en sont les impérieuses lois. Si on viole ces lois, on peut arri-
ver à des beautés, on n'arrivera pas à la beauté.
Peut-être Prescott ne s'est-il pas assez souvenu de ces étemels
principes. Hâtons-nous de dire que le sujet dont il s'occupait prê-
tait singulièrement à l'erreur dans laquelle il est tombé. La période
dont il entreprenait de donner l'histoire embrasse plus de cent
années, et cent années remplies peut-être des plus grands événe-
mens dont l'Espagne ait été le théâtre. Au dedans, après une lon-
gue période de guerres civiles , une brusque transformation s'opère
dans sa constitution, et elle cesse d'être une expression géogra-
phique servant à désigner la péninsule comprise entre les Pyrénées
et le détroit de Gibraltar, pour devenir la nation une et redoutable
dont les monarques devaient pendant un siècle faire trembler l'Eu-
rope. A côté de ce mouvement national, une grande révolution po-
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PRESCOrr ET SES OEUVRES. ' 21,5
lîtique s'accomplit dans son sein. La couronne, s' appuyant sur les
cortès, brise et réduit au rôle de courtisans ces orgueilleux sei-
gAeurs^ de Castille et d'Aragon qui forment encore aujourd'hui Ta-
ristocralie la plus fermée de TBurope. Dix ans suffisent à Ferdinand.
et à Isabelle pour arriver à ce résultat, que la politique constante
de nos rois depuis^ Louis VI jusqu'à Louis XI avait vainement pour-
suivi. Au dehors, les armées espagnoles sont toujours en campagne :
elles luttent avec la France dans les plaines du Roussillon et sur les
bords du Garîgliano;. elles chassent de TËspagne les sectateurs du
Coran, et, franchissant le détroit, vont porter la. guerre jusque sur
leur territoire.
Les étroites limites dans lesquelles il entendait se renfermer ne
permettaient pas à Prescott de mesurer d'après leur importance his-
torique la place qu'il donnait à chacun de ces grands faits. Aussi,
dans la crainte que son ouvrage n'eût d'autre mérite que celui d'une
exposition claire, judicieuse,.méthodique, des événemens principaux,
d'uue époque importante». il a fait choix, comme nous le. disions
tout à rheure, d'un certain nombre d'épisodes dans le développe-
ment desquels il s'est complu. Les guerres avec les Arabes et la
conquête de. Grenade dans la première partie, les luttes avec la
France et les exploits de Gonzalve de Cordoue dans la seconde, tieur
nent une place qu'on a peine à vouloir moins grande, car ce sont,
les plus belles pages du livre, mais qu'on, ne saurait cependant
s'empêcher de reconnaître pour exagérée. On paie ensuite le plaisir
qu'on agoûté en sentant lUntérêt languir et l'attention se distraire
à la lecture de certains chapitres où des incidens d'une véritable im-
portance sont racontés avec trop de brièveté.. En prenant son p^rti:
d'allonger un peu son œuvre, tout en remontant peut-être un peu.
moins loin en arrière, en sachant ajouter et en. sachant retrancher,
Prescott aurait pu faire de Y Histoire de Ferdinand eLd* Isabelle une
de ces œuvres, achevées qui défient la critique et demeurent comme
des modèles. Ses compatriotes, on l'a vu, n'y trouvaient rien à re-
dire; mais pour nous, qui savons ce qu'il était capable de faire,
nous croyons lui rendre hommage en nous montrant un peu plus
sévère,
II.
L'éclatant succès de son premier ouvrage eut, comme on peut
penser, pour résultat d'affermir Prescott dans sa vocation et de
montrer à sa famille comme à lui-même qu'il ne s'était pas trompé.
A. partir de la publication de Ferdinand et Isabelle^ il est bien vé-
ritablement un homme de lettres. 11 ne vit plus que pour le tra-
vail, pour l'histoire, pour le passé. Sa vie s'écoule dans une paisible
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216 REVUE DES DEUX MONDES.
uniformité; la publication successive de ses divers ouvrages et quel-
ques-unes de ces épreuves inévitables dont l'existence la plus heu-
reuse est traversée en marquent seules les étapes. Parmi ces épreuves
se place au premier rang la perte de l'aînée de ses enfans, une
petite fille de quatre ans, sa favorite entre toutes. « Jamais je ne
pourrai souffrir tout ce que j*ai souffert alors, écrivait-il quinze ans
plus tard, et je ne crois pas qu'il soit possible de verser deux fois
des larmes aussi amères. » Cette mort tourna son esprit vers des
pensées d'un ordre plus élevé et plus sérieux encore que ses occu-
pations ordinaires. Elle fut pour lui l'occasion de vérifier la solidité
de ses croyances chrétiennes et de chercher à sa foi un fondement
plus solide que des traditions d'enfance. Il poursuivit ce travail avec
la même conscience, la même recherche impartiale de la vérité qu'il
apportait dans ses études historiques, faisant dans ses lectures la
part égale aux adversaires et aux partisans de la religion révélée,
opposant Hume à Butler et Gibbon à Paley. Le premier fruit de ses
études fut de l'affermir dans les convictions de la philosophie déiste.
Il conclut ensuite à l'authenticité des Écritures et à la supériorité
du christianisme comme doctrine morale; mais il fut en même temps
amené, nous dit M. Ticknor, « à rejeter délibérément les doctrines
communément appelées orthodoxes, dont il ne trouvait trace ni dans
les Évangiles ni dans le reste du Nouveau-Testament. » Cette asser-
tion de M. Ticknor nous est au reste confirmée par une lettre de
Prescott, dans laquelle nous trouvons les lignes suivantes : « J'ai
grandement choqué une dame en lui disant que j'étais unitarien. Ce
mot est en abomination ici (en Angleterre) à l'égal du nom de juif,
de mahométan, d'infidèle ou de pire encore, car on considère un
unitarien comme un loup au milieu des brebis. » Ainsi Prescott était
un disciple de cette forme nouvelle ou plutôt renouvelée du chris-
tianisme que, depuis le commencement du siècle, l'éloquence et les
vertus de Channing popularisaient en Amérique. Il ne paraît pas
toutefois qu'il ait jamais adhéré à l'unitarianisme d'une façon bien
ferme, ni connu ce repos de l'âme qu'on éprouve à sentir ses doc-
trines assises sur une base inébranlable. Huit ans plus tard, l'in-
quiétude de son esprit devait le provoquer à de nouvelles recher-
ches. Ce second examen l'éloigna davantage encore des doctrines
orthodoxes; mais il ne trouva pas au bout de ses travaux la tran-
quillité d'esprit après laquelle il soupirait. « La polémique et la
critique religieuses, écrivait-il, au lieu d'asseoir les principes et
d'éclaircir les doutes, ne sont bonnes qu'à ébranler les uns et à mul-
tiplier les autres. Vivre suivant l'honnêteté, agir suivant l'équité,
craindre et aimer Dieu, aimer son prochain comme soi-même, voilà
la vraie religion. Je m'attacherai donc aux grandes vérités morales
enseignées par le christianisme, me contentant pour le reste d'at-
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PRESCOTT ET SES OEUVRES. 217
tendre les enseignemens de la mort et d'adorer Dieu. » Si au point
de vue orthodoxe Prescott n'était qu'à demi et imparfaitement
chrétien, il l'était profondément au point de vue moral par sa ma-
nière de vivre et par sa sollicitude constante pour le perfectionne-
ment de son âme. 11 était scrupuleux à l'excès; sa conscience délicate
se tenait toujours en éveil, et la liberté de l'esprit ne nuisait en rien
chez lui à la sévérité de la discipline intérieure. Pour triompher des
tentations auxquelles il se reprochait sans cesse de succomber, il
avait recours à un système de résolutions qui était chez lui une
habitude très ancienne, remontant aux premières années de sa vie
d'université. 11 avait même trouvé un singulier remède à ses dé-
faillances et une singulière sanction aux lois qu'il s'imposait. Quand
il avait inscrit sur son journal une résolution , il ouvrait un pari
avec un de ses amis : si un certain délai s'accomplissait sans qu'il
î eût manqué, son ami versait la somme convenue; sinon, c'était
lui qui payait l'amende. Ce qu'il y avait d'étrange, c'est qu'à Pres-
coUseiù revenait le droit de décider quel était le gagnant et le per-
dant dans ce mystérieux marché. Bien souvent il venait trouver son
ami, et versait silencieusement entre ses mains une somme plus ou
moins considérable, ou bien au contraire il réclamait de lui avec un
rire satisfait le paiement d'une vingtaine de dollars, sans que celui-
ci sût jamais ce qui lui valait cette aubaine ou ce petit désagré-
ment. Inutile de dire que Prescott était beaucoup plus souvent
perdant que gagnant, ce qui fait plus d'honneur à sa délicatesse
qu'à sa volonté.
Cette réglementation minutieuse de la vie morale ne faisait guère
an reste chez Prescott que reproduire la stricte réglementation de
la vie matérielle. L'état toujours chancelant de sa santé l'avait con-
damné à une régularité dans sa manière de vivre qui, vers la fin, de-
vait s'empreindre de quelques bizarreries. 11 avait peu à peu intro-
duit dans son existence une sorte d'élément automatique dont tous
ceux qui l'approchaient étaient frappés. « Je ne pouvais m'empêcher
decraindre, nous dit un de ses secrétaires, tant il était systématique
et tant il faisait toute chose par règle et par compas, qu'il ne finît
par devenir une sorte de machine et de pendule, incapable d'aspi-
rer à la renommée et à la gloire. » Grâce à Dieu, les manies de notre
iiistorieû ne l'entraînèrent pas jusque-là, et l'inflexibilité de ses
habitudes ne l'empêchait pas d'apporter dans ses relations sociales
beaucoup d'abandon et de cordialité. 11 aimait le monde et dans
une certaine mesure le plaisir, prenant part à la conversation avec
beaucoup de gaîté, entendant fort bien la plaisanterie, et étant
même sujet à des accès d'un rire inextinguible dont il n'était pas
toujours niaitre de modérer les éclats. Cette facilité d'humeur,
jointe à une bonté exquise, l'avait rendu très populaire à Boston.
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21S REVUE DES DEUX MONDES.
Aussi n*était-îl personne dont on attendît avec autant d'impatience
l'arrivée quand il s'était annoncé quelque part, personne qui lais-
sât derrière lui un plus grand vide quand au coup de dix heures il
disparaissait sans bruit.
A en croire Prescott sur parole, un des défauts contre lequel il
avait le plus de mal à lutter était une propension constante à la
paresse et au découragement. A qui lit sa biographie de l'œil le
plus attentif, il est difficile cependant d'apercevoir à quel moment
il s'est adonné à ce penchant et quel espace remplissent ces accès
de découragement. C'est ainsi que quatre mois â peine après la
publication de Ferdinand et Isabelle^ c'est-à-dire au printemps de
1839, nous le voyons écrire en Espagne pour obtenir l'em^ de
documens relatifs à l'histoire de la conquête du Mexique, et, plein
d'ardeur pour ce nouveau sujet, commencer un vaste cours de lec-
tures générales et préparatoires. Grande fut sa joie quand arrivè-
rent d'Espagne les précieuses caisses de manuscrits qu'il avait
demandés, et il s'occupait avec ardeur d'en dépouiller le contenu
quand un nouveau contre-temps d'une nature bien différente de
ceux qu'il avait traversés jusque-là vint l'interrompre au milieu de
ses travaux, et faillit lui faire abandonner à jamais son dessein.
L'Amérique comptait aloi's au nombre de ses littérateurs les plus
distingués le romancier -historien Washington Irving, plus connu
en France par les compositions gracieuses du Sketch Book que par
ses autres travaux plus sérieux, la Vie de Colomb et la Chronique
de Grenade^ dont la publication avait précédé celle de Ferdinand
et Isabelle. Il semble qu'une fatalité contrariante se soit toujours
appliquée à diriger vers les mêmes sujets l'attention de ces deux
écrivains. Prescott était absorbé depuis un an déjà dans Y Histoire
de la conquête du Mexique quand il apprit d'un ami commun que
Washington Irving l'avait devancé dans cette voie. Cet ami lui don-
nait bien l'assurance qu'à la nouvelle de cette rivalité Irving avait
protesté de sa répugnance à entrer ainsi en lutte avec l'historien
de Ferdinand et d'Isabelle, et qu'il avait annoncé l'intention de
lui abandonner le terrain sur lequel ils avaient mis le pied tous
deux en même temps; mais le moyen d'entreprendre une œuvre,
d'une aussi longue haleine sur des renseignemens aus^ vagues?
Dans cette délicate conjoncture, Prescott prit le seul parti digne de
lui, digne aussi, on va le voir, de l'homme auquel il «ivait affaire,
celui de s'expliquer franchement avec Irving. Un échange de let-
tres courtoises eut lieu, lettres qui pour l'honneur de tous deux
vaudraient la peine d'être citées ici en entier. Dans cette corres-
pondance, Washington Irving donnait acte à Prescott de l'abandon
définitif qu'il faisait en sa faveur du sujet disputé. Peut-être Pre-
scott eût-il de moins bon cœur accepté cet abandon, s'il eût pu
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PRESCOTT ET SES OEUVRES. 219
savoir du même coup combien il était pénible à son rival. « Quand
j'ai fait ce sacrifice à M. Prescott, écrivait bien des années après
Washington Irving, c'était mon pain en quelque sorte que je lui sa-
crifiais, car je comptais sur le profit que je retirerais de cet ou-
vrage pour refaire un peu mes finances délabrées. Ma situation de
fortune aurait été transformée. Néanmoins je ne regrette pas ce
que j'ai fait. »
L'esprit tranquille de ce côté, Prescott se remit à l'ouvrage avec
plus d'ardeur que jamais, persévérant dans la méthode qu'il avait
suivie durant la composition de Ferdinand et Isabelle. Les diflicul-
tés qu'il avait à vaincre étaient d'ailleurs loin d'être aussi grandes.
Aussi l'ouvrage fut-il terminé au bout de cinq années. \J Histoire de
la conquête du Mexique parut le 6 décembre 18i3. On sait le succès
universel qu'elle a obtenu. Cette histoire est devenue un ouvrage
classique dans la littérature américaine, et on peut dire dans la lit-
térature du siècle. Elle a du reste la singulière bonne fortune de sa^
tisfaire à l'une des conditions que les arbitres du goût proclamaient
jadis indispensables au succès et à la perfection d'œuvçes d'un autre
genre. On est bien revenu aujourd'hui de la règle des trois unités, et
nos auteurs modernes^ qui n'étudient guère Aristote, ne se soucient
pas beaucoup non plus de savoir si leurs pièces auraient plu à Scu-
déri. 11 est cependant une règle dont toutes leurs hardiesses ne sau-
raient affranchir les écrivains de nos jours, parce qu'au lieu d'être un
précepte d'école elle a toute la force d'une loi de l'art: c'est l'unité
d'objet. Cette unité est la loi du poète tragique ou comique, elle
est la loi du romancier; elle est aussi dans une certaine mesure la
loi de l'historien. Seulement c'est affaire à lui d'y arriver à force
d'habileté, en rattachant avec persévérance à une pensée dominante
les fils épars des événemens. 11 est bien rare qu'il trouve sur ce
point sa besogne toute faite, et qu'il puisse, sans rien sacrifier de
la vérité, arriver à égaler cette unité artificielle qu'on est en droit
d'exiger rigoureusement dans le domaine de la fiction. Prescott s'est
trouvé sous ce rapport merveilleusement secondé par son sujet.
L'entreprise qu'il racontait n'avait qu'un héros, Fernand Cortez,
elle n'avait qu'un objet, la prise de Mexico. Lile fois la capitale
Ses Aztecs tombée, la conquête est finie. Pendant toute la durée de
l'expédition, l'intérêt se concentre autour d'un seul homme, et Tac-
tion tend vers un seul but. Nous ne connaissons pas beaucoup
d'exen^ples d'une histoire réunissant ainsi en elle les conditions
d'une oiuvre d'imagination. Ces apparences faciles ne laissent pas
cependant de cacher quelques écueils. L'héroïque invraisemblance
et le caractère véritablement épique de cette campagne dirigée par
une poignée d'hommes contre un empire immense rappelaient trop
les chroniques de la chevalerie errante et la légende de Roland
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|0 REVUE DES DEUX MONDES. -- _
>ouf que la moindre exagération de couleurs, le moindre éclat de
ion n'eût pas refroidi l'intérêt en jetant l'esprit dans une certsûne
défiance. Prescott a vu le danger, et s'est soigneusement préoccupé
de l'éviter. Peut-être devons-nous à cette préoccupation l'étude
approfondie sur la civilisation antérieure du Mexique qui ouvre le
premier volume. Cette étude, qui, tout en mettant la curiosité en
éveil, dirige en môme temps l'esprit vers les plus graves problèmes,
suffirait à elle seule pour donner à V Histoire de la conquête du
Mexique le caractère d'une œuvre de science historique ; mais où
triomphe véritablement la manière à la fois sobre et habile de
Prescott, c'est dans le soin qu'il prend de ne pas faire à la por-
tion guerrière de son récit une place trop grande, de ne pas se
complaire uniquement dans les descriptions et les combats, de ne
pas laisser dans l'ombre le caractère semi-religieux dont leur ex-
pédition se revêtait aux yeux des Espagnols. Sans cesse il met en
relief ce côté saisissant et vrahnent original de l'aventure tentée
par Femand Gortez. Aussi en a-t-il été récompensé, et aucune page
de son livre ne le cède en intérêt à celles où nous voyons Cortez
tantôt s' acharnant au péril de sa vie à la destruction des idoles et
tout prêt, comme Pôlyeucte,
A mourir dans leur temple ou les y terrasser,
tantôt s' obstinant, en dépit des protestations du sage frère 01-
méida, à faire administrer le baptême à deux ou trois mille mal-
heureux à peine remis de l'épouvante que leur avaient causée la
vue des chevaux et le bruit du canon, tantôt, pour faire arriver aux
oreilles des infidèles les purs et sévères préceptes de la doctrine
évangélîque, se servant de l'intermédiaire d'une jeune Indienne
convertie, dont il ne paraît pas que lui-même ait eu le courage de
repousser la tendresse passionnée. Si l'on ajoute à cela des récits
de combats qui rappellent ceux de Y Iliade^ des descriptions qui
font penser aux Martyrs^ l'on comprend que \ Histoire de la con-
quête du Mexique tienne le premier rang dans la littérature améri-
caine, et l'on est forcé de convenir que dans notre vieille Europe il .
n'est pas aisé de trouver un ouvrage du même genre qu'on puisse
de propos délibéré mettre au-dessus.
Bien peu de temps après Y Histoire de la conquête du Mexique
dans la chronologie de la vie de Prescott, bien loin en arrière à con-
sidérer le rang qu'elle mérite de tenir dans ses œuvres, vient r^i>-
toire de la conquête du Pérou. Cette histoire est inférieure de tout
point à la précédente, moins peut-être à raison de la manière dont
le sujet a été traité qu'à raison du sujet lui-même et de la diffé-
rence dans l'intérêt que les deux expéditions et les héros des deux
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PRESCOTT ET SES OEDVaES. 221
conquêtes sont de nature à inspirer. Nous n'aurions donc point à
nous y arrêter, si elle n'avait pour nous un mérite spécial, celui de
nous donner à connaître ou plutôt à deviner les sentimens véritables
de Prescott sur une question bien grave, la plus grave qui depuis
la guerre de l'indépendance ait été agitée de l'autre côté de l'Atlan-
tique, sur l'abolition de l'esclavage. Tout le monde sait de quelles
cruautés les conquérans espagnols du ivi' siècle se rendirent cou-
pables à l'égard des Indiens, principalement au Pérou, et de quel
poids le joug de l'esclavage pesa sur les malheureux Incas. Tout
le monde sait aussi les généreux efforts de Las Cases pour adoucir
leurs souffrances et pour faire proclamer le principe de leur in-
dépendance. L'un des principaux épisodes qu'avait à raconter Pres-
cott était l'histoire de la terrible révolte provoquée par la publica-
tion d'une série d'ordonnances du conseil des Indes, rendues sous
l'inspiration de Las Cases, et qui, sans garder peut-être tous les
ménagemens nécessaires, devaient conduire les Indiens à la li-
berté dans un temps plus ou moins long. Prescott ne pouvait donc
échapper à la nécessité d'apprécier ces ordonnances, et de raconter
en même temps la fin tragique de celui à qui le gouvernement
espagnol confia la dangereuse mission de les mettre en pratique,
OB certain Blasco Nunez, homme énergique et courageux, mais qui,
augmentant par son caractère âltier les dU&cultés de sa tâche, finit
par succomber sous le poids de sa généreuse tentative. On s'attend
qu'en faisant tout au plus des réserves quant à l'opportunité de ces
ordonnances et quant à la conduite de Nunëz, Prescott va au moins
rendre hommage à la noblesse de l'entreprise et pousser comme un
cri de joie en voyant les principes de la liberté humaine proclamés
hautement pour la première fois sur le sol américain. Bien loin de
là, il n'a que blâme pour le conseil des Indes, pour Las Cases, au-
teur de ces ordonnances. Quant à Blasco Nunez, ce premier mar-
tyr de la cause abolitioniste, c'est à peine s'il trouve en sa faveur
quelques paroles de sympathie qu'il se hâte de racheter par les plus
amères critiques. N'en soyons pas trop surpris. A l'époque où écri-
vait Prescott, il fallait même dans les pays du nord un grand cou-
rage moral pour professer ouvertement les doctrines abolitionistes.
Il n'y avait guère plus de dix ans que la ville de Boston avait été
témoin de scènes de désordres occasionnées par une propagande anti-
esclavagiste peut-être un peu imprudente, et depuis ce moment, par
une convention tacite, on gardait le silence sur cette redoutable
question. C'est donc à la crainte de soulever une tempête autour de
son livre et d'être soupçonné de connivence avec une secte discré-
ditée qu'il est juste, selon nous, d'attribuer la réserve de Prescott
au sujet des ordonnances et la sévérité de son jugement sur le mal-
heureux Nunez. La vérité est que, tout en déplorant sincèrement
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222 REVUE DES DEUX MONDES.
ce que dans d*antres passages de ses écrits il appelle constamment
la peste de l'esclavage, il était surtout frappé du danger qu'il y aurait
à marcher trop vite en besc^ne. Cette crainte le poussait même à
ressentir une certaine impatience contre les philanthropes dont le
zèle ne pouvait se résigner à voir raffrancbisaementdes nègres remis
*à une aussi lointaine échéance, et il en voulait un peu à ceux qui se
préoccupaient trop constamment de ce problème. « Lorsqu'un Van--
kecy écrit'il quelque part, fait son apparition dans un cercle de Lon-
dres, la première question qu'on lui adresse, c'est : êtes-vous pour
ou contre l'esclavage? et on règle sa conduite avec lui en consé-
quence. Quand un Anglais, met le pied sur notre sol, ne trouverait-il
pas étrange qu'on lui demandât : Êtes- vous, oui ou non, d'avis de
faire avaler de l'opium aux Chinois? comme s'il y avait là morale-
ment et socialement une pierre de touche à consulter pour rom-
pre avec lui ou lui faire fête. » Ainsi Prescott ne semble même pas
avoir compris combien profonde est la répulsion que doit inspirer
l'esclavage, et combien naturellement cette répulsion rejaillit sur
ses partisans. C'est surtout ce ton léger et indifférent qu'on serait
en droit de lui reprocher plutôt que ses hésitations sur le remède
à apporter au fléau, plutôt que la timidité qui lui faisait préférer
un mal présent et connu à un avenir incertain et plein de périls.
Peut-être aussi ces opinions qui toous contristent s'expliquent-
elles chez Prescott par la fidélité qu'il se croyait tenu de garder à
un certain ensemble de doctrines sociales et politiques. Prescott
était loin cependant d'être ce qu'on appelle un homme politique.
Bien plus, il avait de la vie publique, de ses émotions, de ses
orages, une sorte de crainte bien rare chez un Anglo-Saxon. « 11
prenait peu d'intérêt, nous dit M. Ticknor, aux querelles passagères
des partis qui de ce temps divisaient et agitaient l'Amérique. Il les
considérait comme un élément de désordre dans le coui*s paisible
et studieux de sa vie, et un pareil élément, quelle qu'en fût la
nature, de quelque côté qu'il vînt, était toujoui-s repoussé par lui
avec une appréhension singulière , désireux qu'il était en toute
circonstance d'assurer à son esprit la tranquillité heureuse dont sa
nature ne pouvait se passer, et qu'il considérait comme indispen-
sable à la continuation de ses travaux. » Dans ses relations avec les
principaux hommes d'état de son pays , on retrouve la trace de ce
dédain mêlé de crainte. C'est ainsi qu'il écrit à Bancroft, ex-vke-
président de la république et auteur d'une histoire bien connue
des États-Unis : « Gomment pouvez-vous rester en coquetterie avec
une virago aussi turbulente que la politique, quand la glorieuse
muse de l'histoire ouvre les bras pour vous recevoir? Je ne peux
pas dire que je comprenne la fascination qu'exerce une telle maî-
tresse, ce qui, je suppose, vous inspirera pour moi la plus profonde
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PRESCOTT ET SES OEUVRES. 223
commisération. » S'il répugnait à Prescott de prendre une part
active aux luttes de la vie publique, il était impossible cependant
que sa haute intelligence en méconnût complètement Tintérêt.
Aussi avaifc-il ses préférences, préférences très décidées, dans les-
quelles il ne varia jamais. Autant par tradition que par inclination
naturelle il appartenait au parti conservateur. Qu'est-ce au juste
qu'on conservateur américain? Quelqu'un sans doute qui ressemble
bien peu à ceux que nous appelons en France de ce nom, et tel
qu'on qualifie de» conservateur là-bas paraîtrait probablement chez
nous un radical aux yeux de bien des gens. Toutefois, si les mots
ont de l'autre côté de l'Atlantique la même signification qu'ils ont de
ce côté-ci, si le terme de conservateur désigne quelqu'un qui préfère
instinctivement le passé au présent, qui nourrit une médiocre con-
fiance dans les promesses de l'avenir comme dans le progi'ès in-
défini des peuples, qui voit volontiers la révolution derrière la
réforme, il est probable que les opinions peu sympathiques profes-
sées par Prescott à l'endroit de l'esclavage s'expliquent, se justifient
en quelque sorte par un ensemble de convictions politiques respec-
tables en elles-mêmes, souvent judicieuses, conformes en tout cas
à sa tournure d'esprit, à sa nature, on serait tenté de dire à son
tempérament.
Ainsi tout chez Prescott était en équilibre et en harmonie, la
nature physique et la nature morale, le caractère et les opinions,
la modération de l'esprit et la tranquillité de l'existence. Nous ne
sommes plus accoutumés en France au spectacle d'une pareille vie.
De nos jours, l'homme de lettres, l'historien surtout, dès qu'il
s'élève au-dessus d'un certain niveau, cesse bientôt de s'absorber
uniquement dans l'étude et dans le passé. La fièvre de la politique
le saisit; il s'embrase des passions qu'elle allume, il aspire aux
grands rôles qu'elle assure, et les lettres, s'il est poète ou critique,
l'histoire, s'il est historien, deviennent pour lui une occupation se-
condaire ou un moyen indirect de propager ses doctrines. Parmi les
hommes de notre âge qui ont donné au mouvement intellectuel du
siècle une si forte impulsion, il en est peu qui n'aient aspiré tôt ou
taM à monter sur la scène des aflaires publiques et qui n'y -soient
parvenus. A vrai dire, ces travaux qui ont jeté sur leur nom un si
vif éclat leur ont avant tout servi à se préparer dans leur jeunesse
aux emplois que leur offrait la politique ou à se consoler dans leur
âge mûr des déceptions qu'elle leur a values. Chez ceux même qui,
soit instinct, soit prudence, se sont tenus à l'écart et n'ont point vu
leur nom mêlé aux disputes quotidiennes, il ne serait point difficile
de retrouver l'influence des passions dont l'orage grondait autour
d'eux, et l'on marquerait aisément dans leurs œuvres telle page
écrite au bruit des controverses du jour. Pareille ambition n'est-
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224 REVUE DES DEUX MONDES.
elle point de nature à troubler Thistorien dans son œuvre? Pareille
arrière-pensée ou pareil retour ne doit-il point altérer de temps à
autre la sérénité et la clairvoyance de son jugement? A parler fran-
chement, nous le croyons un peu. Sans doute Técole que Ton peut
appeler T école politique a produit de notre temps des œuvres ad-
mirables, et il faudrait fermer les yeux à l'évidence pour mécon-
naître tout ce que la flamme intérieure de Thomme de parti donne
de chaleur et de vie aux récits de Thistorien. Allons plus loin :
suivant toute probabilité, la lumière n'aurait pas été portée dans
Fobscurité de nos annales et les brouillards de la légende ne se
seraient point dissipés si vite devant le grand jour de la vérité, si
l'espérance de renouer au profit de leurs doctrines la chaîne inter-
rompue des traditions nationales n'avait soutenu le courage de ceux
qui les premiers, par leurs laborieuses recherches, répandirent la
clarté sur la nuit de nos origines politiques. Quand même ils se-
raient convaincus de s'être mis à l'œuvre avec quelques idées pré-
conçues, la vérité historique n'en aurait pas moins de grandes obli-
gations à ces hommes dont l'instinct merveilleux devina que le
passé de notre France n'était point ce que les théories monar-
chiques le voulaient faire, et qu'en parlant d'indépendance, de ga-
ranties, de liberté, au lieu de balbutier des mots nouveaux, elle
rapprenait un langage trop oublié. En est-il moins vrai cependant
qu'apporter dans l'étude du passé les ardeurs ou même les préoc-
cupations du présent est une dangereuse tendance, et qu'en s' ap-
pliquant à y chercher des argumens, des concordances, des pré-
cédens, on risque souvent d'y trouver ce qui n'y a jamais été? A
notre sens, une certaine indifférence pour les choses de son temps,
pour les événemens mesquins du jour une nuance de dédain , de
l'avenir peu de curiosité, tel est, nous ne voulons pas dire la loi,
nous n'osons pas dire la qualité principale, tel est peut-être l'idéal
de l'historien. Pour tout dire, un peu de scepticisme ne lui mes-
sied pas, et si, fermant les yeux, nous essayons par l'imagination
de donner un corps à cet être abstrait et de nous représenter son
visage, il nous apparaît plutôt avec un œil rêveur qu'avec un re-
gard plein de feu, plutôt avec un sourice indécis qu'avec une* ex-
pression véhémente, plutôt sous les traits d'un Montaigne que sous
l'aspect d'un Mirabeau.
A quoi les grands historiens de l'antiquité doivent-ils leur im-
mortalité, sinon à ce qu'ils ont toujours dans leurs œuvres laissé
la parole aux faits, dont rien n'altère l'éternelle jeunesse, sans les
accommoder à des doctrines qui seraient aujourd'hui frappées de
sénilité? Se figure-t-on Thucydide, dans sa Guerre du Péloponvse^
s' efforçant de démontrer par le triomphe de Lacédémone la su-
périorité d'une oligarchie sur une constitution démocratique? Se
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PRESCOTT ET SES ŒUVRES. 225
figure-t-on Tite-Live tirant du meurtre de Virginie un argument
contre la domination des hautes classes? S'il était permis de nom-
mer Prescott aussitôt après de tels modèles, nous dirions que, sauf
la différence nécessaire des temps et des lieux, il a su donner à ses
œuvres la même empreinte d'inaltérable sérénité. Comment en au-
rait-il été autrement, et comment se serait-il laissé envahir par des
préoccupations étrangères, lui qui , vivant au milieu de son temps
comme n'en étant point, fermait inexorablement l'oreille aux bruits
du dehors, aux clameurs des partis, et, enfermé dans son cabinet,
ne prenait, il le disait lui-même, aucun intérêt aux discussions po-
litiques, si elles n'avaient trait à des événemens ou à des personnes
ayant au moins deux siècles d'âge ? 11 ne faudrait pas cependant
s'imaginer qu'il y ait dans la manière de Prescott une recherche
affectée de simplicité, ni qu'il soit tombé dans l'erreur de prendre
pour modèle le parler naïf de nos anciens chroniqueurs. Prescott
avait un talent trop grand ejt trop simple pour se complaire en de
pareils procédés. Joinville et Froissart ont pu être en leur temps
des historiens de premier ordre, il n'en faut pas moins aux lecteurs
de nos jours une nourriture plus substantielle que leur inimitable
bavardage. Prescott le savait bien, et il excelle à mêler dans une
juste proportion au récit des faits les considérations générales;
mais, quoi qu'il fasse et quand même il semble un moment s'éga-
rer loin de son sujet en s' élevant au-dessqs, partout, toujours il
demeure historien rien qu'historien. Jamais le philosophe, jamais
rbomme politique, ne viennent mettre la main à l'œuvre, et, sans
la gâter peut-être, porter du moins atteinte à son unité en y lais-
sant la trace d'une empreinte étrangère. Conter est toujours la
grande affaire de Prescott, conter avec intelligence et gravité, sans
puérilité et sans afféterie, mais conter cependant, c'est-à-dire rendre
la vie aux personnes et aux choses d'autrefois en se complaisant
sans arrière-pensée dans le spectacle de l'activité humaine. Si par-
fois il relève son récit par quelques ornemens étrangers, si par
quelque comparaison gracieuse, par quelque poétique rapproche-
ment, il colore la gravité de son style, c'est toujours avec une me-
sure parfaite, avec une exquise sobriété qui n'enlève rien à l'har-
monie sévère de l'ensemble.
Prescott demeura fidèle jusqu'à la fin à cette réserve pleine d'art.
Jusqu'à la fin 'aussi, il fut assez heureux pour qu'aucun orage ne
vint troubler l'atmosphère paisible dans laquelle il aimait à vivre,
et.dont son cœur et son talent avaient également besoin. Une seule
fois il sacrifia volontairement la monotonie de ses habitudes pour
mettre à exécution le projet, longtemps caressé, d'un voyage en An-
gleterre; mais il ne put supporter un long séjour loin du toit do-
TOMB LXXVI. — i868. ^5
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226 REVUE DES DEUX MONDES.
inestique, et au bout de cinq mois il était de retour, heureux sans
doute des souvenirs qu'il rapportait , mais plus heureux encore de
retrouver sa famille, ses amis, son cabinet de travail et ses livres.
A partir de ce moment, sa vie se partage par portions égales entre
Boston, où il passait toujours l'hiver, une petite villa au bord de la
mer, où il se réfugiait durant les grandes chaleurs de Tété, et sa
maison de campagne favorite de Pepperell, où s'écoulait pour lui
'automne, la plus belle des saisons de l'autre côté de l'Atlantique.
A mesure qu'il avançait en âge, il s'attachait de plus en plus à.
cette maison dont ses ancêtres avaient acheté le sol aux Indiens,
chose bien rare en Amérique, où, nous dit-il lui-même, le fils s'as-
soit rarement à l'ombre des arbres que le père a plantés. Il avait
dû agrandir progressivement la modeste habitation, afin d'y pouvoir
loger sa nombreuse famille. Chaque jour il se plaisait à l'embellir^
et c'était chez lui une préoccupation constante qu'après sa mort elle
ne sortît pas de sa famille. Il menait là ime patriarcale existence,
entouré de ses enfans et déjà, quoique bien jeune encore, de ses
petits -enfans, ne connaissant guère à ses études quotidiennes
d'autre distraction que celle de recevoir la visite de ses nombreux
amis et des étrangers qui, attirés par sa renommée toujours crois-
sante, ne voulaient pas quitter l'Amérique sans l'avoir vu.
Son ardeur pour le travail était loin, au reste, d'aller en s'àflÎEÛ.-
blissant. L'œuvre à laquelle il consacra les dernières années de sa
vie ne lui coûta ni moins de recherches ni moins de travaux que
les précédentes. C'était une Vie de Philippe II. Depuis longtemps
déjà il avait conçu le plan d'une histoire détaillée de ce règne il-
lustre et péfaste. Au moment de son retour d'Angleterre, il y avait
dix ans que, par l'intermédiaire d'amis dévoués, à-Vienne, à Flo-
rence, à Venise, à Paris, à Londres, il s'occupait de faire recher-
cher les matériaux du grand édifice qu'il projetait d'élever. D'aussi
longs préparatifs avaient fini par ébruiter ses projets. Aussi reçut-il
un jour la visite d'un jeune homme qui vint le trouver plein d'em-
barras. Il était sur le point, disait-il, de faire paraître une histoire
de la révolution des Flandres sous Philippe II, quand il avait appris
la dangereuse concurrence à laquelle il s'exposait, et il croyait de
son devoir, à lui jeune et inconnu, d'offrir à son glorieux rival d'a-
bandonner le terrain que tous deux avaient choisi. Loin d'encourager
son jeune visiteur dans cette idée , Prescott le pressa de persévérer
dans son dessein, et, joignant l'action à la parole, il mit sur-le-
champ les ouvrages spéciaux de sa bibliothèque à la disposition de
son loyal concurrent. Ce visiteur inconnu était M. Lothrop Motley,
qui depuis s'est acquis une si juste réputation par son Histoire de la
République des Pays-Bas. L'activité de Prescott ayant en réalité
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PRESCOTT ET SES OEUVRES. 227
dépassé celle de Motley, ce fut la Vie de Philippe II qui parut
la première, et dans la préface de cette histoire Prescott annonça
de la façon la plus aimable pour M. Motley la prochaine publication
d'un ouvrage dans'lequél la glorieuse révolution des Flandres serait
traitée d'une façon digne de sa grandeur.
Au commencement de Tannée 1858, les trois premiers volumes
de \sL Vie de Philippe 7/, les seuls qui aient vu le jour, avaient
déjà paru. De tous les ouvrages de Prescott, cette histoire est cer-
tainement la moins connue. Poumons, nous n'hésiterions pas cepen-
dant à la classer au niveau d^T Histoire delà conquête du Mexique.
Si elle n'a pas obtenu en Amérique et ailleurs plus de popularité,
c'est parce qu'elle est demeurée inachevée. Il ne devait pas être
donné en effet à Prescott de poursuivre plus loin cette grande en-
treprise. Depuis quelque temps, un œil vigilant aurait pu, à l'af-
faissement graduel de ses organes, prévoir sa fin prochaine. Il ne
pouvait plus, ainsi qu'il l'avait fait longtemps, s'asseoir pour tra-
vailler à Tonibre d'un groupe d'arbres voisins de Pepperell, et
connu dans le pays sous le nom de Bosquet- des- Fées, où il venait
jouir des derniers beaux jours de cette saison qu'on appelle en Amé-
rique l'autonrae indien. Déjà ses yeux affaiblis ne lui permettaient
plus de discerner les contours du gracieux paysage qu'il avait si
longtemps contemplé. Bientôt il fut contraint de borner sa prome-
nade d'aveugle à tourner solitairement autour d'un vieux cerisier
tout proche de la maison, creusant profondément la terre sous ses
pas, comme Bonivard enchaîné creusait le sol du caveau de Chil-
ien. En même temps il sentait les symptômes d'une nouvelle infir-
mité. Il perdait peu à peu la finesse de son ouïe, et il s'en apercevait
avec terreur. Qu'on s'imagine ce qu'aurait été pour lui l'épreuve de
la surdité! Il aurait probablement connu cette dernière et cruelle
tristesse, s'il était resté plus longtemps sur la terre. On ne sau-
rait donc le plaindre de ce qu'un coup subit .l'en ait arraché avant
l'heure. Au commencement de 1858, il avait reçu le premier choc
d'un mal redoutable qui, à en juger par les paroles sorties de sa
bouche dès qu'il en ressentit les atteintes, n'avait rien d'imprévu
pour lui. Frappé d'une légère attaque d'apoplexie, il murmura d'une
voix indistincte à sa femme penchée sur lui : « Ma pauvre amie,
je suis bien fâché pour vous que ce malheur arrive si tôt. » Il
échappa cependant au péril, et le recouvrement intégral de ses
facultés put lui faire espérer que le danger était au moins bien
ajourné. Les dernières lignes qu'on trouve écrites de sa main sur
son journal expriment la confiance dans l'avenir et la reconnaissance
envers Dieu; mais ses amis étaient moins rassurés que lui, et l'ex-
périence ne devait que trop tôt leur donner raison. Le 27 janvier
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228 REVUE DES DEUX MONDES.
1859, il fut subitement frappé au moment où il entrait dans son
cabinet de travail, et quelques heures après, entouré de sa femme,
de ses enfans, de la sœur favorite qui avait été la compagne et la
confidente de ses premières années, de son vieil ami M. Ticknor,
accouru à son chevet, il rendait le dernier soupir. Mourir au milieu
de ceux qu'il aimait était une des choses qu'il avait le plus dési-
rées. On trouva dans son testament l'expression d'un vœu singulier.
11 demandait instamment qu'avant d'être conduit vers sa dernière
demeure, son corps fût déposé pendant quelques heures dans ce
cabinet de travail où il avait passé les plus douces heures de sa vie.
Sa dernière volonté fut religieusement accomplie. Le même jour,
son cercueil était porté à l'église et descendu dans le caveau où
dormaient déjà ses parens et la petite fille qu'il avait si tendre-
ment aimée, au milieu des sanglots de ses amis et de l'émotiofl
générale d'une assistance qui dépassait en nombre tout ce qu'il
est possible d'imaginer. Bien des gens qui avaient vu Prescott une
fois ou deux dans leur vie ou qui ne le connaissaient que de nom
avaient suivi jusqu'au bout le funèbre cortège. La tristesse était
peinte sur tous les visages, et il était facile de voir, ajoute le fidèle
biographe auquel le dernier mot doit appartenir ici , « que tout
le monde avait fait une grande perte, et qu'une lumière bienfai-
sante autant que brillante venait d'être éteinte par la main de la
mort. ))
Prescott a été précédé de bien peu d'années dans la tombe par
un autre écrivain non moins illustre, non moins éprouvé, et qui a
cherché comme lui dans les joies du travail un adoucissement aux
plus cruelles souffrances du corps : nous voulons parler d'Augustin
Thierry. Son nom se rencontre parfois dans la biographie de Pres-
cott; mais il n'est pas besoin de l'y trouver pour que la pensée
se reporte à chaque instant vers lui. Que de points communs en
effet dans la destinée et dans la nature de ces deux hommes ! Tous
deux ont dû déployer une énergie presque égale pour triompher,
des obstacles que leur infirmité commune opposait à la force de leur
volonté. Tous deux se sont consacrés, Prescott pour les popula-
tions indigènes du Mexique, Thierry pour celle» de la Grande-Bre-
tagne, à célébrer, on pourrait presque dire à chanter les malheurs
de deux races fières et généreuses écrasées l'une et l'autre sous la
barbarie de la conquête. Tous deux ont su colorer des reflets d'une
imagination brillante les épisodes les plus obscurs d'une histoire à
peine connue. Dans une des pages les plus touchantes qu'il ait
écrites, Thierry nous raconte que, s' étant condamné à un repos ab-
solu dans l'espérance de sauver encore ce qui lui restait de vue, il
essaya de tromper son ennui en entreprenant une sorte de pèleri-
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PRESCOTT ET SES OEUVRES* 229
nage aux principaux monumeos que Tarchitecture du moyen âge a
laissés debout sur notre soi, et il ajoute qu'au retour de cette expé-
dition il étonnait ses amis par la vivacité et la précision avec la-
quelle il décrivait les édifices qu'il avait visités, non pas que ses
yeux débiles en eussent discerné nettement les détails, mais parce
qu'âne sorte d'intuition merveilleuse les représentait à son esprit
tels qu'ils devaient être. C'est de la sorte, c'est avec la même intui-
tion que ces deux glorieux rivaux se représentaient à eux-mêmes et
représentent au lecteur les personnages qu'ils mettent en scène ou
les événemens qu'ils racontent. Tous deux enfin, au prix d'une lutte
courageusement entreprise contre une des plus grandes épreuves
que la Providence puisse infliger à notre misérable humanité, ont
oonquis les deux biens de ce monde dont il est le plus rare de jouir
en même temps, la réputation et la sérénité. On connaît cette pa-
role touchante d'Augustin Thierry : « j'ai su me faire une amie de
l'obscurité ! » D'un autre côté, l'on a vu dans ce récit combien pai-
siWe et l'on peut dire heureuse s'est écoulée la vie de Prescott. 11
Y a dans le spectacle de ces deux existences si exclusivement con-
sacrées à l'étude et si généreusement récompensées quelque chose
qui donne courage et qui fortifie. Qu'ont-ils à regretter de n'avoir
point joué un rôle actif dans le mouvement tumultueux des afiaires
publiques, et d'avoir cédé à une inexorable nécessité en vivant en
dehors et au-dessus des querelles bruyantes de leur temps? On as-
signerait un* rang trop humble au travail abstrait et désintéressé
de la pensée, si l'on ne voulait y voir qu'un port de refuge ouvert
à tous ceux que le flot inconstant de la politique rejette désemparés
sur le rivage. N'est-ce pas après tout le champ le plus glorieux et
le plus vaste qu'il soit donné à l'homme de féconder? N'est-ce pas
le seul terrain où il puisse semer des germes qui poussent de pro-
fondes racines et des rameaux éternellement vivaces? Aux heures
de trouble et d'anxiété, des hommes comme Augustin Thierry et
Prescott sont là pour nous le rappeler. Ils sont là pour nous dire
que le sein toujours ouvert de l'étude oflre aux impatiens et aux
découragés le même asDe qu'au dire de vers immortels le sein tou-
jours ouvert de la nature oflre à l'homme désabusé des aflections
d'ici-bas. Au fond de cet asile où ils cherchaient surtout le repos
de l'âme, Tun et l'autre ont rencontré la gloire. Sans espérer au-
tant, on peut être sûr d'y trouver au moins l'indépendance, la
dignité, l'emploi de sa vie. C'est déjà beaucoup pour un enfant de
la seconde moitié du xix"^ siëde.
Othenin d'Haussonville.
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CHRONIQîUE DE LA QUINZAINE
30 Jain 1868.
CoDnaissez-vpus une des situations Jes plus étranges et les pins diffi-
ciles? C'est la situation d'une société qui sent qu'elle porte en elle-même
la contradiction et la lutte, qui comprend qu'une période s'achève pour
elle, et qui hésite, qui s'étonne avant de s'engager dans la seule voie où
elle peut retrouver la sève et la vie, qui flotte encore entre les habitudes
du repos et le goût renaissant, l'impatience de l'action. Elle a passé des
années à oublier qu'elle était une société virile façonnée par une révolu-
tion, à se désintéresser en quelque sorte de sa propre destinée. Elle s'est
remise tout entière entre les mains présomptueuses qui ont voulu la
conduire. On lui a dit qu'elle s'était trop agitée, et elle Ta cru. Elle s'est
accoutumée à un régime calmant de demi-jour, de demi-silence, de dis-
cussions discrètes et d'abdication volontaire; elle s'est reposée des grandes
ambitions de la vie publique en faisant des affaires et en s'amusant. Un
peu de bonheur venant en aide au régime, elle s'est tenue pour satisfaite»
elle n'a pas demandé plus de liberté qu'on ne lui en donnait, et mêm&
des esprits difficiles ont trouvé qu'elle ne se servait pas de la liberté qui
lui restait. Puis tout d'un coup elle se réveille. Les circonstances ont sin-
gulièrement changé; bien des entreprises commencées en son nom et sans
son aveu n'ont point réussi , l'incertitude se glisse dans toutes les com-
binaisons. Les réactions prolongées ont porté leurs fruits, et les mouve-
mens artificiels d'idées ou d'intérêts conduisent à des déceptions cruelles.
On a commencé par abuser, on finit par se trouver en face des consé-
quences les plus naturelles et les plus invincibles de tout ce qu'on a fait.
Ce n'est plus le bonheur des premiers temps, c'est une sorte de dîflficulté
intime de vivre qui se traduit de toute façon, en crises politiques, en
crises financières ou industrielles, et même en crises morales.
Alors cette société réveillée en sursaut se reprend à croire que Tom-
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RETUF. — ' CHRONIQUE. 251
nîjpoteïrce dans le gouvernement d*un pays n'est peut^tre pis une ga-
rantie invariable de prévoyance et de sagesse. Elle sent la nécessité de
remettre la main à ses affaires, dé rentrer en possession d'elle-même;
sous la pression des choses, elle retrouve le goût d'tin contrôle plus effi-
cace. Otrand on continue à lui parler de ses prospérités, elle veut bien
ycrwre, mais elle vent aussi les sonder, les interroger, voir ce qu'elles
contiennent, surtout ce qu'elles Itri coûtent. Elle ne s'en rendras compte,
c'est rinstinct de la liberté qui renaît en elle dans ceque nous appelle-
rions volontiers la faillite de ràbsolbtfsme. Et ce n*est pas dans la so^
dété seule que ce sentiment se fait jour, il passe tout aussi bien et d'une
certaine^fàçon dans le gouvernement, qui n'a plus là même assurance,
bmême confiance dans sa propre infaillibilité: Entre gouvemans et
gouvernés, il y a comme Taveu muet d'une nécessité nouvelle. Les uns et
1© autres, dèins une mesure différente, sentent que l'heure est venue de
procéder à une sorte d^àpuration du passé; si on y regardé dé près,
c^m la signification la plus claire de là politique inaugurée le 1^ jan*
vier 1867 d'avoir marqué ce moment du passage de la société française
dans une situation où eHè rencontre à chaque pas tout un compte à ré-
gler, tout un ensemble d^abitudés et d'influences à secouer, où elle se
tpouveen face d'une véritable liquidation politique, morale et maté-
rielle. Depuis ce jour, on pourrait affirmer que tout a le caractère d'une
transition laborieuse, embarrassée et d'autant plus difficile qu'elle ne
s'^t pas produite dans un mouvement d'enthousiasme, qu'elle est née
du sentiment obscur de l'impossibilité d'aller plus loin en persistant
dans la voie qu'on avait suivie.
A vrai dire, quel autre sens ont réellement toutes ces discussions qui
ï^tentissent depuis quelque temps au sein du corps législatif et qui se
pPotongent en épisodes de toute sorte? En apparence, ce sont des lois
^intérêt matériel qu'on discute et qu'on vote, ce sont des' chemins de
îer qu'on multiplie du nord au midi pour mettre lé réseau fhmçais au
ûiveao des réseaux étrangers, c'est là viabilité vicinale qu'on développe,
c'est la compagnie des paquebots transatlantiques ou la société des mes-
sageries impériales qu'on dote de subventions nouvelles pour assurer les
services de navigation dans les mers de IMnde ou dans l'Océân-Atlantique
et le Padfique. Aujourd'hui c*ést le budget qu'on commence à discuter,
demain ce sera l'emprunt de la ville de Paris. Au premier aspect, toutes
ces lois n'ont rien que de simple, elles ne dépassent pas la mesure habi-
tuelle des travaux législatifs; au fond, il est facile de le voir, c'est plus
(pt'ane discussion ordinaire, c'est un véritable inventaire des intérêts et
des ressources du pays, des élémens de la fortune publique, des systèmes
çm ont été suivis ou qui sont encore mis en pratique. Tout est analysé
et décomposé avec une curiosité presque rigoureuse et quelquefois em-
barrassante. Il y a quelques années à peine, ce n'eût point été ainsi évi-
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232 KEVUE DES DEUX MONDES.
demment. Ces lois auraient passé, non pas sans discussion, mais sans
difficulté; elles auraient été enregistrées sans éclat et sans bruit, elles
auraient occupé tout au plus quelques séances dont personne n'aurait
parlé. Aujourd'hui les lois sont votées tout de même sans doute; mais,
on le sent bien, l'intérêt est moins dans le vote que dans ces débats si
curieux, si bizarrement accidentés, où on a trouvé le moyen d*animer les
chiffres en leur prêtant un langage passionné. Ce n'est plus une petite
affaire enlevée au pas de course au déclin d'une session, et sous ce rap^
port ces discussions sont assurément instructives; elles initient le pays à
l'administration .de ses intérêts, elles laissent entrevoir la nature de ce
mouvement industriel et ûnancier qui se poursuit depuis quinze ans,
elles font la part des progrès réels et de ce qui n'est qu'une œuvre fac-
tice de spéculation conduisant à d'inévitables catastrophes. Par là ces
simples discussions financières ont naturellement une portée politique,
et par une coïncidence curieuse ce n'est pas même un membre de l'op-
position qui a pris ce rôle d'inquisiteur, de liquidateur des opérations
industrielles contemporaines, c'est un membre de la majorité qui s'est
mis à ne rien ménager et à éclabousser un peu tout le monde de sa verve
normande. M. Pouyer-Quertier, l'infatigable athlète de ces débats, peut
bien avoir été hasardé et intempérant dans quelques-unes de ses asser-
tions, et de plus, s'il n'y prend garde, il finira par trop parler; mais enfin
il n'aura pas moins contribué à secouer la torpeur du public sur toutes
ces questions, à éclairer d'un reflet d'éloquence passionnée toutes ces
discussions d'affaires.
Ce qu'il y a de remarquable dans ces débats, c'est que le gouverne-
ment lui-même semble subir l'influence de cet esprit nouveau; il se sent
transporté sur un terrain inexploré. Nous ne voulons pas dire certaine-
ment que M. le ministre d'état soit jamais embarrassé. M. Rouher a de
l'éloquence pour toutes les situations, et c'est un .tacticien habile qui ne
se laisse pas facilement déconcerter; mais il est bien clair que le gou-
vernement n'a plus la même assurance superbe, en ce sens qu'il ne croit
plus possible de tout trancher invariablement par un mot. Il y a au be-
soin des solidarités qu'il décline, des habitudes qu'il désavoue presque»
et, sans cesser de croire qu'il a répandu toute sorte de progrès sur la
France, il ne laisse pas d'être dominé lui-même par la force d'une situa-
tion générale devant laquelle il se tient dans une diplomatique réserve;
il est embarrassé par des traditions d'omnipotence administrative qui ne
•sont plus de saison, qui deviennent de plus en plus une anomalie cho-
quante. On pourrait dire que ce sentiment perce dans le langage de tous
ceux qui parlent en son nom, qui ont coopéré à cette œuvre de quinze
ans soumise aujourd'hui à une complète révision, et le dernier rapport
que M. Haussmann a publié comme un préliminaire et une justification
anticipée du prochain emprunt de la ville de Paris, ce rapport même.
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REVUE. — CHRONIQUE. 231
qu'est-ce autre chose qu'un épisode de ce grand et singulier travail de
liquidation qui s'accomplit? M. Haussmann a le langage mélancolique et
fier des génies brusquement arrêtés dans leur course. On dirait, à tout
prendre, un bienfaiteur de l'humanité éprouvé par l'ingratitude pu-
blique, et s'arrôtant un instant pour demander s'il doit déflnitivement
passer parmi les dieux ou continuer à verser sur ses contemporains des
torrens de bien-être en ouvrant de nouveaux boulevards. M. Hauss-
mann restera-t-il préfet de la Seine, ou bien ira-t-il goûter le repos qu'il
a si bien gagné? La question est grave; au fond, en se rendant cet or-
gueilleux témoignage, M. Haussmann ne fait autre chose que de laisser
percer sans y songer le sentiment d'une crise où toutes les omnipotences
s'en vont.
Cette situation apparaît bien un peu partout et sous toutes les formes,
dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel. De toute façon on se
trouve en face de quelque conséquence imprévue de ce qu'on a fait ou
de ce qu'on a laissé faire. Il est certain que depuis assez longtemps, dans
ces dernières années surtout, il s'est produit en France une réaction qui
a fini par se manifester avec une naïveté étrange. Si ce n'était qu'une
réaction d'idées morales et religieuses dans une civilisation écœurée de
jouissances matérielles, il n'y aurait rien que de simple, ce serait le tra-
vail naturel et salutaire des esprits et des âmes; mais il est bien visible
que ce mouvement a un tout autre caractère, qu'il se compose de toute
sorte de vaines frayeurs et d'étroits préjugés, que dans sa bruyante ex-
plosion il n'est rien moins qu'une guerre déclarée à la société moderne,
à ses principes, à ses idées, à ses instincts. Le clergé, en majorité du
moins, a eu la malheureuse faiblesse de se laisser griser par ce souffle
d'absolutisme renaissant à la suite des révolutions de I8Z18. En échange
^e la protection intéressée qu'il recevait, il n'a pas marchandé son appui,
et il a cru dès lors le moment venu de réagir contre tout ce qui était
libéral; il n'a pas craint de laisser voir sa pensée, d'autant plus qu'il
avait retrouvé une place dans les assemblées politiques. 11 en est résulté
cet air de prépotence qu'a pris l'église, qu'elle porte un peu partout, dans
son attitude et dans ses discussions, faisant des efforts désespérés pour
«nchalner la politique de la France à des intérêts surannés, et y réussis-
sant quelquefois, revendiquant un droit exclusif sur l'éducation, pour-
suivant d'une hostilité aussi persévérante que passionnée l'indépendance
de Tesprit et de l'instruction laïque. Quelle en a été la conséquence?
^'^lise n'a point gagné en crédit, en influence durable; elle a provoqué
au contraire des réactions extrêmes dans un sens opposé. Nous ne par-
ions plus de cette recrudescence de maférialisme qui s'est manifestée
dans les idées, et à laquelle les discussions du sénat ont donné une sorte
d'importance politique. On vient de voir de bien autres effets. Dans une
(les contrées les plus riches de la France, dans les campagnes de la Cha-
rente, pendant deux mois, les paysans ont été dans une inexprimable
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2M REVUE DES DEUX MOrU)ES.
•
émotion; ils se sont livrés. à des désordres qui. auraient été sans doute
plus vertement réprimés, s'ils ne s'étaient pas produits au cri de vive
l'empereur. D'où venait cette émotion?. Les, paysans charentais étaient
persuadés qu'entre le clergé et la noblesse la vieille .alliance s'étaitire-
nouée : tous les .prêtres s'entendaient pour ramener le .peuple à. la servi-
tude, l'apparition d'un tableau dans les églises devait être le signal du
rétablissement de la dîme et des droits féodaux. Rien. ne,pouvait dissua-
der ces malheureux, exaltés dans leur passion, et il a fallu quelques pa-
trouilles de cavalerie parcourant les campagnes pour les ramener à la
raison, sans parler des condamnations prononcées par les tribunaux.
Ainsi, quatre-vingts ans après la nuit du ii août 1789, après -trois ou
quatre révolutions qui ont fondé et affermi la société civile française,
des populations en masse ont .pu croire que le clergé en était encore à
méditer le rétablissement delà féodalité ecclésiastique et de la dime, et
que, quand le clergé nourrirait cettabizarre pensée, il aurait la puissance
d'accomplir un tel dessein! N'est-ce point un étrange symptème. des
effets que peuvent .produire les trop bruyantes interventions du clergé
dans les affaires publiques?
Vous croirez peut-être que devant de tels faits la nécessité la plus ur-
gente est de guérir cette grande plaie d'ignorance, de répandre au ^lus
vite l'instruction, que l'ëglise est la première intéressée à éclairer ces es-
prits grossièrement crédules, et à laisser, môme au besoin des mécréans
tels que M. Duruy et ses collaborateurs enseigner aux paysans qu'ils
n'ont rien à craindre, ni la dîme ni les droits seigneuriaux de M. l'abbé
du monastère voisin? Nullement. Voici d'un autre côté, à quelques lieues
de la Charente et au même instant, M. Tévêque de Périgueux entrant en
lutte avec M. le préfet de la Dordogne, refusant le concours du clergé
dans l'organisation d'une société qui a. pour objet le développement de
l'instruction primaire. Et M. l'évêque de Périgueux ne dissimule pas ses
raisons: c'est que cette société se ibrme en ^dehors de l'autorité reli-
gieuse, c'est qu'à l'église,, «ii elle seule, a été conféré le droit .et im-
posé le devoir d'enseigner les hommes, » c'est que toute personne qui
s'occupe d'enseignement est tenue « d'accq>ter la surveillance de l'é-
glise et son .contrôle... » Ainsi voilà où nous en sommes : d'un côté cette
prépotence si naïvement affichée, de. l'autre le matérialisme renvahissant
et la crédulité des paysans charentaisl... Singulier bilan de .toute une
situation morale! Ce n'est pas sans raison .que récemment, dans nne
nouvelle série de Méditations sur la religion chrétienne, un homme qui
garde dans sa verte vieillesse la sérénité et l'activité d'un esprit supé-
rieur, M. Guizot, s'effrayait ide la confusion contemporaine, de ce qu'il
appelle un labyrinthe de questions, d'idées, d'instincts contradictoires.
C'est le triste fruit d'un régime de concessions calculées, d'une grande
méprise favorisée par le silence universel, de ce comprenais d'influences
accepté par l'église et par l'état dans un intérêt de domination commune.
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RSTQEi* — CHRONIQUE. 235
Il n'y a qu'ua remède à ces agitations factices ^ c'est la liberté, la^
vraie liberté, servant à relever, à rectifier les esprits^ à ré^ndre la lu-
mière par llenseignement comme par là discussion, et voilà pourquoi la
politique inaugurée le 19 janvier 1867 était d -un plus' favorable augure
par cela seul. qu'elle remettait le pays sur lechemin qui conduit à la
liberté. Settlement,.il nefaut pas s'y «^prendre^ et ici reparaît sous une
autre face cette liquidation dont nous pariions^ Quand resprit public a
passé des années à se mouvoir dans un cerclequeradministratîon seule
avait le droit d'étendre ou de: resserren.lestraces' dé ce régime discré-
tionnaire ne ^'eifaeent pas en un joun La liberté eile-métne soufifre tout
d'abord des habitudes contractées dânsdes<x>aditiomr de pure tolérance.
Bien des tâtonnemens se produisent avant qu'on soit rentré dans la vraie
et large voie où l^ction pent devenirr réellement fécondé, et c'est' à
quelques égards ce qui se voit déjà dans lai première application delà
loi sur lapresse..Qette loi«.on:le sait), n'^ést pas des pAuslibéralesr elle
n'accorde, à vraiidire, .qu'une franchise,;, peut-être la plus dangereuse à
défaut de toutes les autres qui devraient la compléter-: c'est le droitin-^
déûni de fonder des journaux* sans- autorisation admrâoBtrative.. Le pre-
mier résultat de la^ promulgation de la loi de la presse a été la oréattoo
^'une multitude de journaux. On s'est t mis- à l'œuvre avec d'autant plus
d'empressement' qu'oir se trouvait à la veille d'âeetions dont! l'époque
n'estpoint ûxéeeneore/ msûs-qui peuvem êtreproohainess En province,
celte renaissance des journaux répend é(vtd«nmeitt; kam besoin réel de
ropinioD; A.Paris,, dans ce centre moral et intellectuel dé la'France, il y
a, si nous ne noustromponsy. un 'danger f&itipour ftapperîtous les esprits
réfléchis, c'est la dispersion de toutes les forces, la substitution d^une
guerre departisans à l'actien d'une opinion libérale fortifiée panla cohé^
siop. Si Tapplication de ladernièreloi ne devait avoir d'autre effet cpie^
cette dissémination de tous les talens pan là création id^une multitude de
joumaar séparés souventipar de simples ^nuances; ellene seraitcertaine-
meDtpas un bienfait pour la presse^ qui y perdrait son crédit et son au-
torité morale. Et le gouvernement lui-mèmey trouverait-il unavantage?'
Les gouvernemensont souvent oette illusion de.c^roine qu^ils tirent une<
force de raiTaiblissementt de tous les partis^ de toutes; les opinions» ils
n'arrivent qu'àrester sans point d'appui < le jour oùils en auraient be^
soin et à ne savoir jamais la vérité. Les fausses libertés ou îles libertés^
ioeomplètes les trompent aussi bien que les régimes discrétionnaires, et;
paruaeflet d'optique auquel n^a éebappé, jusqu'ici aucun pouvoir, ils^
croient encore distinguer la satisfaction et la. confiance là où il n'y a que*
le malaise d'une société éprouvée dans tous- ses intérêts etânquiète de
soa avenir.
Non, la France n'est pas contente, elle ne puise pis d^ns le sentiment
de sa situation intérieure une confiance sans mesure, et dans le cours
des choses en Europe, d'un^ autre côté, il n'y a rien qui puisse la ras^
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236 BEVUE DES DEUX MONDES.
Surer, rien dont l'Europe elle-même puisse être très Gère. L'autre jour,
à Londres, dans un banquet offert aux ministres de la reine par une
des plus riches corporations de la Cité, celle des marchands tailleurs,
M. Disraeli s'est donné le plaisir de déclarer « qu'à aucune époque de
l'histoire la perspective de la continuation de la paix n'a été plus favo-
rable, » et si en ce moment les eaux du Rhin et du Danube ne sont pas
troublées, il l'attribuait « au sage exercice de la juste influence de l'An-
gleterre. )) M. Disraeli, qui n'est pas sur des roses depuis que M. Glad-
stone lui a suscité l'épineuse question de l'église d'Irlande, et qui en est
réduit aujourd'hui, pour s'équilibrer, à chercher dans la chambre des
lords la compensation et la consolation de ses ennuis dans la chambre
des communes, M. Disraeli se contente à peu de frais quand il s'agit des
affaires de l'Europe : non que les eaux du Rhin et du Danube soient en ce
moment fort troublées, mais elles n'ont pas précisément la limpidité pro-
fonde et transparente d'un lac de Némi. Qui pourrait dire les orages mys-
térieux qu'elles recèlent? Et il en sera ainsi tant qu'il suffira pour émou-
voir les esprits d'un bruit qui passe dans l'air, d'une promenade de nos
généraux sur le Rhin, comme cela est arrivé tout récemment, ou d'une
harangue de M. de Mollke répondant à quelque discours du maréchal
Niel, tant qu'on en sera incessamment à se dire de gouvernement à gou-
vernement, de parlement à parlement : « Nos voisins savent que nous ne
voulons pas les attaquer, mais ils doivent aussi être convaincus que nous
ne voulons pas nous laisser attaquer, et à cet effet il nous faut une armée
et une flotte. » Nous sommes assurément on ne peut mieux édifiés sur les
intentions pacifiques de Téminent chef d'état-major prussien; seulement
nous nous interrogeons avec quelque perplexité sur le sens réel de ses
paroles, lorsqu'après avoir proclamé la nécessité d'une Allemagne unie
et d'une grande armée il ajoute en plein parlement fédéral de Berlin :
(( Je n'ai pas dit qu'il nous faille une Allemagne unie pour avoir une
grande armée et une grande flotte ; mais j'ai déclaré au contraire que
nous avons besoin d'une armée et d'une flotte pour arriver à l'union qui,
il faut l'espérer, permettra un jour de réduire nos grandes dépenses mi-
litaires... » Voilà un désarmement, si nous ne nous trompons, passable-
ment ajourné, à causa vinta, comme disaient autrefois les Italiens, quand
on aura atteint le but. Ces hommes de guerre ont une manière à eux d'ou-
vrir des horizons pacifiques. Nous notons ce symptôme, un des plus ré-
cens, sans vouloir l'exagérer, comme aussi sans le diminuer, car on ne
manquera pas d'en tirer un argument un de ces jours pour s'interdire
toute économie dans notre budget militaire.
Et voilà comment l'Europe vit aujourd'hui comme hier dans une at-
mosphère de crainte, traînant son bagage de grandes et petites ques-
tions, d'énervans embarras politiques et de lourdes difficultés finan-
cières, de préoccupations et d'incidens. Le plus gros de ces incidens
pour le moment est cette affaire de Servie, qui aurait pu rallumer tout à
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REVUE. — CHRONIQUE. 237
coup la questioD d'Orient, et autour de laquelle la diplomatie semble
s'ingénier à faire bonne garde pour en limiter au moins les consé-
quences. Il est de la nature de tels événemens de rester enveloppés d'un
certain mystère. Qui a pu frapper ce prince Michel Obrenovitcb, dont
l'attitude réservée n'était point faite évidemment pour provoquer des
pensées de meurtre? Les assassins ont été pris, ils sont jugés en ce mo-
ment et même condamnés. Ce qui semble bien clair aujourd'hui, c'est
que l'attentat de Belgrade n'est pas exclusivement une vengeance per-
sonnelle; ce n'est pas non plus essentiellement un assassinat politique;
c'est peut-être l'un et l'autre, en ce sens que les meurtriers ont cru sans
doute trouver dans une certaine situation un encouragement à leur ten-
tative sanglante. Il y a en Servie, on le sait, bien des partis en lutte, et
entre tous ces partis il en est un notamment ambitieux, ardent, dont le
programme est d'en unir au plus vite avec la Turquie, de former au
cœur de l'Orient un empire serbe en réunissant aux provinces déjà plus
qu'à demi indépendantes d'autres provinces restées encore sous le joug
ottoman. Nous ne discuterons pas les aspirations nationales de ce parti,
dont la force est évidemment dans un vigoureux instinct de race, dont
la faiblesse est dans ses affinités trop intimes avec la Russie, la grande
et dangereuse patronne des chrétiens et des Slaves de la Turquie; c'est lui
qui a la main dans toutes les insurrections, qui est l'organisateur ou
l'auxiliaire de tous les comités formés en Bulgarie, dans la Bosnie, dans
l'Herzégovine; c'est lui qui a poussé à des armemens démesurés à Bel-
grade en vue d'une conflagration prochaine de l'Orient. Pendant quel-
que temps, surtout dans ces deux dernières années, le parti grand-serbe
a cru trouver dans le prince Michel Obrenovitch un instrument de ses
desseins habilement fomentés par la Russie. Or depuis quelques mois le
prince Michel avait fait visiblement un mouvement de retraite; il se re-
fusait à être l'allumette chimique qui devait mettre le feu à l'Orient; il
échappait à l'influence russe, toujours active à Belgrade, et se retranchait
dans une prudente réserve, entretenant d'ailleurs de bonnes relations
avec le gouvernement du .sultan, encore plus avec l'Autriche, vers la-
quelle il était revenu. De là un assez vif mécontentement, allant jusqu'à
l'animosité, qui s'était répandu parmi les grands-serbes et dont le prin-
cipal organe était un journal publié à Neusatz, dans la Servie autri-
, chienne.
Ce serait sans doute une injustice de conclure de là que le parti grand-
serbe avait prémédité le crime accompli dans le parc de Topchideré; les
meurtriers ont pensé tout au moins préparer son avènement au pouvoir.
Peut-être aussi espéraient-ils servir les intérêts d'une autre famille prin-
cière, celle des Karageorgevitch , l'éternelle rivale des Obrenovitch, de-
puis que la Servie est à peu près indépendante; mais ils ont été désavoués
par les membres de cette famille, dont l'un a même déclaré qu'il ne
voulait pas être « l'Augustenbourg du Danube. » Les meurtriers n'avaient
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238. KEVUJS. DES DEUX MONDES.
pas moins ourdi habilement leur complot; ils devaient faire place nette
et tuer tous les ministres en même temp? que le prince Michel. Ils ont
été arrêtés à mi-chemin, et n'ont pu. faire que la moitié. de leur œuvre.,
Ce qui a- sans doute empêché une révolution dont il eût été difficile de
calculer lès suites, c*est la-^vigpureuse promptitude avec laquelle le gpu*
vernement, inspiré par le ministre de la guerre, s'est, hâté de mettre,
la Servie en état de siège d'abord, puis de proclamer provisoirement,
comme souverain le jeune Milano Obrenovitch, neveu du prince sasas*
sine, en réservant d'ailleurs à l'assemblée, nationale, la s&up|c^iw^* le^
droit dé décider définitivement. Une circonstance aurait pu aggraver sin*»^
guliêrement cette question serbe naissant ainsi à Timproviste : c'eût été
si le meurtre du prince Michel était devenu immédiatement Toccasion,
d'une liitte d'influences. entre les puissances européennes.. Il n'en, a rien,
été heureusement. Les cabinets ont paru * dès le premier instant^ infinir
ment plus préoccupés d'éteindre . le feu que delVallumer. La Turquie,,
comme'puissance suzeraine, s'est abstenue de toute intervention^ môme,
de tmite suggestion blessante pour l'indépendance de Ja Servie, et c'était
assurément la plus habile politique. La Russie elle-même a évité de faire
acte d'influence dans un pareil moment L'Autriche n'a. eu qu'une pensée,,
celle découper court à toute difficulté en favorisant la combinaison la plus,
simple, c'èst-à-dîre l'avènement du prince Milano, etla.France, l'Angle-
terre, ont senti la nécessité de. suivre TAu triche dans cette voie. Milanoi
Obrenovitch a donc été proclamé prince souverain de Servie, et selon
toute apparence if va. être confirmé dans la dignité princière. par la
skiiptchina; mais ce serait une dangereuse erreur de croire que tout est
fini par cela même; c'est peut-être .au contraire le moment oii, à. là, faveur
d'une minorité, à l'ombre d'une régence qu'il. sera difficile de constituer,
toutes les rivalités vont éclater de nouveau, toutes les passions vont se
réveiller, lès partis vont se remettre à l'œuvre, et cela veut dire qu'au
nombre de tous lès points faibles, maladifs de rEurûpe,.on en compte
aujourd'hui un de pliis : c'est.la Servie, Or la question de la Servie, c'est
lè commencement dé la question d'Orient.
En attendant que ces terribles questions d'Orient ou d!Allemagne lais-
sent voir ce qu'elles contiennent, les finances, nous le disions,. sont. la;
préoccupation et là grande affaire de bien des pays. Elles sont l'obsession
de rAutriche, où les chambres, après avoir voté les lois confessionnelles-,
la loi sur le mariage civil, sont livrées à l'élaboration d'un budget, et de-
puis six mois elles sont à peu près l'unique souci de ritalie..Ge n'est pas
que pour l'Italie, comme pour l'Autriche, il n'y ait bien d'au trea ques-
tions, que la politique proprement dite ait cessé d'absorber les. esprits^.
L'Italie n'a point assurément renoncé à Rome, elle n'a point réconcilié
Turin avec Florence, elle n'a point désarmé le brigandage, et récem-
ment encore, dans certaines provinces telles que la Romagne, des inci-
dens tragiques, des meurtres. dont des magistrats ont été les victimeSt
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REVUE. — CHRONIQUE. 239
ont révélé une situation morale des plus graves; mais ce qui domine,
c'est la préoccupation financière, et un des mérites du ministère actuel,
c'est de s'être adonné tout entier à celte reconstitution des finances
avec une patiente et froide ténacité, sans illusion, sans parti-pris, sans
dissimuler l'extrémité où l'Italie se trouvait. Les chambres, stimulées
par le pays lui-même, ramenées sans cesse à la question par le gouver-
nement, ont fini par se mettre à cette discussion, un peu prolongée à
vrai dire, un peu confuse, où le ministre des finances, M. Cambray-
Dîgny , montre réellement autant de zèle que de sincérité. Chose curieuse,
le ministre dont on attendait le moins est celui qui est tout près d'at-
teindre les résultats les plus décisifs. 11 il'y avait plus à reculer, Tltalie
se trouvait en face d'un arriéré, d'un déficit dépassant 800 millions.
Uétat doit iOO millions à la banque, dont les billets ne cesseront d'avoir
cours forcé qu'après remboursement; il y a de plus 250 millions de bons
du trésor; le reste se compose d'un déficit courant qui en 1869 atteindra
^30 millions. La première chose à faire était évidemment d'assurer au
budget des ressources normales pour dégager l'avenir et soutenir le cré-
dit. C'est ce qui a été' fait au moyen d'une série de lois, dont la principale
est h loi sur ht mouture, et qui dans leur ensemble réduisent le défici
à un chiffre d'une quarantaine de millions, qui disparaîtra lui-même
facilement par quelques économies nouvelles et par le mouvement na-
turel de la richesse publique; mais même avec ces lois il restait toujours
le déficit de 230 TOillions jusqu'en 1869. M. Cambray-Digny vient d'y
faire face pamne opération habile et hardie : il a* traité avec une com-
pagnie italienne et étrangère qui se charge de la régie des tabacs, en
prenant pour base de la redevance due à l'état le produit de l'année cou-
rante. Au-delà de cette redevance, l'état a droit à 30 pour 100 des béné-
fices dans les quatre premières années, à 40 pour 100 dans les quatr
années suivzm tes, -pour arriver ensuite à un partage égal. Enfin la com-
pagnie avanœ à Tétat 180 millions remboursables en vingt annuités, et
feplns elle lui achète au prix de 50 millions les provisions qui existent
dans les magasins publics. De cette façon le gouvernement a dès ce mo
naent les 230 millions qui lui sont nécessaires pour combler le déficit
iwqu'àla fin de 1869. Cela fait, le ministre des finances italien paraît
*toir recourir à une opération sur les biens ecclésiastiques pour rem-
bourser les bons du ti*ésoret la banque en faisant cesser le cours forcé,
eiia situation se trouvera ainsi notablement dégagée.
Jwque-là tont serait bien. Malheureusement, dans les combinaisons
Sveraes par fesquelles l'Italie cherche à restaurer ses finances, une er-
ï^r ^est glissée qui peut détruire ou du moins atténuer l'effet de tout
le reste. L'Italie a fait ce que vient de faire l'Autriche de son côté. Les
fcnx anciennes rivales se sont rencontrées sur le même terrain pour im-
poser les titres de la dette qui sont entre les mains des étrangers.
W* Cambçiy-^Digny avait prudemment évité le piège ; dans ses proposi-
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2A0 REVUE DES DEUX MONDES.
tions primitives, qui tendaient à transformer Tirnpôt sur la richesse
mobilière en une taxe sur le revenu , il exemptait les porteurs étrangers
de la dette. La chambre a bouleversé tout cela, elle n'a pas voulu de la
taxe sur le revenu, elle a mis un nouveau dixième, — il y en a déjà deux,
— sur la richesse mobilière, et les étrangers sont soumis à Timpôt pour
les titres de la dette comme les nationaux. Les chambres de Florence se
sont trompées, et ont cédé à un préjugé aussi futile qu'il peut être dan-
gereux contre les étrangers. Ce n'est pas seulement la violation palpable
d'un engagement, c'est une mesure contre le crédit italien. Les intérêts
de la dette italienne à l'étranger s'élèvent à 86 millions, sur lesquels la
France a la plus grande part. C'est donc une maigre ressource de 8 mil-
lions qui résultera de l'impôt, et pour ces 8 millions l'Italie expose gra-
vement son crédit. Que fera-t-elle, si les bourses étrangères se ferment
devant ses valeurs nouvelles, notamment devant les obligations de la
compagnie des tabacs? Elle perdra infiniment plus qu'elle ne peut recueil-
lir par la taxe. Elle n'a qu'à se souvenir de l'Espagne, qui a été durement
atteinte dans son crédit, il y a quelques années, pour un fait analogue,
qui a fini par être obligée de reconnaître lés certificats anglais, la dette
passive , et qui dans l'intervalle a perdu considérablement. Ce qu'il y a
de plus étrange, c'est qu'on n'a pas même exempté les bons du trésor.
Ces singuliers économistes n'ont pas vu qu'il faudrait nécessairement
fixer l'intérêt en conséquence, et qu'en définitive c'est l'état lui-même
qui paierait les frais. Si cet acte n'a pas produit déjà l'effet qu'il pouvait
produire, c'est qu'il y a un effort évident pour restaurer les finances du
nouveau royaume, et que les porteurs étrangers sont intéressés eux-
mêmes à ne rien brusquer, à ne pas compromettre le crédit italien. Leur
premier intérêt est dans cette reconstitution financière qui s'accomplit
aujourd'hui et qui est leur plus sûre garantie.
Quand l'Italie aura mis un peu d'ordre dans sa situation matérielle,
elle ne sera pas au bout de son œuvre, elle pourra songer à sa situation
morale. Elle a beaucoup à faire, nous en convenons. Et d'abord qu'elle
mette fin au plus vite à cette grande misère de ces petits enfans que
vous avez vus si souvent à Paris. On ne s'en doute guère, il y a des vil-
lages de la Basilicate d'où partent chaque année des centaines d'enfans
littéralement vendus à d'odieux traficans. C'est une véritable traite qui
s'«xerce en pleine civilisation européenne. Il y a quelque temps , une so-
ciété de bienfaisance italienne qui existe à Paris prenait en main les in-
térêts de ces malheureux, et publiait dans un rapport touchant les rensei-
gnemens les plus curieux. Le parlement de Florence lui-même s'en est
occupé, et le général Menabrea mettait avec raison cette question au
nombre des plus graves. Il s'agit pour Tltalie de faire cesser cette expor-
tation d'êtres humains favorisée par les anciens gouvemémens, et de com-
battre le vagabondage comme le brigandage de la seule façon qui puisse
être eflicace, par le développement de la culture morale et du travail.
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REVUE. — CUROMIQCE. 241
Rien ne ressemble moins à la vie anxieuse, fatiguée, agacée, de l'Eu-
rope que la vie des États-Unis. Le peuple américain n'est point certes à
l'abri des crises les plus sérieuses; il s'en créerait au besoin, s'il ne trou-
vait pas sur son cbemin toutes celles que le mouvement naturel des
choses lui apporte. Il est certain du moins qu'au milieu de ces difficul-
tés de tous les jours il marche avec une vigueur d'allure, et un senti-
ment de force inhérens à un tempérament national formé au grand air
de la liberté. Les questions se succèdent et se multiplient, les intérêts
et les passions se déploient, pouvoir exécutif et congrès se heurtent; la
vie américaine ne suit pas moins son cours, et cette énergique race se
joue avec uii# aisance audacieuse dans des épreuves où d'autres som-
breraient au premier pas. Assurément c'est toujours une crise des plus
graves qu'un conflit enire le chef de l'état et une assemblée populaire;
elle n'est pas si grave là où le sens légal est tellement enraciné qu'il ne
peut venir à l'idée de personne d'en finir par la force, et c'est ce qui
explique comment le président Andrews Johnson a pu être mis en accu-
sation sans disparaître totalement devant une telle manifestation de
puissance législative, comment aussi il a pu être acquitté sans que le
congrès en ait souffert dans son légitime ascendant. Chacun était dans
son droit. Le conflit s'est déroulé devant le peuple; le grand spectateur
de ces scènes, et tout a fini sans violence. M. Johnson est resté à la
Maison-Blanche, subissant cette épreuve avec une réserve et un calme
qui n'ont pas été sans dignité. Le congrès, de son côté, procède lente-
ment, laborieusement, à la reconstruction de l'Union, cette œuvre diffi-
cile léguée par la guerre civile, votant la réincorporation successive des
états da sud. A vrai dire, entre ces deux pouvoirs qui sont entrés en
lutte justement sur cette œuvre de reconstruction bien plus que sur une
question de prérogative dans le choix d'un secrétaire d'état de la guerre,
entre ces deux pouvoirs hostiles les rapports ne sont pas des meilleurs, les
défiances sont loin d'être dissipées, l'antagonisme subsiste encore; mais le
duel judiciaire s'est terminé d'une façon peut-être imprévue, car on s'at-
tendait visiblement à une condamnation. Légalement donc M. Johnson
est sorti intact du procès dirigé contre lui, moralement il reste avec une
maigre victoire. Si ses adversaires ont montré contre lui un acharnement
excessif, si ce président n'est rien moins qu'un machinateur de coups
d'état, il avait du moins en peu de temps accumulé assez de gaucheries
et d'intempérances de langage pour se faire une situation qui n'est pas
plus facile aujourd'hui qu'avant son procès. Il était monté à la prési-
dence par le hasard du meurtre qui avait frappé Lincoln; il sortira de la
Maison-Blanche pour n'y plus rentrer sans doute, et les quelques mois de
pouvoir qui lui restent encore vont être assçz remplis pour n'être point
marqués par des péripéties nouvelles dans cette lutte entre une prési-
dence expirante et le congrès. Cette lutte est déjà une vieille histoire.
TOME LXXVI. — 1868. 16
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242 RETUB DES DEUX MONDES.
La grande préoccupation des États-Unis aujourd'hui, c'est le choix d'un
nouveau président. Tout se dispose pour l'élection qui doit avoir lieu au
mois de novembre. Le mouvement est déjà commencé, les partis sont à
l'œuvre, et le choix qui sera fait a certainement dans la situation où se
trouvent les États-Unis une gravité exceptionnelle, car il s'agit d'effacer
les dernières traces de la guerre civile, d'assurer les grands résultats de
la victoire du nord sans froisser trop vivement le sud dans ses droits
et dans ses intérêts. Quel sera Tel u du suffrage populaire ? Il y a depuis
longtemps un candidat désigné, c'est le pacificateur de l'Union, le vain-
queur de Richmond, le général Grant. Celui-là ne se comMpmettra point
par ses discours et ses manifestations; il n'écrit guère et n parle encore
moins. C'est un taciturne qui ne paraît pas avoir pris ses grades en poli-
tique. Il ne s'est engagé jusqu'ici avec aucun parti, et même dans la lutte
de M. Johnson avec le congrès il est resté assez volontiers neutre. Sa
plus claire profession de foi est qu'il sera le serviteur du peuple. Ce n'est
pas par l'éclat de son talent politique que le général Grant a beau-
coup de chances; mais il a pour lui son prestige militaire, son renom
de soldat heureux, sa position exceptionnelle, et il vient d'être adopté
par le parti républicain, qui a toute la puissance d'un parti victorieux
depuis la fin de la Sécession; il a été unanimement proclamé par la
convention qui s'est réunie à Chicago pour choisir un candidat et tra-
cer le programme de la future présidence républicaine. Le général
Grant a accepté candidature et programme en termes brefs comme un
ordre du jour, et son acceptation a été saluée avec enthousiasme. Il
reste à savoir si, en devenant le candidat spécial d'un parti, en se voyant
obligé de se prononcer pour un programme déterminé, le général Grant
ne perd pas un peu de la position qu'il avait su garder jusqu'à présent,
et si le parti démocrate, qui , malgré ses cruelles défaites, ne se tient
pas pour battu, ne va pas lui susciter une concurrence dangereuse. Ce
parti en effet ne semble nullement disposé à déserter la lutte. Il a son
candidat, il en a même deux. L*un de ces candidats est M. Pendleton,
avocat à Cincinnati, homme de talent et d'un certain prestige, mais qui a
sans doute fort peu de chances, car il représente le vieux parti démocrate
d'avant la sécession, la fraction de ce parti qui n'a rien appris ni rien
oublié.
Une autre candidature probablement plus sérieuse eât celle du chief-
justice des États-Unis, M. Chase, dont l'avènement répondrait aux vœux
de la fraction démocrate qui, sans revenir sur le passé, accepte les résul-
tats essentiels de la guerre. Le programme de M. Chase consisterait à
replacer le plus promptement possible les états du sud dans la position
où ils étaient avant la sécession, sans toucher, bien entendu, àTabdlition
de l'esclavage pas plus qu'à l'égalité du suffrage entre les blancs et les
noirs, et le premier acte de sa présidence serait une amnistie générale.
Maintenant quel sera le candidat définitivement choisi par le parti dé*
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REFOE. — CHBONIQITE. 243
mocrate? Sera-t-œ M. Pendleton^ sera-ce M. Chase? C'est ce que décidera
la convention démocratique qui va se réunir à son tour le k juillet ài
New-Yoïk-Les deux partis vont se trouver ainsi en présence; mais, si
vive que paraisse devoir être la lutte,, si facile qu*il soit d'exciter les susk
ceptibiiités du. pays contre le danger des prépondérances militaires^
toutes les chances semblent être jusqu'ici pour le général Grant, dont le
nom résumerait une nouvelle victoire du nord dansce qu'elle a de moins
exclusif et de plus modéré. oh. de hazaoe.
ESSAIS ET NOTICES.
LBS PROBLEMES PHIUOSOPHIQUES.
J. Prchlèmesde la Nature, pu M. Aagastô Laugel. — n. Problèmet de la Vte,,pta le même,
m. — Problèmet de l'Ame, par le môme. Germer BaUliôre.
IL est permis de contester à la philosophie le pouvoir de donner des
solutions^ on nelui contestera pas le droit de poser des problèmes. Tant
qu'il Y aura un esprit humain, on ne supprimera pas, quoi qu'on fasse^
la curiosité, et ceux qui donnent pouD objet à la philosophie l'inconnui
lui assignent par là même un domaine asses vaste. Constituer la science^
de L'inconnuv classer et: coordonner les mystères, graduer et échelonner*
les points d'interrogation serait encore une œuvre* digne d^ambition et
d'estime, et j'en sais pour qui cette seience^ de l'ignorance aurait encore
plus de charmet qu'une science plus exacte, mais portant sur de moin-
dres objets. Si les questions sont ici plus difficiles, elles sont aussi plus
grandes^ et ce que l'on perd d'un côté, on le retrouve de l'autre. Laissons
donc aux. sciences exactes leurs théorèmes et leurs démonstrations; et
oonlentOQS-Bons des problèmes; nous ne serons pas encore si mai parta-
gés.. C'est donc, à notre aviSi une idée ingénieuse de M. Auguste Laugel
d'avoir classé toutes. ses idées. philosophiques sous ces trois titres: Pro-
Uèmts de la NaiuKt^, Problèmes de la Vie, Problèjnes de l'Ame. Phr là; il
se permet à lui-même de beaucoup conjecturer et de ne pas trop affir-
mer*. 11 satisfait ài la. fois son imagination, qui est vive, et son esprit
scienxifique; qui est réservé. L'une- sa- montre généralement favorable*
aux solutionsles plus nouvelles et les plus hardies, Pautre sait s'arrêter,
avec cxreoQspection devant les innombrables inoonnuesque recèlent tous
les problème» dont il nous entretient.
Mv. Auguste Laugel est un des écrivains qm ont le plus contribué à
rapprocher l'une de l'autre la» science et laphilosophiei Dans un ouvrage
antérieur intitulé: précisément iSciance et Philosophie, il a exposé sous
une forme biiUaiBte et élevée les débats scientifiques de notre temps.
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244 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est lui peut-être qui a le plus contribué à mettre le public au cou-
rant de ces grandes questions qui nous touchent de si près, la corré-
lation des forces physiques, l'origine de la vie, la transformation des
espèces, l'antiquité de Thomme, les analogies et les différences anato-
miques de l'homme et de Tanimal. Toutes ces questions, dont la phi-
losophie s'est désintéressée pendant si longtemps parce qu'elle avait
autre chose à faire, elle ne peut plus les écarter aujourd'hui. Sans pré-
tendre que les doctrines spiritualistes soient suspendues au sort de tel
ou tel problème scientifique, et tout en reconnaissant que ce sera tou-
jours dans la psychologie et dans la morale qu'elles trouveront le plus
ferme appui, on ne doit pas oublier d'un autre côté que la métaphysique
a toujours eu pour ambition d'être la science des sciences, d'embrasser
dans son unité transcendante l'homme et la nature. On ne doit pas ou-
blier que Bacon fixait à la philosophie un triple objet, l'homme, le monde
et Dieu, que Descartes et Leibniz n'ont jamais séparé la physique de la
philosophie, que la philosophie allemande, aussi bien que la grecque, la
première et la dernière des grandes philosophies d'Occident, ont eu leur
cosmologie à côté de leur psychologie et de leur théologie. La philoso-
phie renoncerait donc à sa vraie mission, et se réduirait à n'être qu'une
science particulière, au lieu d'être, comme le voulait AriStote, la science
des premiers principes et des premières causes, si elle écartait de ses
recherches ou du moins de ses inductions la nature tout entière. Si l'on
considère surtout les immenses progrès qu'ont faits les sciences physi-
ques et naturelles depuis trois cents ans, il est difficile d'admettre que,
de toutes ces révélations si étonnantes, il ne résulte rien pour la philo-
sophie elle-même, — que la découverte du système du monde, des lois
du mouvement, d'un agent aussi merveilleux que l'électricité, des com-
binaisons chimiques, des lois de l'organisation et de la vie, que de telles
découvertes, dis-je, n'aient rien à apporter à la science de l'homme et à
la science de Dieu. 11 est donc dans la nature des choses que la philoso-
phie se rafraîchisse et se renouvelle au contact des sciences physiques et
naturelles. Si un matérialisme passionné se hâte de tirer parti en sa
faveur de ces données nouvelles trop négligées, il est urgent qu'une mé-
taphysique plus savante et plus éclairée vienne à son tour interpréter
les résultats de la science avec une libre impartialité.
Ces considérations doivent nous rendre reconnaissans envers les écri-
vains qui, venus de la science, se sont approchés de la philosophie, et
qui nous donnent par là l'exemple de nous avancer réciproquement de
la philosophie vers la science. C'est ce mérite qui nous a toujours frappé
dans les écrits de M. Auguste Laugel. Ancien élève de l'École polytech-
nique et de rÉcole des mines, il a reçu, comme on voit, la plus forte
éducation scientifique que l'on puisse acquérir en France de nos jours;
mais il n'appartient pas à cette école qui ne voit partout que des faits et
des rapports, et qui considère la pensée spéculative comme un superflu.
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REVUE. — CHRONIQUE. ^ 245
La nature ne Tîntéresse que comme objet et aliment de la pensée. Né
sur les bords du Rhin, il a reçu de TAUemagne le souffle des choses
idéales, non toutefois sans un certain mélange de vapeurs et de brumes
traversées çà et là par les rayons d'une imagination poétique. Une philo-
sophie rigoureuse et précise ne trouve peut-être pas toujours son compte
à ce mélange de science exacte et de poésie mystérieuse. Il ne faut point
trop presser ce brillant esprit ni sur la méthode ni sur les doctrines. Un
spiritualisme sévère, tout comme une logique exacte, peut trouver à re-
prendre dans ses écrits; mais la candeur de la pensée désarme les
scrupules, des aperçus heureux captivent la curiosité, et le sentiment
profond de la grandeur de la science et de Tinfini dans les choses donne
quelquefois à son style un accent presque religieux.
L'analyse détaillée des trois derniers volumes de M. Laugel nous est
interdite par le nombre même, la diversité et la complication des ques-
tions qui y sont traitées. Nous nous bornerons à en résumer l'esprit,
ce qui va nous amener à parler des diverses tendances philosophiques
qui se partagent les sciences à l'heure qu'il est. On peut dire que la
science de la nature a toujours été divisée, comme elle l'est encore au-
jourd'hui, en deux grandes écoles contraires, l'une qui l'entraîne vers
Tunité, l'autre vers la diversité, l'une qui tend sans cesse à la réduction
des forces, l'autre qui insiste surtout sur la pluralité des agens. L'un
et le plusieurs, ces deux termes auxquels les pythagoriciens et les plato-
niciens ramenaient les principes des choses, semblent être les deux pôles
contraires entre lesquels l'esprit humain oscille sans cesse dans la science
comme dans la philosophie, dans la religion comme dans la politique.
Ces deux tendances coexistent plus ou moins à chaque époque; cepen-
dant c'est tantôt l'une, tantôt l'autre qui est prépondérante. Dans la
physique cartésienne, le principe de l'unité dominait d'une manière ab-
solue. Descartes, préoccupé surtout de chasser de la science les qualités
occultes du moyen âge, avait ramené tous les problèmes de la physique
et même de la physiologie aux problèmes de la mécanique, et il avait
dit : « Donnez-moi de la matière et du mouvement, et je ferai le monde. »
De là la théorie des tourbillons et la théorie de l'automatisme, ces deux
hypothèses si ingénieuses et si fausses qui ont ruiné la physique carté-
sienne, et qui sont encore citées comme des exemples de romans scien-
tifiques, quoique l'esprit général de la physique cartésienne soit évi-
demment celui qui tend à reprendre faveur aujourd'hui.
Le XVII® siècle s'était déclaré l'adversaire des qualités occultes, le
xvui^ les réhabilita. 11 n'y a qu'un seul moyen de chasser les qualités
occultes de la nature, c'est de ramener toutes les classes de phéno-
mènes les unes aux autres, et tous ces phénomènes sans exception à un
seul, le mouvement. Il ne reste plus alors qu'à chercher la cause du
mouvement, qui pour Descartes n'était autre chose que la cause pre-
mière. Cette théorie si séduisante était à chaque pas contredite par l'ex-
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246 REVUE DES DEUX MONDES.
périence. Le mécanisme universel était une théorie prématurée, en sup-
posant qu'elle fût vraie. L'analyse des faits devait montrer des séries de
phénomènes irréductibles les uns aux autres, et à chacune de ces séries
correspondait une cause inconnue; mais, tandis que le moyen âge croyait
expliquer les faits, en imaginant de telles causes, le xvm« siècle^ animé
de la vraie méthode scientifique, se contentait de constater, d'analyser,,
de mesurer les phénomènes, et ne voyait dans les qualités occultes que
des noms abstraits par lesquels on représentait provisoirement les causes
inexpliquées. Quoi qu'il en soitv il est. certain que ce qui a dominé aa
xvm* siècle,, c'est le principe de la. diversité des causes et. des agena,
tandis qu'au. xvn« c'était Tunité. C'est ainsi que Newton découvrait les
lois de l'attraction, irréductibles à celles de l'impulsion, Lavoisier et Ber-
thoUet les lois des affinités chimiques, irréductibles à celles de l'attrac-
tion ordinaire, Halier les lois de Tirritabilité, irréductibles aux lois phy-
sico-chimiques;.c'est ainsi que lumière, chaleur, électricité, magnétisme,,
formaient dans la physique autant de chapitres distincts et séparés; c'est
ainsi que, dans un autre ordre d!idées , Guvier établissait quatre types,
irréductibles d'animaux ,^ et que dans la géologie il supposât!, comme
Bufron,,dearévolutions radicales, qui à plusieurs reprises avaient changé
subitement,, et comme par des coups de théâtre, l'aspect de la nature
aussi bien, que celuii de. ses habitans..
Si depuis Descaries jusqu'ài Ampère la science a toujours avancé en
multipliant les causes et les agens, ce qui devait être le premier résultat
de la^méthûda expérimentale, on peut dire que depuis Ampère il. s'est
produit un mouvement en sens inverse et un: retour à. l'hypothèse car-
tésienne, maisr avec des moyens d'investigation et de vérification bien
autrement puissans etexacts q,ue ceux de Descartes. Gela, explique que.
ce qui n!était chez, celui-ci qu'une hypothèse arbitraire peut être entrevu
par quelques-uns comme, le. terme possible, tout au moins l'idéal de. la-
science positive.
Sans: anticiper sur les démonstrations réservées à l'avenir^ on- peuL
affirmer dès à présent que deux, idées fondamentales se dégagent, de la
physique actuelle. La première,, c'est la réduction des agens pbysiquey
au plus petit nombre possible;, la seconde, c'est la. réduction de ces:
mômes causes au phénomène général du mouvement. A.la première da.
ces. tendances se rapportent les découvertes d'Ampère et de Faraday, quîi
ont fondé l'électrxi-magnétisme.et assimilé deux, agens considérés jus-
que-là comme deux fluides distincts, l'électricité et le magnétisme;, les
découvertes de Mellani,,de MM^Fizeaux et Foucault, qui paraissent avoir
étabU l'identité essentielle de la. lumière et de la chaleur; — à la seconde
de ces tendances se rapportent les travaux de Fresnel sur la lumière, tra-
vaux qui ont défînitivement donné raison à la théorie des ondulations^
sur la théorie de l'émission,, et en. second lieu les travaux de MM. Mayer
et Joule, qui ont démontré l'équivalence de la chaleur et du mouvement^,
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iRB¥U£. — CHRONIQUE. 247
la transformanon de l'une en l'autre selon une proportion rigoureuse-
ment détermioée. De toutes ces admirables découvertes approfondies et
développées est sortie cette idée générale, simple et grandiose à la fois :
c'est que dans le monde; physique, en laissant de côté l'ordre de la vie,
de la seDsibiiité et de la , pensés, il n'y a rien.autre chose que des mou-
vemens. Ces mouvemens sont de deux sortes : les uns, visibles, immé-
diatement perçus par nos sens, forment l'objet de la mécanique ordi-
naire; les autres, invisibles, ne nous affectant que sous les apparences
phénoménales de la chaleur et de la lumière, sont l'objet d'une méca-
nique nouvelle qui fait chaque jour de nouveaux progrès. La théorie
mécanique de la chaleur, qui pourrait bien être dans le domaine de l'in-
fîniment petit une découverte aussi féconde que la découverte newto-
nieane dans le domaine de rinûniment grand, parait devoir être comme*
la théorie générale qui dans un temps donné embrassera la physique tout
entière, et à l'heure qu'il est modiûe déjà profondément les doctrines
de la chimie. D'un côté pénétrant jusqu'à la physiologie, remontant de
l'autre jusqu'à l'astronomie, elle semble appelée à expliquer à la fois la
chaleur vitale et la chaleur solaire, à relier l'un à l'autre d'une manière
scientifique ces deux phénomènes, dont l'imagination mythologique avait
pressenti Ja merveilleuse union.
Cette tendance générale à l'unité de la force dans la oature est celle
qui domine dans le premier ouvrage' de M. laugel, Problèmes de la Na-
ture. Cependant il ne s'y abandonne pas sans circonspection et sans ré-
sistance. 1! ne parait pas vouloir aller au-delà du principe de la corréla-
tion des forces, posé par M. Grove il y a vingt-cinq ans. 11 n'admet que
Ifâ analogies de la lumière et de la chaleur, et se refuse à en affirmer
l'identité. Peut-être est-il ici trop timide. Les physiciens les plus autori-
sa ne craignent point d'aller jusqu'à cette dernière synthèse, le me con-
tenterai de citer M. Verdet, que nous avons eu le malheur de perdfe il y
a deux ans, et dont la haute autorité scientifique était hors de doute.
M. Verdet n'hésitait pas à considérer comme .acquise à la science l'iden-
tité des deux agens, chaleur et lumière, la diversité spécifique n'étant
fue dans les organes et non dans les causes externes (1).
Ce ne serait pas faire suffisamment connaître les Problèmes de la
iVaiurede M. Laugel que de n'y voir qu'une synthèse des grandes dé-
cooveines scientifiques modernes. H y apporte encore des vues philo-
S(^iqae6 personnelles et.intéressantes. Je signalerai, par exemple, la ré-
daction de toutes nos idées sur les corps à deux fondamentales, la forme
et la force, — k première nous donnant ce qu'ily a de stable et d'immo-
bile dans lés choses, la seconde ce qu'il y a de changeant, d'actif et de
vivant; la première, objet des sciences que l'auteur appelle staHques,
W Cette doctrine s'enseigne aujourd'hui dans les traités de physique ; voyez Traité
i» Ph^tiq^e, ptr MM. d'Almeida et Boutan.
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2&8 REVUE DES DEUX MONDES.
la seconde, objet des sciences dynamiques. Je signalerai en outre sur l'es-
thétique des sciences un chapitre original, qui contient sur le rôle des
nombres et de la forme dans la nature des vues ingénieuses et neuves
que toute philosophie, sans distinction d'école, peut mettre à profit.
Dans les Problèmes de la Vie, nous voyons, comme dans les Problèmes
de la Nature, une tendance de l'auteur vers ce que j'appelle les doctrines
unitaires, et en môme temps un esprit de circonspection qui s'arrête
devant le conjectural et l'arbitraire. C'est ainsi que, si peu partisan qu'il
soit de l'animisme et même du vitalisme, il se refuse cependant à ad-
mettre que tous les phénomènes de la vie puissent s'expliquer par des
agens physico-chimiques; c'est ainsi que, très peu disposé à accepter
une intervention surnaturelle, et tout en inclinant à croire que la vie a
pu commencer naturellement, il n'hésite cependant pas à reconnaître
qu'il n'y a pas jusqu'à présent un fait démontré de génération spontanée,
et que tous les argumens qui ont été donnés jusqu'ici en faveur de cette
thèse ont succombé devant l'expérience.
Puisque nous rencontrons ici cette question, qu'il nous soit permis
de dire qu'on y a peut-être attaché trop d'importance; nous-même,
dans notre travail sur le Matérialisme contemporain, nous avons donné
dans cet écueil. En définitive, il importe assez peu que l'on établisse que
dans l'état actuel des choses il n'y a point d'être vivant qui ne sorte d'un
germe préexistant. Ce n'est pas cet état actuel qui intéresse le philo-
sophe, c'est l'origine des êtres vivans qui est pour lui le problème. C'est
pour résoudre ce problème qu'il interroge avec anxiété toutes les sciences.
Or il paraît bien établi que la vie n'a pas toujours existé sur le globe;
tout porte à croire, et sur ce point l'hypothèse de Laplace est conforme
à toutes les données de la géologie, que le globe terrestre a passé par
un état incandescent, absolument impropre à la vie. Lors donc que la vie
est apparue sur le globe, elle ne venait point de germes préexistans, puis-
que de tels germes n'auraient pu subsister dans une température qui
dépassait tout ce que nous pouvons produire par nos moyens artificiels.
En supposant contre toute analogie et toute expérience que certaines es-
pèces inconnues pussent vivre à des températures démesurées, on ne
pourrait l'affirmer des espèces que nous connaissons. On est donc forcé,
quoi qu'on fasse, de reconnaître qu'à un moment donné la vie a pu
naître sans germes, c'est-à-dire qu'une première organisation s'est for-
mée spontanément avec des élémens inorganiques. On dira que c'était
là une création et non une génération; mais ce n'est là qu'une interpré-
tation. En lui-même, le phénomène n'a pu être autre chose que ce que
nous appellerions aujourd'hui une génération spontanée. Si un tel phéno-
mène se produisait aujourd'hui, on pourrait tout aussi bien l'expliquer
par l'acte créateur que le phénomène primitif. Sans doute il pourrait être
très important au point de vue scientifique, pour écarter à la fois et Thy-
pothèse surnaturaliste et l'hypothèse matérialiste, de prouver que la vie
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REVUE. — CHRONIQUE. 249
est éternelle, qu'elle n'a pas commencé, et que par conséquent le mys-
tère de son origine se confond avec le mystère même de Torigine des
choses; mais, je le répète, tant que dureront les idées géologiques qui
ont aujourd'hui cours, on doit considérer comme improbable Thypo-
thèse de la perpétuité de la vie (1). Dès lors, la génération spontanée
devant être acceptée par tout le monde à l'origine, sauf les interpréta-
tions de la foi, il importe assez peu qu'il se produise encore ou ne se
produise plus de phénomènes de ce genre.
Cest surtout quand il s'agit des espèces supérieures, des mammi-
fères, des anthropoïdes, de l'homme enfin, qu'en se reportant à Tori-
gine l'imagination humaine semble reculer devant l'hypothèse d'une
âlosion subite, d'une apparition absolue et sans précédent. Pour con-
cevoir dans toute sa profondeur, et je dirais presque dans toute son
horreur, la grandeur de ces problèmes, il faut se dire que, tous les mo-
mens de la durée étant homogènes, et le passé n'ayant rien en soi qui
le distingue de l'avenir, il n'y a aucune raison de ne pas se représen-
ter devant nous ou même à côté de nous ce que nous sommes forcés
d'imaginer avant nous. Représentons-nous donc un instant dans cette
série de phénomènes auxquels nous sommes habitués, dans ce milieu
d'êtres qui nous enveloppent, dans ce réseau de lois que nous trouvons
déplus en plus régulières à mesure que nous les étudions, imaginons
aujoard'hui, ici, à l'instant même, au lieu où je parle, un individu
d'une espèce nouvelle, absolument nouvelle, sans parens, sans liaison
aucune avec rien de ce qui est, tombant au milieu de nous et faisant
son apparition sur la terre comme l'homme un jour, dit-on, dans TÉden.
I-'imagination recule épouvantée devant ce tableau que j'évoque, une
rêsL<iiance invincible s'élève dans Tâme la plus croyante, et lui fait affir-
lOer malgré elle que sans doute un tel événement est bien possible dans
^n temps inconnu, à une époque indéterminée, en quelque sorte à une
<late surnaturelle, mais que jamais nous ne verrons rien de semblable
^ans le monde positif et réel que nous habitons.
Si à ces résistances instinctives de l'imagination vous ajoutez les ha-
l^iiudes de l'esprit scientifique, qui essaie toujours, autant qu'il est pos-
sible, de substituer des causes naturelles aux causes surnaturelles, si
Vous considérez le principe philosophique de la continuité, principe
entrevu par Aristote, érigé en loi par Leibniz, et qui semble nous con-
duire à ne voir entre toutes les formes spécifiques que des différences
de degrés, si vous considérez encore le principe de l'unité de type, pro-
posé par Geoffroy Saint-Hilaire, et qui partage avec le principe contraire
de Cuvier les tendances des naturalistes, si vous étudiez enfin les trans-
it) Cependant fant-il rejeter comme absolument impossible Thypothèse d*ane com-
mutation extérienre de la vie? On a trouvé récemment des matières organiques dans
^«éroUthes. Qui sait si ce ne serait point par des moyens semblables que la vie s'est
^«rodttite dihfl notre système?
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250 REVUE DES DEUX MONDES.
formations artificielles que Tindustrie humaine fait subir aux espèces
domestiques, et qui montrent la malléabilité de la forme animale, —
vous comprendrez que de toutes ces données ait* pu sortir la célèbre hy-
pothèse à laquelle un ^and naturaliste anglais a attaché son nom. Cette
hypothèse est ceHe de là sélection naturelle^ d'après laquelle la nature
aurait fait elle-même, au moyen de quelques types primitifs ou peut-être
d'un seul, toutes les espèces que nous connaissons, comme nous faisons
nous-mêmes avec ces espèces des races et des variétés, hypothèse sédui-
sante et brillante; mais aventureuse et tout à fait conjecturale, qui pa-
raissait jusqu'ici appartenir au domaine de l'imagination beaucoup plu-
tôt qu'à celui de la scienœ. M; Auguste Laugei est un ardent et éloquent
défenseur de la doctrine de Darwin. Il la rend spécieuse et plausible; il
essaie de répondre aux difficultés qu'elle provoque. Il nous montre les
doctrines opposées fortement ébranlées^ l'idée de l'espèce flottant de
plus en plus dans des contours incertains. Tel est du moins le point de
vue auquel il se place; ce n'est pas celui de la' plupart des naturalistes.
Nous avons pour notre part exposé nos doutes sur cette théorie, et nous
ne trouvons pas qu'on les ait levés jusqu'ici; mais ce n^èst pas le lieu
d'engager une* si grave controverse, et nous Ift renvoyons^ aux savant
compélenSé.
Nous nous sommes longuement étendu sur les deux premiers volumes
de M. Auguste Laug^, parce que c'est surtout dans ces deux volumes
qu'il nous paraît lui-même; peut-être est-il moins sur son terrain dans
les Problèmes de VAmey où les connaissances mécaniques, physiques,
physiologiques, deviennent insuffisantes^ et où des études précises de
psychologie et de métaphysique sont rigoureusement nécessaires. Cepen-
dant on y trouvera encore, surtout sur les rapports du physique et du
moral, de la pensée et du cerveau^ beaucoup de faits intéressans. Nous
pensons que l'auteur s'y montre en général un peu trop neutre entre le*
matérialisme et le spiritualisme, et qu'il est trop disposé à les^^renvoyw
l'un et l'autre dos à dos par une sorte de fin de non-recevoir. En se pla-
çant même à son point de vue, qui n'est' pas le nôtre, il nous semble
qu'au lieu de mettre sur le même pied ces deux doctrines comme deux
hypothèses également injustifiables il aurait pu donner à l'une d'elles
au moins une supériorité relative. Lors même qu^on n'accorderait pas
que le spiritualisme est la vérité même, on pourrait encore soutenir qu'il
est plus vrai que son opposé. Pour notre compte, nous n'oserions pas
dire que telle doctrine philosophique, même la nôtre, soit la vérité abso-
lue; mais nous devons nous borner à dire qu'elle est ce qui nous paraît
s'en rapprocher le plus. Reconnaissons-le toutefois, si dans quelques
pages le livre de M. Laugei nous paraît un peu trop impartial entre les
diverses doctrines, il en est d'autres où il s'exprime avec autant de fer-
meté que pourrait le faire un spiritualiste déclaré.
Nous avons cru intéressant de nous attacher à l'un^de ces IN^res où se
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REVUE. — CHRONIQUE. 251
tronvent le -mieux exprimées dans ce qu'elles ont de plus sincère et de
plas noble, mais en môme temps de plus vague et de plus nuageux, les
diverses tendances qui combattent et se mêlent dans l'opinion philoso-
phique de notre temps. 11 nous paraît important pour le spiritualisme de
ne pas s'enfermer comme dans une citadelle avec un froid mépris et
une inactive indignation, loin du courant et du flot qui pousse de totites
parts au dehors les jeunes générations. Il nous faut savoir ce qu'elles
pensent et ce qu'elles rêvent, quels sont les nouveaux besoins que ré-
clame leur esprit transformé. Tout n'est pas mauvais dans ce bouillon-
nement qui se fait en tout sens autour de nous, et nous ne devons pas
avoir appris en vahi l'histoire de la philosophie, qui nous enseigne à
toat comprendre, sinon à tout approuver. Entre tous les jeunes esprits
wgagés dans ces voies nouvelles et glissantes, aucun ne nous paraît plus
ëgne d'attirer les sympathies et l'attention que l'écrivain dont nous ve-
nons de résumer les écrits. p. JâWET.
MEYRINGEN. -UN MOIS DANS UN MOULIN (1).
Tn souris en te rappelant mon impatience fiévreuse de quitter Thoune.
N'avais-je pas raison? J'entrevoyais aux confins de la vallée du Hnsli une
solitude agreste, pleine de ce charme sauvage que nous préférons à
tout. En face de ce beau lac de Thoune, si admirablement encadré, splen-
didede lumière, dans ces jardins somptueux, ces cliarlrmses élégantes,
je remettais nos bruns chalets, nos grands bois, les torrens. Une nature
enjolivée, arbres ciselés, fleurs exotiques, villas, est-ce là ce que nous
cherchions dans les Alpes? Nous étions déconcertés dans cette magnifique
contrée, ouverte de toutes parts aux envahissemens des touristes. Un
vallon caché, animé par la voix des cascades, noois abritera bien mieux.
Anx camélias, aux lauriers-roses qui décorent les péristyles des hôtels,
nous préférons l'anémone, l'humble touffe de serpolet. Le cor des Alpes
^one mélodie plus agréable à nos oreilles que le God save ihe queen
des orgues de Barbarie qu'on entend dans ces promenades.
Quand il fut bien dt^'cidé qu'on ne resterait pas à Thoune, une fois em-
taîquéssur le bateau, on convint sans peine des beautés du lac. Il s'a-
vance entre deux petits caps ou promontoires plantés d'arbres; au fond
s'étagent les montagnes bleues couronnées de glaciers, Tétincelante
Blumlisalp (Fleur des Alpes), derrière nous le Stokhorn au cône tron-
qué. La journée était superbe. Quelques nuages argentés flottaient sur
W M"* Edgar Quinet va publier sous ce titre, Mémoires d'exil, un Tolume d'im-
pttsions et de souvenirs que nous n*avons pas besoin de recommander à nos lecteurs.
î'otts en détachons les pages suivantes; elles donneront la note d'un livre sincère et
itttiiae qui, nous sommes en mesure de l'affirmer, attirera l'attention sympathique du
Publie.
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252 REVUE DES DEUX MONDES.
un ciel d'azur, de petites nacelles nous amenaient sans cesse des voya-
geurs. Quelle foule à bord de notre bateau ! Gomment n*a-t-il pas sombré
dans la traversée ?
Voici Interlaken! La Jungfrau surgit entre les plis d'une montagne
boisée et se détache toute blanche sur le noir des premiers plans. Mais
quoi ? de brillans bazars, des théâtres, des affiches de spectacle, le vau-
deville français au pied de la Jungfrau! des équipages en livrée, d*élé-
gans touristes exhalant leur ennui daus cette avenue des Champs-Elysées!
Fuyons Interlaken. Une carriole menée par un petit garçon nous conduit
droit au bateau du lac de Brientz. Le bateau aborde, et tant que la val-
lée a une route carrossable, nous continuons, jusqu'à l'endroit où toute
issue est fermée, où s'élève solitaire la tour de Resti. Oui, Meyringen
même nous parut trop civilisé. Malgré l'heure avancée , nous passons le
grand torrent pierreux, le Riffen, qui le sépare du hameau de Stein.
Amour de la solitude, curiosité de l'origine des choses, est-ce là ce qui
nous fit remonter jusqu'au pied du Platenberg ? Nous nous sentions at-
tirés ici par tous les bons génies des Alpes. Les anges d'Engelberg, qui
ont sculpté le vallon du Titlis, en ont creusé un autre aussi beau près
de Wetterhorn.
Une ruine sur la hauteur, quelques chalets groupés parmi les vergers,
des moulins et des scieries sur le torrent, formé par trois cascades, voilà
le hameau de Stein. A travers les arbres apparaît un chalet du plus beau
brun d'écorce d'arbres, voilé de vigne; les pampres recouvrent le toit et
forment un berceau; le Muhlibach tourne la roue de ce moulin, car c'est
à un moulin que nous demandons l'hospitalité. La gracieuse jeune fille
qui nous reçoit au seuil nous introduit dans une grande chambre boisée.
De la fenêtre, tableau incomparable ! la coupole de neige du Wetterhorn
se dresse majestueuse en face de nous... Quel bonheur d'épier la pre-
mière aube, le premier rayon sur les neiges immaculées! Hymne, office
divin de la nature! L'âme aspire aussi à la blancheur de ces somfnets
inviolés, à la lumière qui les sanctifie ! Nulle parole; les yeux adorent,
le cœur prie. «Bénissez celui qui est mon âme elle-même! Que ce séjour
lui soit salutaire! » Cent fois ce cri du cœur s'élance plus haut que les
glaciers.
Devant notre chalet, un jardin potager, une tonnelle fleurie avec des
bancs, de petits prés ombragés, de beaux noyers, des prairies en pente,
surplombées de rochers noirs et de montagnes boisées, et dans une an-
fractuosité, sur un ciel bleu, pur, adorable, le glacier du Wetterhorn
avec ses plateaux de glace, d'où s'élance une pyramide blanche très
aiguë. Une autre pyramide neigeuse plus brute et les cimes rocheuses,
dentelées, blanchâtres, sans neige, des Engelhorner, voilà notre horizon.
Ces pics des Anges ont un caractère étonnant, fantastique; on dirait dès
ailes de marbre déployées sur la vallée. A gauche et à droite du Wet-
terhorn, la chaîne de montagnes court envelopper de toutes parts la
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REVUE. — CHRONIQUE. 253
vallée du Hasli et rejoint la paroi verticale du Platenberg, qui s'élève
comme le maître-autel au fond d'une cathédrale. Nous sommes adosst'^s
à ce mur perpendiculaire qui ferme hermétiquement la vallée : finis
mundi. Le Reichenbach se précipite en face de nos fenêtres, les autres
cascadfô vers le levant joignent leur voix tonnante à celle de l'impé-
tueuse Aar, qui serpente dans la prairie. Au milieu de ce bruit, on a peine
à se reconnaître soi-même.
Notre moulin est un peu humide : il y aurait bien des objections con-
tre une longue installation; les pièces sont grandes, aérées, mais le tor-
rent coule sous le plancher et y entretient une fraîcheur peu propice à la
gnérison des névralgies. Trois peintres allemands et belges dînent à la
même table que nous; c'est une petite pension d'artistes, et pour nous
servir nous avons la plus charmante hôtesse. Marianne de Bergen est à
la fois la bonne ménagère et la poésie de la maison; elle chante des ro-
mances et fait d'excellens gâteaux de myrtilles. Pendant le dîner, entre
deux services, elle lisait gravement le Presbytère de Tôpffer, en attendant
que les convives eussent besoin d'elle. Si nous restons ici, la jeune fille
y sera pour beaucoup; elle nous séduit par sa grâce, sa distinction na-
turelle, son empressement à nous rendre ce séjour agréable, une façon
charmante de mêler des idées poétiques aux détails les plus vulgaires
d'une vie de pension.
K quelques pas du chalet, derrière une scierie, près de l'enclos de
marbre qui défend notre hameau contre les ravages de TAlphach, se
trouvent quatre ou cinq immenses noyers. Une rangée de troncs d'ar-
bre, des bois de construction, nous servent de sièges. Nous avons choisi
cette retraite' pour les heures brûlantes de l'après-midi. A peu de dis-
tance s'élèvent les ruines de Resti, tour gothique avec une seule porte;
des bouquets de noyers et de saules répandent l'ombre, le fracas de
l'eau rafraîchit aussi; rien de plus rustique et de plus paisible. On des-
sine, on rêve au bruit du tic tac, on attend le courrier; mais notre
grande affaire est . de nous assimiler cette nature des Alpes. Voilà la
vraie occupation; nous nous vanterions, si nous nous en attribuions une
. autre. Le regard attaché sur les sommets, nous écoutons la mélodie de
nos cinq cascades, nous cherchons à démêler leurs voix, nous croyons
avoir saisi la note fondamentale du Reichenbach. Parfois on change de
/«traite, et sous le hangar d'un chalet on essaie de lire. Nous n'avions
P^s un seul livre avec nous, Marjanne nous en prêtait; mais les yeux
îufitaient bientôt la page, car ils entrevoyaient la pointe du Wetierhorn
à travers les pommiers du verger. Là on n'apercevait plus les torrens,
mais on entendait le mugissement continuel des eaux, qui semble la voix
raéme de la montagne. Des papillons, des mésanges qui voltigent sur un
périt pré couvert de fleurs, nous donnent aussi des distractions; une voix
de mésange lutte avec le bruit du Reichenbach.
Quand la journée est voilée, nous errons dans les prairies, c'est le
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25& RBTUE DES DEUX MONDES.
moment de récolter le foin; on le coupe très court pour proflter du so-
leil. Le râteau à la main, les femmes et les jeunes filles rassemblent le
foin en petites meules que les hommes enroulent avec une corde, et d'un
tour de main ils les chargent sur l'épaule, puis ils transportent le far-
deau odorant dans le grenier du chalet. Il faut les voir grimper d'un
pied ferme et leste l'échelle dressée contre la lucarne ! Ils y lancent la
charge de foin, l'énorme monceau porté sur leur tête, et redescendent
aussitôt en chercher un autre. Sur des rochers à pic, les faucheurs ré-
coltent au péril de leur vie le peu d'herbe qui croît sur les pentes verti-
cales. Les travaux des champs «e font tous à la bêche : ni charrue, ni
attelage; ce sont de petits jardins, de petits champs, mais point de terres.
Parfois nous faisons une halte près du vieux pont. Assis sur le bois de
flottage, nous laissons couler les heures, comme les flots de TAar. Un
paysan se tient immobile au bord de la rivière. Est-ce un pêcheur, la
ligne à la main? Non, le poisson qu'jl guette avec tant de persistance,
c'est du bois de flottage que TAar charrie, et qu'il accroche avec une lon-
gue perche. Le vieux pont fait mine de s'écrouler sous les pas du pas-
sant; les arches, surchargées de lierre, le soutiennent à peine. Sur le
parapet, des enfans insoucians se balancent, les pieds dans le vide; d'au-
tres jouent,! courent avec leur chèvres au bord du précipice; des moi-
neaux alignés sur le fil électrique babillent au-dessus de la rivière; plus
loin, de petits garçons traînent des brouettes d'herbe verte, d^autres
ramènent les troupeaux à l'étable. Clochettes, bêlemens, cris joyeux,
toutes ces voix se répondent à travers la prairie. Sur le seuil des portes,
vieillards et bo«nes femmes écossent les fèves et les pois; dans les ver-
gers, les jeunes filles secouent les pommiers, et font tomber une grôle de
fruits vermeils, à la grande joie des marmots, qui se pressent autour de
l'arbre, et remplissent hottes et paniers des plus belles pommes. Voilà
ridylle qui se joue devant nous.
Et quelle décoration au fond du théâtre I Prairies, pâturages, champs
fertiles sur les pentes du Hasli, toujours fraîches au milieu de la cani-
cule. Des sommets neigeux du Wetterhorn, les yeux se reposent sur les
ruisseaux qui fuient à l'ombre des ponts rustiques, sur les sapins qui en-
cadrent de leur frange noire les clairières où la cabane apparaît comme
un jouet d'enfant.
Le caractère original de Meyringen est dû à d'innombrables cascades,
au bruit perpétuel d'intarissables chutes d'eau. Notre moulin en est tout
branlant. Ces torrens qui se précipitent d'un volume toujours égal appa-
raissent de loin comme des écharpes blanches, des rubans tendus, immo-
biles au flanc de la montagne. En les regardant fixement, on les voit
s'animer.
Ce matin, des nuages violets flottent à la cime des monts. Le Wetter-
horn se détache blanc et pur sur un ciel splendide. Nous allons visiter
l'Alpbach. Après une première chute, elle retombe en vapeur sur une ter-
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R£¥UE. — CHRONIQUE. 255
rasse unie, puis, se précipitant à travers une étroite fente de rochers qui
iâ réduit à la largeur d*ua ruban, elle se déploie en gracieux éventail. Un
iassiû creusé au. pied du rocher reçoit le torrent, qui. s'en échappe bouil-
loonaat, écamant, et court alimenter les scieries.
D'où vient Tinégalité des destinées entre ces cascades? demandions-
nous. Â celle-ci le travail mercenaire,, pendant que Taristocra tique Rei-
cbeobach, oisif, infatué, solennellement se mire dans la glace de ses
eauj. On lui. a bâti tout exprès un hôtel somptueux, plus haut un pa*
Villon de plaisance. Pour Fadmirer de près on paie une. taxe, un joueur,
ècor lui fait de la musique. Ses sœurs, jour et nuit assujetties à un dur
labeur, vont moudre la farine^ scier les planches. Où. est la vraie éga-
lité? Pas même entre cascades.
Quand le soleil s'abaisse, nous explorons notre domaine. A un, quart
tfheure du nouveau pont de KAar^, en face du Reichenbach, le pays prend
Qû caractère plus sauvage; les rochers surplombent le chemin, intercep^
tent la vue, aiguillonnent la curiOsité. On> veut tourner au plus vite le
feuillet, comme dans une lecture qui vous passionne, voir ce qui vient
après, comment cela finit. La vallée se resserre. Un petit bois de sapins
apparaît à gauche; sur la hauteur, le Kirchet s'avance comme un Ilot
entre la vallée de Meyringen et celle d'Oberhasli, ou plutôt comme un.
mor mitoyen qui sépare deux contrées d'une nature toute différente.
Dans ces merveilleux paysages suisses, une chose me frappe : un grand:
paysage en contient souvent un autre plus petit d'un genre tout opposé.
^eJ est ce ravin enchâssé comme ua médaillon dans le grand tableau
îuenous avons sous les yeux. De la place où nous voilà, nous aperce- -
Vous encore l'entrée des deu» vallées, le Reichenbach de profil, les gla-
^ers qui dominent Imgrund , puis au milieu, de ce cadre imposant un
Petit paysage en miniature* Notre ravin vert émeraude est tout émaillé
^€ fleurs; ses contours fins dessinent des golfes^, des promontoires. Le
^^bet, avec son bois de sapins et ses rocailles, figure une décoration.
^nifidelle de jardin, tant les proportions en semblent petites, comparées
^ux masses environnantes qui l'écrasent Pour arrière-plan à notre minia-
^^re,un éboulement de sable, une ceinture de roches grises, affectent
i'^ustérité et la désolation d'une multitude de Saints-Gothards nains.
Où venait de faucher la prairie ; sur ce tapis de verdure, trois chalets
Alignons brillaient aux derniers rayons du soleil; chacun a son jardinet
oiJ fleurit la balsamine rouge et blanche, le grand tournesol, et où s'en-
/ouJeot sur leurs tbyrses les pois de senteur. À la façade des chalets
achèvent de mûrir des gerbes suspendues, l'échelle est dressée contre le
grenier ouvert; derrière l'habitation sont les instrumens aratoires, petits
traîneaux, bois de construction, barils, poutres, pieux qui serviront à
hàiir un autre chalet et à réparer l'ancien. Sur le toit, de grosses pierres
semées à intervalles égaux le défendent contre les coups de. vent furieux
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256 REVUE DES DEUX MONDES.
qui enlèveraient aisément la pauvre cabane et le pâtre. Ces honames
simples qui vivent près de la nature raccommodent ingénieusement à
leurs besoins et en tirent parti. Habitans des montagnes et des forêts,
leurs demeures ne sont, à vrai dire, que des arbres creusés, fortifiés par
des blocs de pierre.
Nous nous enfonçons dans le bois de sapins, heureux de respirer
l'odeur résineuse. Un arbre immense, à demi consumé, entamé par le
bûcheron, gisait au milieu de la clairière. On grimpe sur le géant abattu,
on s'y installe comme dans un navire échoué. Servira-t-il un jour de ra-
deau de sauvetage à de pauvres naufragés? Ses grandes branches aux
parfums aromatiques se croisent, s'enlacent au-dessus de nous; à tra-
vers les mélèzes noirs, on apercevait les sommets bleus lointains, à nos
pieds un sol tapissé de mousse soyeuse et de bruyère. Quelle solitude!
les troupeaux sont aux pâturages, les hommes à l'église, à la prière.
Sur nos têtes, des villages, et on ne s'en aperçoit pas. 11 y a divers étages
de populations superposées, elles semblent appartenir à des mondes dif-
férens. Combien d'heures restâmes-nous sous notre berceau d'épaisse ra-
mée? Un paysan vint à passer. — Où conduit ce sentier? — A Meyringen.
Charmés d'éviter la grand' route, nous enfilons le sentier, qui débute
comme une voie romaine pavée de dalles de marbre. Il grimpe, des-
cend, tourne à travers bois, côtoyant des précipices de verdure : la cime
des grands arbres touchait à nos pieds. La nuit arrive, l'étroit sentier
décrit de hardis zigzags sur une pente nue, presque à pic, roche très
glissante, impraticable sans les marches taillées dans le vif. Nous des-
cendîmes ainsi pendant une demi-heure avec précaution. A gauche, le
précipice effrayant dans le crépuscule, au-dessus de nous des blocs me-
naçons. A nos pieds se creusait la vallée déjà noyée d'ombre; on voyait
encore scintiller l'Aar, enfin le sentier aboutit au vieux pont. Quelques
paysannes achevaient de ramasser les foins et nous permirent de fouler
le gazon parfumé fraîchement tondu. Nous regagnâmes ainsi plus vite
la maison, mais volontiers on se serait attardé pour contempler encore
cette majesté du soir, les ombres profondes à mi-côte de l'Engelhom, et
sur ces ombres massives le glacier dressé vers le ciel et comme étranger
à la terre !
Nos trois cascades enflent leurs voix, les femmes rentrent aussi des
prés le râteau sur l'épaule, les enfans ramènent les chèvres, le grillon
élève la voix. Paix dans l'immensité! l'éternelle paix des neiges, des gla-
ciers, descend sur. la terre; qu'elle arrive aussi jusqu'à nous!
H. QUISET.
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L. BuLoz.
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JEAN DE CHAZOL
TROISIÈMB PARTIB (l).
XI.
Tuas reçu, cher ami, les incroyables nouvelles que le dernier
paquebot te portait de moi et le récit de ces incîdens qui se sont
succédé, pareils à des coups de foudre dans un ciel d'orage. Saisi,
emporté par le conflit de passions qui d'un jour à l'autre s'em-
paraient de ma volonté, je croyais assister à quelque roman bî-
2^rre dont j'allais guider les péripéties. Ce roman semble devenir
l'histoire de ma vie.
Deux jours après les émouvantes scènes que je t'ai racontées, il
DB restait plus de la Mariasse qu'une croix noire au cimetière du
village, et Viergie était définitivement installée au château, au grand
émoi de tous les gens. Rien ne pouvait plus changer la résolution
de ï«e de Sénozan, quels que fussent ses doutes ou les combats de
sa tendresse.
Tous ces événemens étaient si étranges que nous avions peine à y
Croire. Pendant deux ou trois jours/ Viergie, accablée de tant de
reçusses, put à peine quitter sa chambre. Lorsque un matin,
comme j'arrivais au déjeuner, je la vis assise avec Geneviève à
cité de M'"* de Sénozan, j'eus besoin d'un effort de pensée pour
comprendre que je n'étais point le jouet de quelque rêve. Intimidée
P^r le luxe de cette existence où tout était nouveau pour elle et
(*) Voyei la lievue du 15 juin et du 1" juillet.
TOMf LXXVI. — 15 JUILLET 1868. 17
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258 REVUE DES DEUX MONDES.
par ces mille nuances de l'étiquette mondaine, Viergie gardait dans
son maintien un peu raide une sorte de gaucherie farouche qui
n'était pourtant point sans grâce. Silencieuse, ses grands yeux
noirs baissés, elle écoutait les quelques propos indifférens que nous
échangions pour voiler en présence des gens l'émotion qui nous
agitait. Quand M*"® de Sénozan ou Geneviève lui parlait, elle ré-
pondait rougissante» et comme embarrassée de ces témoignages
d'affection délicate qu'elle entendait pour la première fois. Après le
déjeuner, Geneviève et son frère allèrent comme de coutume por-
ter du pain à des gazelles renfermées dans un petit enclos du parc
Geneviève prit la main de Viergie, et l'emmena. Heureux d'échap-
per à la contrainte, je les suivis, et nous nous trouvâmes bientôt
sous les ombrages. Depuis cette nuit où j'avais vu Viergie chez
moi, nous avions à peine eu l'occasion d'échanger quelques n»ts;
à un moment, tandis que l'enfant entraînait Geneviève en avant,
nous restâmes seuls tous deux. Troublé, je marchai pendant un
instant, ne sachant quel ton prendre avec elle.
— Vous commencez enfin une vie heureuse, Viergie, dis-je avec
un effort.
— Oui, répondit-elle; seulement ce bonheur est si brusque que
j'ai besoin de quelque temps pour oublier le passé.
— Mais M'"* de Sénozan et Geneviève ne vous ont-elles pas ac-
cueillie avec une tendresse qui vous rassure?... Que pouvez-vous
craindre de l'avenir?
— Rien, c'est vrai ! dit-elle. Ma mère et ma sœur sont excellentes
pour moi.
En entendant dans sa bouche ces mots qui semblaient une alBr-
mation de ses droits, j'éprouvai je ne sais quel froissement, et
malgré moi je tournai vers elle un regard surpris. Elle me devina
sans doute.
— Oh ! rassurez-vous, dit-elle; si je vous parle ainsi, c'est que
je vous sais informé de notre secret. Qu'importe le nom que je leur
donne, si elles peuvent m'aimer et si je peux les aimer aussi? Je
n'ignore pas que je ne dois être ici qu'une étrangère recueillie par
charité. Si vous me voyez triste, c'est qu'il faut que je m'accoutume
à mes nouvelles affections. J'ai encore dans les yeux les larmes que
me coûte mon autre mère.
Nous étions arrivés à l'enclos et nous rejoignions Geneviève.
Ce jour-là, je devais partir pour aller passer une semame chez
d'Amblay; je m'étais engagé, et les incidens survenus si brutale-
ment avaient seuls retardé mon départ. Ma présence n'était plus
nécessaire à la marquise, et je sentais, au désordre de sentimens
et de pensées où m'avait jeté Viergie, que j'avais besoin de me re-
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JEAN DE CHAZOL. 259
cueillir loin de ce milieu troublant, ne fût-ce que pour éprouver ma
rsdson. Ce fut donc avec une sorte d'allégement que je quittai la
Mornière. Le lendemain, j'étais chez d'Amblay.
S'il est un abîme difScile à sonder, c'est à coup sûr le cœur de
l'homme. En dépit de tout ce qu'on a dit sur cet étemel sujet de
l'amour, le plus roué n'est qu'un naïf au moment du danger. J'ai-
mais enfin... Je le comprenais à l'anxiété profonde qui s'était em-
parée de moi, à je ne sais quelle joie inconnue, âpre comme une
douleur. Taîmais une fille dont l'âme était déjà flétrie par des sug-
gestions perfides, dont l'imagination avait entrevu les décevantes
résignations du vicei Cependant j'avais trop d'orgueil pour me
croire impuissant à combattre une folie. Je ne pouvais plus me
dissimuler l'écueil où m'entraînait la situation bizarre que le sort
venait de créer à Viergie. Ce n'était plus l'heure des rêves, il ne
s'agissait plus d'un 3e ces compromis de conscience auxquels je
m'étais résolu. Quelque incertain que fût son état dans le mondfe,
elle était désormais pour moi la fille de M™' de Sénozan, et le dé-
sir ardent qu'elle m'avait inspiré, caprice ou passion, allait enga-
ger ma vie, si je ne savais le dompter : je ne pouvais plus la pos-
séder qu'en lui donnant mon nom. Un tel dénoûment me sembla si
absurde que je m'étonnai d'en être venu à le discuter sérieusement.
Je voulais bien être épris d'une belle créature, chevrière ou du-
chesse, mais épouser la fille putative de M. Marulas!... Après tout,
était-ce Famour, cet embrasement de mes sens? J'aimais par le
désir comme j'avais aimé, à ma façon, tant d'autres femmes que
je savais inaccessibles et que je n'avais même pas tenté d'obtenir...
Il en serait cette fois comme de mes anciennes déconvenues : de-
yant l'impossible, grâce à l'énergie de ma volonté, j'oublierais cette
fantai^e trop périlleuse pour mon repos. Je restai donc près de huit
jours absent. Tu connais l'humeur de d'Amblay et la joyeuse vie
qu'A mène. Une vingtaine d'hôtes animaient le château. 11 y eut
une grande fête à l'occasion du jour de naissance de M'"^ d'Amblay.
Parmi quelques jolies jeunes femmes, je trouvai ta cousine, la belle
Hortense de Pleurac, qui t'accuse de l'oublier.
Lorsqu'au lendemain de mon retour j'allai à la Mornière, plus ému
que je n'eusse voulu l'être pourtant, il me fut aisé de voir que l'in-
stallation de Viergie au château était désormais un fait accompli.
La contrainte des premiers jours s'était déjà insensiblement fon-
due dans une sorte de familiarité un peu timide qui trahissait en-
core le trouble; mais, si voilée que fût l'hospitalité qu'elle recevait
sous ce toit, où elle ne devait être pour tous qu'une orpheline aban-
donnée, on devinait, aux formes d'aflections dont elle était l'objet,
que sa place était définitivement aux côtés de Geneviève et d'André.
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260 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle m'accueillit avec une froideur si marquée que je n'osai lui
tendre la main, et je demeurai devant elle tout embarrassé de ma
contenance.
J'eus bientôt pénétré les sentimens secrets. Geneviève, insou-
ciante du drame qui se jouait autour d'elle, n'écoutant que l'effu-
sion de son cœur, qui sait? peut-être guidée par quelque mysté-
rieux instinct, consolait comme une sœur cette pauvre fille en
deuil, recueillie par la charité de sa mère. Dans l'inégalité de leur
condition, elle ne voyait. qu'un motif de plus de l'aimer,, de l'en-
courager. Viergie seule gardait encore une réserve un peu raide,
qui ressemblait presqu'à de l'indifférence. Dépaysée au sein des
élégances raffmées qui l'entouraient, elle se sentait visiblement
gênée par ces manières contenues auxquelles elle se faisait diffici-
lement; mais sa réserve môme lui donnait un air de fierté qui ex-
cluait toute idée de dépendance servile. A la voir, on eût presque
deviné qu'elle se sentait l'arbitre du bonheur de cette famille où
elle entrait en déshéritée. Sous son calme apparent, M™* de Séno-
zan était en proie aux agitations les plus cruelles. Combattue par
ses doutes, elle semblait parfois se reprocher cet étrange partage
de tendresse. En dépit des révélations de la Mariasse, toutes les
fibres de son cœur tenaient à Geneviève, cet enfant de son âme
pour qui elle avait tremblé, pour qui elle avait souffert, qui lui
avait donné toutes ses joies, toutes ses peines. Par instans, elle Tac-
çablait de caresses, comme pour protester de sa constance; puis, à
la vue de Viergie, elle frémissait à la pensée qu'on pouvait lui avoir
dit vrai. Elle songeait alors à cette enfance abreuvée de misères, à
ce martyre. Quand elles étaient seules toutes deux, elle la pressait
dans ses bras et couvrait son front de baisers, comme si elle eût
voulu racheter les doutes qui la torturaient et qu'elle ne pouvait
vaincre.
Deux semaines se passèrent, et, le cours des choses étant décidé-
ment fixé, la vie de la Mornière sembla rentrer dans sa sérénité
habituelle; mais malgré mes résolutions une sourde inquiétude
m'agitait. Je voulais rester de glace, et je respirais une atmosphère
de flamme. Viergie, dont le caractère se dévoilait chaque jour, de-
venait de plus en plus pour moi une énigme vivante qui me trou-
blait. Jamais mélange plus curieux de cœur, d'âme et d'esprit.
Grâce aux leçons de Marulas, son éducation était un composé d*i-
gnorance et de savoir des plus étranges. On y devinait les soins
assidus du pédagogue universitaire qui l'avait régentée comme un
garçon. A mesure qu'elle s'apprivoisait et commençait à se livrer,
nous nous étonnions souvent, au courant de nos causeries, de ren-
contrer parfois dans cet esprit naïf des hauteurs de pensée singu-
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JEAN DE CHAZOL. 261
•
liëres en même temps que des superstitions presque enfantines et
des croyances à la magie. Parfois aussi, dans les plus simples ques-
tions de morale mondaine, nous découvrions tout à coup chez elle
des obscurités de compréhension effrayantes, comme si l'on eût à
dessein faussé son intelligence, ou qu'on eût voulu préparer pour
le mal cette nature ardente et candide. L'imagination enfiévrée par
les fausses notions de la vie qu'elle avait puisées dans les romans
livrés à ses jeunes mains, elle n'avait entrevu le monde qu'à tra-
vers les décevantes fictions de la littérature moderne. Au milieu
de ces contrastes, les ingénuités d'une Agnès et les profondeurs
mystérieuses d'une âme vibrant au souffle de la passion 1 Cepen-
dant nous eûmes bientôt conquis une salutaire influence sur ce
caractère presque indompté. Gagnée par des tendresses qui sem-
blaient ouvrir tout à coup de nouveaux horizons à son âme, Viergie
perdait peu à peu cette espèce de défiance farouche qu'imprime
le malheur. On eût dit par instans que, renfermée en elle-même,
elle cx)ntemplait, émue, quelque rêve enchanté. Toujours un peu
craintive, elle écoutait, n'osant point s'abandonner, pesant chaque
mot, chaque geste, et nous nous étonnions de cette froide réserve
qu'elle n'essayait même pas de secouer. Un jour nous fûmes plus
surpris encore en la voyant soudainement transfigurée, et nous
comprimes que pendant les instans où elle nous paraissait absor-
bée elle avait étudié la marquise et Geneviève pour prendre en
elles ce qui lui manquait. L'aisance des manières, le ton, elle avait
tout saisi avec ce don merveilleux de transformation que les femmes
possèdent à un degré que nous n'atteignons jamais. A ce rayonne-
ment harmonieux de grâce et de beauté souveraine, je crus la voir
pour la première fois. De ce jour on eût pu crohre qu'elle n'avait
jamais quitté le château.
Ma tante, presque toujours souffrante, m'avait remis le soin de
diriger l'éducation de son fils. Je passais donc une partie de mes
journées avec mes detix cousines y puisque aussi bien il me faut
les appeler ainsi. Presque chaque jour nous allions courir les bois*
Viergie montait un poney dont Geneviève lui avait fait cadeau, et
qa elle domptait avec une vaillance qui révélait son orgueilleuse vo-
lonté; puis nous rentrions, je livrais André à son précepteur, et
j'assistais en lisant à des leçons de musique données par Geneviève
à Viergie, qui avait vraiment une voix splendide et un sentiment
des plus rares.
Pourtant, au sein de cette intimité empruntant les libertés d'une
affection fraternelle, où Geneviève mêlait ses gattés ingénues, une
indéfinissable gêne régnait toujours entre Viergie et moi. Dès les
premiers instans de son arrivée au château, frappé de sa froideur
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262 REVUE DES DEUX MONDES.
•
subite, je n'avais d'abord attribué ce changement qu'à son deuil et
à rembarras naturel qu'elle devadt ressentir à se voir tout à coup
dépaysée au milieu d'une famille étrangère et d'habitudes nou-
velles; mais quand l'embarras des premiers jours eut disparu, je ne
tardai point à m'apercevoir qu'il y avait là plus que de la réserve. Je
voulus l'imiter, mais, repris malgré mes résolutions les plus sages
par les fascinantes agitations qu'elle avait éveillées en moi^ j'es-
sayai en vain de me montrer indifférent. Un inexprimable trouble
trahissait en nous une irritation secrète. Je ne pouvais me défendre
d'un souvenir du passé, et ce souvenir semblait aussi peser sur elle.
On eût dit qu'une sorte de complicité muette liait à jamais nos deux
âmes. Par instans, je surprenais son regard posé sur le mien avec
une sorte de fixité sombre dont l'enivrante langueur me pénétndt
comme un trait de feu. D'autres fois au contraire, si je lui parlais»
elle prenait avec moi un ton acerbe et hautain, ou me harcelait de
mots cruels dont le sens ne m'échappait pas, et qui trahissaient
une amère hostilité.
Un soir Geneviève, restée près de son frère un peu soui&ant,
n'avait point assisté au dîner. Nous étions au salon, ma tante et
moi, tandis qu'à quelques pas de nous Viergie, accoudée sur le
perron, semblait absorbée dans une rêverie profonde. — Depuis
quelques jours, n'êtes- vous pas frappé d'un changement dans l'hu-
meur de Yiei^e? me dit ma tante à demi- voix. Elle parait sou-
cieuse, abattue, et je ne puis deviner la cause de cette mélancolie.
— L'avez-vous interrogée?
— Oui, et je n'ai pu obtenir que des réponses évasives. J'ai
peur que la pauvre enfant n'ait un chagrin caché qu'elle n'ose m'a-
vouer.
A ce moment, Viergie rentrait. Elle alla s'asseoû- au piano d'un
air de lassitude, et laissa errer machinalement sa main sur les tou-
ches. La marquise me jeta un regard attristé en la voyant ainsi. —
Yiergie, mon enfant, reprit-elle, allez donc faire un tour de para
avec Jean plutôt que de rester là toute pensive en l'absence de Ge-
neviève.
— Gomme il vous plaira, répondit Viergie avec nonchalance;
puis, se retournant vers moi : — Venez-vous? ajouta-t-elle, et sans
regarder si je la suivais elle descendit le perron et se dirigea vers
la charmille.
— Le bord du lac est humide, lui dis-je, ne préférez-vous pas
monter sur la terrasse?
— Comme vous voudrez.
Elle prit alors l'allée des massifs, et poursuivit sa route. Nous en
étions venus à ne presque plus nous parler quand nous étions saUs.
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JEAN DE CHAZOL. 263
J'allais donc près d'elle en silence. Sa démarche trahissait une sorte
d'impatience fébrile, et je ressentais, comme par une sympathie
étrange, qu'elle était tourmentée de quelque pensée douloureuse
que j'aurais voulu partager. Livré à mes réflexions, j'éprouvais en
la regardant cette âpre agitation dont je ne savais plus me dé-
fendre, et je songeais malgré moi à ce rêve d'un jour pendant le-
quel je m'étais cru maître de son existence, et qui s'était si vite
évanoui. Ressaisi par les émotions passées, j'admirais cette beauté
û enivrante et le mouvement harmonieux de ce corps élégant et
souple. Une mèche de cheveux dénoués flottait sur son cou. Par in-
stans, les rayons du soleil couchant, tamisés par le feuillage, met-
tadent une auréole de pourpre sur son front.
A la fin je souflris de la voir si taciturne. — A quoi pensez-
wus, Viergieî lui dis-je.
Elle tressaillit, comme brusquement arrachée à sa préoccupation.
— A quoi je pense! répondit-elle surprise, mais à rien. Pourquoi
me faites-vous cette question?
-»• C'est que, vous voyant si absorbée, je craignais que vous
n'eussiez quelque chagrin.
— Et si cela était, qu'y feriez-vous? reprit-elle avec un regard
presque dédaigneux.
— Je vous dirais que souvent l'on se crée des peines imaginaires
qa'uD ami peut dissiper quand on les lui confie.
— Oh! je suis trop heureuse pour avoir besoin de vos consola-
tions. îTai-je pas ici tout ce que je puis désirer, comme vous le
dites... sans compter votre amitié précieuse ?
— Vous avez tort, dis-je un peu froissé, si vous ne la devinez
P^ sincère.
— Oh ! tout est sincère dans ce château, reprit-elle ironique-
Dient. On me fête, on m'adore, on me choie jusque dans mes ca-
prices, et je suis vraiment une ingrate de ne pas toujours garder
Dû sourire ravi !
— Mon Dieu! qu'avez-vous? m'écriai-je, effrayé de cette explo-
sion d'amertume.
— Rien... Nous causons... Que voulez-vous que j'aie?
— Vous souffrez; ces étranges paroles ne peuvent sortir de votre
cœur.
Elle me regarda un instant, agitée, combattue. — Eh bieni oui,
<ït-elle éperdue, j'étouffe, je suffoque dans ce luxe, dans ce bon-
iiear, dans cette contrainte qui enchaîne ma pensée et jusqu'au
moindre mot qui vient sur mes lèvres. Je languis au milieu de
ces ^ins incessans qui m'oppressent, de ces affections qui m'ac-
compagnent à toute heure, en tout lieu, et me ravissent jusqu'à
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26& REVUE DES DEUX MONDES.
la liberté de mes larmes qui leur seraient une offense. J'ai soif
d'être seule au grand air, de courir dans la poussière du chemin,
de rêver, de vivre enfin, ne fût-ce que pour dilater mon cœur et
savourer ma tristesse ou ma joie 1
Tout à coup elle fondit en larmes, et des sanglots entrecoupés
brisèrent sa voix. Tétais atterré d'une telle douleur.
— Viergie, lui dis-je doucement, pourquoi pleurer ainsi ?
Elle ne me répondit pas. Je voulus prendre sa main, mais à peine
l'eus-je touchée qu'elle la retira vivement. — Laissez-moi ! laissez-
moi, s'écria-t-elle avec un indicible mouvement de colère. Ne com-
prenez-vous donc pas que vous m'êtes odieux,... que je vous dé-
teste, . . . que je vous hais ?. . .
— Vous me haïssez î
— Ah 1 pardon, pardon, reprit- elle en saisissant ma main, n'é-
coutez pas ces paroles. Si vous saviez ce que je souffre !
A ce désordre, à ce délire, j*étais ému jusqu'au fond de l'âme.
Elle était si oppressée par ses sanglots que je crus qu'elle allait dé-
faillir. Je la pris dans mes bras comme un enfant que l'on console;
et elle, s' abandonnant la tète appuyée sur ma poitrine, elle pleurait.
Ses larmes coulaient sur mes mains. Quand j'eus calmé ses pleurs,
je lui fis de tendres reproches de m'avoir si longtemps, caché son
chagrin. Elle m' écoutait d'un air sombre. — Mais comment vous
dire ce que je ressens? répondit-elle, lorsque je ne sais pas m'ex-
pliquer à moi-même ce tourment. Comment vous dire que j'ai par-
fois des pensées de haine jalouse contre tout ce qui m'.entoure ici,
contre Geneviève, contre ma mère, alors que pour les' sauver d'une
peine je donnerais ma vie? Il est des instans où, le cœur gonflé
de tendresses que je n'ose laisser déborder, je voudrais tomber à
leurs genoux ; puis tout à coup je ne sais quel instinct maudit me
parle, et je sens que je suis leur ennemie. Tout ce qui les fait si
nobles; si dignes d'être admirées et aimées, m'humilie et m'irrite.
D'affreux souvenirs me reviennent du fond de mon enfance, nourrie
dans une aversion sacrilège contre cette famille qui devait être la
mienne. Tout cela est insensé, odieux, inexplicable, n'est-ce pas?
Je retrouve ma mère et je suis ingrate ! Je souffre sans savoir d'où
vient ma peine. Du milieu de ce bonheur qui m'accable, je pense
aux jours passés, à mes libres misères; je regrette ce temps... Vous
voyez bien que je suis folle, ajouta-t-elle presque avec effroi.
— Non, vous n'êtes pas folle, Viergie, répondis-je. Vous êtes une
enfant malade de nostalgie. Accoutumée à vos rêveries solitaires,
aux courses errantes, vous vous croyez captive en ce château,
comme un oiseau dans une cage d'or. De là votre tourment, de li
ces troubles de votre cœur, qui vous font prendre pour de l'ingra-
♦
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J£ÂN DE CHAZOL. 26&
titude les angoisses de Tenmu, que votre caractère un peu indompté
ne sait pas vaincre.
— Peut-être est-ce cela, dit-elle pensive; mais je souffre bien, je
vous le jure.
Nous revînmes vers le château , et elle s'en alla retrouver Gene-
viève, pour ne point laisser voir à la marquise ses yeux rougis par
les larmes.
— C'est vous qui allez me détester maintenant, dit-elle en me
quittant.
J'allais protester, elle m'interrompit. — Après tout, qu'importe?
reprit-elle avec amertume et comme si elle eût regretté d'avoir
succombé à une minute d'épanchement. J'aime peut-être mieux
votre haine I...
Et sur ce mot étrange elle s'enfuit.
Je confiai à ma tante ce que je pouvais lui révêler de notre en-'
tretien; il nous expliquait enfin les causes de cette langueur qui
ressemblait presque à un dépérissement de cette organisation si
vivace et si florissante. Elle comprit comme moi qu'il fallait avant
tout guérir l'esprit ombrageux de Viergie et ménager une transition
trop brusque pour cette nature accoutumée à une existence presque
vagabonde. Le lendemain, après le déjeuner, comme nous nous
levions de table : — Viergie, mon enfant, dit ma tante, il faut que
vous remplaciez Geneviève pendant quelques jours dans ses visites
de charité. Allez donc au mas du Goulet y voir la mère de Romain,
qui est malade.
A ces mots, Viergie devina que j'avais parlé. Elle me jeta un re-
gard de reconnaissance; puis, prenant la main de la marquise»
elle la baisa avec effusion.
— Que vous êtes bonne ! dit-elle.
De ce jour, par un accord tacite, Viergie garda la direction des
bonnes œuvres du château. Cet intérêt jeté dans sa vie, outre les
échappées de liberté qu'elle y gagnait, devait avoir pour effet d'ef-
facer les mauvais souvenirs et de lui conquérir peu à peu les affec-
tions des pauvres gens qui l'avaient autrefois méprisée, et qu'elle
soulageait avec cette intelligence de cœur que possèdent seuls ceux
qui ont subi les épreuves de la misère. Elle connaissait les réelles
infortunes, souvent timides ou cachées; il n'était point une cabane
perdue dont elle ne sût le nom. Pour épargner jusqu'à l'ombre
d'une entrave à ses aspirations de liberté, ma tante lui avait
donné une clé du parc, afin qu'elle se èrùt affranchie de tout
joug. Souvent debout avec le jour, elle partait, même à Tinsu des
gens, vêtue d'habits de paysanne, et l'on était tout surpris d'ap-
prendre à son retour qu'elle avait déjà visité quelque chaumière à
une lieue du château. Le pays était trop sûr et lui était trop connu
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266 REVUE DES DEUX MONDES.
pour qu'on s'inquiétât de ces courses, d'où elle revenait joyeuse et
animée à l'heure du lever de la marquise.
Pourtant, bien que je visse qu'elle faisait un effort pour me té-
moigner un peu plus d'abandon, Viergie semblait toujours inquiète
avec moi, comme si cet inexplicable sentiment de haine qu'elle avait
laissé éclater dans une explosion d'amertume eût été plus fort que
sa volonté. On devinait qu'une sourde lutte se livrait dans cette
âme si pleine de contrastes. Par instans, on eût dit qu'elle me de-
mandait grâce et voulait se faire pardonner. Alors, enivré par le
charme qu'elle exhalait autour d'elle, les plus folles pensées me
montaient au cerveau.
XII.
Dn matin, comme je venais à cheval au château, je la rencontrai
à la croix Saint-Honorat.
— Quoi! c'est vous! lui (fis-je, surpris de la trouver assise sur les
marches de pierre.
— Je vous attendais comme autrefois , répondit-elle gaîment. Si
vous voulez bien laisser Star à votre groom, vous me ramènerez.
Je descendis, elle prit mon bras, et nous gagnâmes un sentier de
traverse qui nous conduisait droit à la Mornière.
— Je vous eusse à peine reconnue, dis-je, avec ces vétemens de
paysanne.
— Je prends les vétemens de mon emploi, répondit-elle; mes
belles toilettes effaroucheraient notre monde, qui me connaît trop
bien. On me croirait vaniteuse! Je me fais pardonner mon bonheur
en restant humble avec mes protégés. Je suis la main qui donne,
rien de plus, et à leurs yeux je suis en service au château pour
en dispenser les bienfaits. Pourquoi me regardez-vous de cet air
étonné ?
— J'admire avec quelle simplicité vous exprimez ce sentiment
d'une délicatesse charmante.
— Est-ce ainsi? Je ne m'en doutais pas. C'est là sans doute une
bonne qualité cachée parmi mes instincts de jeune sauvage, comme
vous dites.
— Êtes- vous heureuse maintenant, et vos lutins vous tourmen-
tent-ils encore?
— Oh! ils ne sont pas tous partis, répondit-elle en riant, mais
je leur fais leur part. C'est, je crois, ce qu'il y a de mieux pour
vivre en bonne intelligence avec eux. Au fond, je serai toujours une
créature biznrre dans le monde où je suis appelée à vivre. Si je suis
de votre race, j'ai sucé le lait d'une bohémienne que j'ai aimée
comme ma mère, et je sens courir en mes veines des flammes in-
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JBAN DE CHAEOL. 267
connues, ce qui fait que je ne discerne pas bien ce qui se passe en
moi, car tout y est extrême en bien comme en mal.
— Vous m'effrayez! dis-je en plaisantant.
— Vous raillez, reprit-elle, soucieuse tout à coup. Eh bien! moi,
je m'effraie parfois.
— Vous croiriez-TOus prédestinée à quelque noir forfait?
— Ohl TOUS allez trop foin, s'écria-t--elle. Je ne crois point à ces
prédestinations fatales; mais je crois tout simplement que je puis
être très bonne ou très méchante, parce que je suis une nature
inculte et peu faite au joug des sentimeos auxquels vous obéissez.
Je ressens tout à T excès : de là ma crainte de ne pouvoir tempérer
mes fougues natives.
— N'avez-vous point autour de vous des inûuences qui vous gui-
deront?
— Sons doute;... mais, ajouta-t-elle en baissant la voix, parmi
ces influences, il n'en est qu'une qui peut tout sur moi, et c'est
celle-là qui me trouble le plus!...
— Laquelle? m'écriai-je, étonné de l'accent dont elle avait dit
ces mots.
— C'est la vôtre, la vôtre, qui me fait peur, parce que je la-sens
au fond de toutes mes agitations. Il y a entre nous un lien étrange,
invisible. Il est des instans où votre présence me calme et me
rassure; il en est d'autres où la moindre de vos paroles réveille mes
mauvais instincts et me souffle des pensées irritantes. Je ne sais plus
si j'aime ou si je hais, si je suis heureuse ou si je souffre. C'est afors
qu'il me prend ces envies de courir à travers bois, alors du moins
j'échappe à mes lutins... Vous le voyez, je suis dans un moment
de franchise et d'humilité. Vous avez été bon pour moi malgré mes
méchancetés, je vous ai attendu ce matin pour vous en remercier,
enfin, si je vous dis tout cela, c'est que je veux devenir une bonne
petite personne, bien raisonnable, bien civilisée, et que vous pou-
Tez m'y aider plus que tout autre.
— Étes-vous bien sûre que vous gagnerez au change?
— Oh ! prenez garde, reprit-elle en souriant, ceci pourrait res-
sembler à une louange, et m'encourager dans ma sauvagerie.
— C'est qu'en vérité ce que vous appelez votre sauvagerie me
parait, à moi, une grâce. Vous auriez peut-être tort de la perdre.
— Gela signifie sans doute qu'il me faut renoncer à l'espoir d'ac-
quérir les grâces mondaines de Geneviève ? dit-elle avec un ahr de
souveraine élégance qui démentait si bien l'humilité de sa ques-
tion que je la regardai un moment tout émerveillé.
— En aucune façon, répondis-je en riant, car vous avez bien
laissé voir ce que vous pouvez en fait de métamorphose. Je veux
dire seulement qu'il y a en vous une spontanéité d'impression, une
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268 REVUE DES DEUX MONDES.
vivacité d'âme et d'esprit qui siéent mieux à votre nature que la ré-
serve timide à laquelle on façonne nos jeunes filles élevées dans
l'atmosphère d'un salon.
— Et pourtant, cette réserve timide, vous l'aimez en Geneviève?
— Sans doute, car je ne pourrais concevoir Geneviève autrement,
avec l'ensemble de son caractère, de ses sentimens, de ses idées...
— Si je comprends bien, dit-elle en riant, elle est comme le lis
éclatant dans sa calme splendeur. Moi, je suis la plante folle et
vagabonde qui croit au hasard, selon les ardeurs de sa sève...
Moitié fleur, moitié chardon! Reste à savoir si je puis m'acclimater
et vivre en serre sans trop révéler mon origine.
— Soyez ce que vous êtes en ce moment, répondis-je, c'est-à-
dire heureuse et confiante. Votre seul ennemi, c'est votre imagina-
tion, qui ignore tout de la vie. Le bonheur est plus simple que vous
ne le croyez. Laissez-vous vivre, et si mon influence a quelque
prix pour vous, acceptez-la sans trouve, comme l'intérêt d'un ami
dévoué.
— Bien vrai, dit-elle, je puis compter sur votre affection?
— En avez-vous donc jamais douté?
Elle hésita un moment. J'insistai.
— Faut-il vous répondre avec une brutale franchise? dit-elle enfin.
— Certes! c'est cette brutale franchise que je réclame.
— Eh bien! oui, j'ai douté!... Il m'a semblé parfois, à je ne sais
quelle froideur, quel embarras, que ma présence au château vous
était importune,... comme si vous regrettiez que l'on m'y eût ac-
cueillie.
— Qu'avez-vous pensé là, m'écriai-je, et quelle parole de moi a
pu jamais vous donner ce soupçon?
— Oh! ce n'est qu'une impression que j'ai ressentie, reprit-elle
vivement. J'ai cru remarquer à certains momens, quand vous cau-
sez librement avec Geneviève, que votre langage devient tout à coup
contraint avec moi, si j'interviens. Votre abandon se glace comme à
l'arrivée de quelque fâcheux. On dirait que vous éprouvez subite-
ment un sentiment de gêne qui paraît d'autant plus sensible avec
l'air d'autorité qui vous est naturel, et ressemble plus à de la ru-
desse qu'à de la timidité.
Je fus tout déconcerté de la justesse de ce reproche; pourtant je
n'en laissai rien paraître.
— Tout cela est dans votre imagination, répondis-je. II y a entre
Geneviève et moi des souvenirs d'enfance qui autorisent une fami-
liarité presque fraternelle. Ce que vous prenezjpour de la froideur
envers vous n'est qu'une forme de réserve que tout homme de
bonne compagnie doit garder avec une jeune fille qui n'est aux yeux
du monde ni sa sœur ni sa parente.
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JEAN DE CUAZOL. 269
— Est-ce bien là toute votre pensée? dit-elle en me regardant
dans les yeux, et suis-je réellenoent pour vous une amie?
— le veux que vous n'en doutiez plus.
— Alors, à ce titre, me trouvez-vous digne de vous demander
une confidence?
— Interrogez, je répondrai.
— Prenez garde! ajouta-t-elle en souriant et d'une voix un peu
émue, je vais être affreusement indiscrète.
— Je n'ai point de secret à cacher.
— Eh bien! répondez en un seul mot. Aimez- vous Geneviève?
Je m'attendais si peu à cette parole que je crus me méprendre
sur le sens qu'elle renfermait.
— Certes, dis-je étonné, j'ai pour elle l'affection d'un frère.
— D'un frère! rien de plus? reprit- elle en fixant de nouveau
sur moi son regard pénétrant. Ainsi vous ne lui êtes pas engagé?..
— Oh! ne croyez pas à quelque curiosisité banale, ajouta-t-elle
vivement. Celte question est le gage de ma sincérité, de mon désir
de né rien faire qui puisse froisser la susceptibilité de Geneviève
ou la vôtre. Ma situation au milieu de vous est si étrange que je
tremble à chaque instant de franchir la réserve que je dois garder.
Une blessure à mon orgueil me serait cruelle; je veux éviter d'a-
voir à combattre mes méchans instincts. Parlez-moi donc loyale-
ment, comme je vous interroge.
— Je vous répondrai sincèrement que vos craintes ont toujours
pour cause ceite même défiance et cette ignorance du monde qui
vous entraînent à mal apprécier ce que vous êtes au milieu de nous.
Votre très grand tort est de ne point comprendre que vous êtes
assez de la famille,, au moins par adoption, pour qu'on n'ait point
de secret pour vous. Si j'étais fiancé à Geneviève, ce ne serait
point un mystère, et j'ajoute que dans ce cas il ne saurait y avoir
dans nos causeiies rien que vous ne pussiez entendre comme sa
mère. Vous ne seriez donc jamais une gêne pour nous.
Au ton sérieux dont je dis ces paroles, «lie crut deviner un re-
proche.
— C'est vrai, dit-elle en détournant la tête, vous le voyez, je
sais si mal penser que, môme en voulant bien faire, je me heurte à
un mauvais sentiment. Combien vous aurez de peine à me cor-
riger!...
— Il suffit que vous écoutiez votre cœur plus que votre imagi-
nation.
— Ainsi donc désormais amitié entre nous? reprit- elle en me
tendant la main.
— Amitié, répondis-je, et nous nous séparâmes en rentrant au
château.
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270 REVUE DES DEUX MONDES.
Bien qu'il n'y eût peut-être dans les questions de Viergie sur mes
liens avec Geneviève que la curiosité naturelle à toute jeune fille
pour ce grand mystère de la vie qu'on appelle l'amour, cet entre-
tien me laissa dans un grand trouble. Forcé de fixer mon esprit et
de réfléchir à une situation à laquelle je m'abandonnais sans oser
m'en rendre compte, il me fut impossible de repousser plus long-
temps une idée qui parfois m'était venue; et que j'avais écartée
avec obstination, comme si j'eusse voulu m'aveugler pour ne point
voir le péril où je me sentais entraîné. Ces agitations, ces ironies
amères, ces retours subits, que j'essayais d'attribuer à l'humeur
bizarre d'une enfant gâtée, se révélaient tout à coup à mes yeux
sous un nouvel aspect. Je me souvins de mille încidens sur lesquels
j'avais essayé de me faire illusion. Ce n'était point la première fois
que Viergie m'interrogeait sur mon affection pour Geneviève. Je
me rappelai les rencontres où, avant son entrée au château , elle
avait déjà laissé entrevoir combien l'idée d'un mariage entre ma
cousine et moi la préoccupait. Tout cela ressemblait si bien à un
tourment de jalousie que je m'effrayai du conflit de sensations où
cette découverte me jeta. J'avais trop conscience de l'empire de
Viergie sur moi pour ne point comprendre le réel danger d'une in-
trigue secrète. Cependant la pensée que j'étais peut-être aimé me
causa une telle joie que, de retour au château, je cherchai la soli-
tude pour calmer le désordre de mes pensées. Je ne pouvais plus me
dissimuler qu'après cette explication l'attitude que j'allais prendre
avec Viergie devait décider de l'avenir et m'engager dans une voie
semée d'écueils. Si mon soupçon était vrai, résisterais-je au charme?
Et si elle avait pénétré l'âpre amour qu'elle éveillait en moi , n'é-
tait-ce pas l'encourager dans ses rêves que de m' abandonner sur
cette pente d'une amitié trompeuse sous laquelle couvaient des
flammes? La moindre imprudence m'entraînait à une réparation que
je n'osais envisager sans terreur, et qui n'était rien moins qu'un
mariage avec la fille de Marulas! Si décidé que l'on soit à s'aveu-
gler sur des sentimens qpe l'on ne veut point s'avouer, il est des
instans où l'âme agit et rêve sans notre volonté. Je dois confesser
qu'à certaines heures j'avais déjà médité sur cette folie; mais il faut
ajouter à ma louange que ma raison s'était insurgée contre une telle
chute de mon orgueil. Faire de Viergie ma femme, après ce qui
s'était passé entre nous, m'eût semblé la pire des faiblesses, pour
ne point dire plus. Quelque innocente qu'elle fût à mes yeux, je
savais trop qu'elle ne possédait plus cette virginité d'âme sans la-
quelle il n'est pas de véritable pureté. Il est des impressions pre-
mières qui ne s'effacent jamais. Il ne pouvait entrer dans mon es-
prit d'accepter pour fiancée une fille qui s'était une fois presque
livrée à mes désirs, que j'avais vue, la nuit, chez moi, prête à suc-
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JEAN DE CHAZOL. 271
comber au fatal découragement de la misère. Cette imagination
égarée à dessein et pour ainsi dire préparée aux fins que Marulas
s'était proposées m'effrayait comme un abîme. Que restait-il de
chaste au fond de cette âme ardente, déjà initiée aux corruptions du
monde, aux délires des passions malsaines qui avaient irrité ses
sens et défloré son cœur encore ingénu? Qu'y avait-il de vertu sous
la beauté de cette Olympia superbe, qui semblait uniquement créée
pour les ivresses et pour les voluptés ? Il est des sentimens dont on
ne revient pas. C'est là peut-être une anomalie étrange, mais vraie
dans toute son inconséquence humaine, et dont on voit des exem-
ples à chaque pas. Je pouvais aimer Yiergie comme une de ces
maîtresses à qui l'on est prêt à sacrifier sa fortune et sa vie, pour
qui l'on peut aller jusqu'au crime, mais à qui l'on n'oserait donner
son nom.
Il résulta de ces réflexions que, lorsque je la retrouvai au salon,
œmme elle venait à moi animée d'une expansion toute nouvelle,
je Vaccueillis avec un tel sentiment de réserve qu'elle crut qu'il
était survenu quelque incident imprévu. — Que vous est-il arrivé?
me dit-elle étonnée.
— Rien, répondîs-je, embarrassé malgré moi.
La présence de Geneviève offrit heureusement une diversion à
ma gêne; mais, quoi que je fisse, Viergie devina la contrainte dans
mon attitude envers elle. Cette tiédeur subite était si étrange après
l'entretien que nous venions d'avoir, qu'elle ne put cacher sa dé-
ception. J'étais ému sous son regard, qui semblait m'interroger avec
surprise. Je songeais qu'un seul mot allait engager l'avenir... J'avais
peur.
11 est des instans dans la vie où notre destinée se décide sur un
mot, sur un geste, te soir, comme je prenais congé, je m'arrêtai
au seuil du salon pour causer avec Geneviève. Au moment où far-
rirai au bas du perron, je me trouvai tout à coup face à face avec
Viergie. Bien qu'il lit à moitié sombre, je vis ses traits agités et l'é-
to de ses yeux. — Vous m'avest menti! me dit-elle d'une voix
amère, vous l'aimez ! . . .
Et avant que je fusse revenu de ma suprise, elle disparut.
xni.
Le lendemain, connne j'arrivais au château après une nuit trou-
vée par l'insomnie, ma tante m'apprit qu'elle venait de recevoir
une lettre d'un parent de M. de Sénozan, sir Clarence O'Brien,
depuis la veille à Aix; il lui annonçait sa visite à la Momière, où
il passerait peut-être quelques jours. J'avais déjà entendu pro-
DOûcer ce nom assez indifféremment par Geneviève et par sa mère,
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272 BEVUE DES DEUX MONDES.
lorsqu'elles parlaient de la Martinique. Je savais que sir Clareace
était le fils d'une cousine germaine de M. de Sénozan, branche ca-
dette, mariée à un officier irlandais, et qui avait une communauté
d'intérêts dans ce fameux héritage survenu si à propos pour sauver
autrefois le marquis de la ruine. Je savais en outre que sir Cla-
rence avait fait dans ces dernières années un voyage aux colonies,
où il était resté quelques mois Thôte de mon oncle. Cette visite
n'avait donc pas lieu de me surprendre; cependant je crus remar-
quer, au ton avec lequel la marquise me l'annonçait, qu'elle en
ressentait quelque ennui, et je lui laissai voir ce soupçon.
— C'est vrai, me dit-elle avec un peu d'embarras, cette visite
me trouble; j'avais espéré éviter une explication avec sir Clarence
relativement à des projets qu'il vient sans doute me rappeler.
— M'est-il permis de vous demander quels sont ces projets,* et
si je puis vous servir en quoi que ce soit? dis-je avec intérêt.
— C'est précisément pour me confier à vous que je vous en parle,
car ils intéressent avant tout ma fille.
— S'agirait-il d'une recherche... ou d'un engagement?
— Non, les choses n'ont point été jusque-là, officiellement du
moins, puisque tout s'est passé à l'insu de Geneviève, qui n'avait
alors que dix-sept ans. Sir Clarence n'ignore même pas que, bien
qu'il fût d'accord avec M, de Sénozan, je ne lui étais pas favorable.
C'est pourquoi j'espérais qu'il aurait renoncé à toute démarche, et
je crains qu'il ne vienne à la Mornière pour la renouveler.
— Avez-vous quelque raison grave pour repousser sa demande?
— Oh ! je ne saurais lui rien reprocher, reprit ma tante. Vous le
verrez : il est bien de sa personne, sa fortune est à peu près égale
à la nôtre. Mon éloignement est peut-être injuste, mais j'aurais
peine à le vaincre. Il y a dans le caractère de sir Clarence, dans ses
manières, dans ses paroles, je ne sais quelle froideur compassée
qui me glace et m'effraie pour la nature expansive de Geneviève.
A la pensée qu'elle irait vivre seule avec lui au fond d'un château
de l'Irlande, il me semble qu'elle serait perdue. Peut-être n'y a-t-il
dans tout cela que le naturel effroi qu'inspire à toute mère l'idée
d'une séparation. Quoi qu'il en soit, j'ai voulu vous avertir pour que
vous jugiez sir Clarence. Vous pourrez alors me donner votre avis
au cas où sa visite aurait le but que je lui soupçonne.
— Êtes-vous sûre que Geneviève n'a rien su des projets de son
père, et qu'elle n'a point de sympathie pour sir Clarence?
— Oh ! elle ignore tout.
A ce moment, Geneviève entrait. Je fis signe à la marquise d'an-
noncer la nouvelle. Elle me comprit.
— Mignonne, dît- elle, je reçois une lettre de sir Clarence. Il
arrive demain, et nous consacre quelques jours.
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JEAN D£ CUAZOL. 273
— Ah ! s*écria Geneviève en j^ant, msds d'un ton qui n'exprimait
gue la surprise. Voilà une circonstance fâcheuse pour les poissons
de la Durance. Jean, préparez-vous à contempler le pécheur le plus
passionné des trois royaumes unis.
— Vous le voyez, me dit la marquise à demi-voix.
Je m'étais attendu à rencontrer chez Viergie le ressentiment de
son orgueil froissé. 11 n'en fut rien , et elle m'accueillît presque
avec enjouement. Cependant, sous l'aisance qu'elle affectait, je de-
vinai une aigreur secrète qui accrut encore mon malaise. Je me
sentais dans une situation difficile et assez périlleuse pour me forcer
peut-être à quitter bientôt Ghazol. Comme je lui tendais la main
ainsi qu'à Geneviève, elle me regarda étonnée; mais, voyant que
î'attendaûs qu'elle la prit, elle se décida à avancer la sienne.
— J^ cru que c'était encore un malentendu, dit-elle avec ironie.
Le jour suivant, vers midi, une voiture s'arrêtait devant le perron
du château. Je reconnus au premier coup d'œil le correct gentle-
num^ produit de l'aristocratie britannique. Il ne dit qu'un mot à
son domestique, non moins correct, qui avait sauté à bas du siège;
il suivit un valet et fut aussitôt introduit au salon. — Sir Clarence
est un jeune homme de vingt-cinq à vingt-sept ans, blond, de ce
blond un peu vif qui se tient tout juste sur les limites du roux. 11
est grand, d'une élégance svelte et équilibrée qui trahit Ventrai-
netnent assidu du sportsmariy aussi bien prêt pour le hunting que
pour le rowing. Les traits de son visage, réguliers et harmonieux,
ont une certaine douceur mâle qui atteste une nature persévérante
et réfléchie, des yeux Meus, d'un bleu un peu pâle, mais très intel-
%ns et très expressifs, et dans lesquels on lit l'assurance d'un
iomme qui se sait pourvu du double ascendant d'une grande for-
tune et d'un grand nom.
Ma tante acheva les complimens de bienvenue en nous présen-
tant l'un à l'autre. Il me salua d'un air de réserve assez cordiale
60 apprenant que j'étais le neveu de M"** de Sénozan, et s'informa
de Geneviève. — Je l'entends, dit ma tante, vous allez la voir.
Au même instant, la porte s'ouvrit. En apercevant Geneviève, sir
Clarence fit quelques pas vers elle; mais il s'arrêta tout à coup, hé-
sitant et décontenancé, à la vue de Viergie, qui entrait en même
temps. — Hô!... dit-il avec cet inimitable accent flegmatique des
Anglais qui exprime si bien l'étonnement, et il demeura entre elles
indécis.
Un éclat de rire de ma cousine le tira de son hésitation. — Par-
donnez-moi, mademoiselle, reprit-il, j'ignorais que vous eussiez
une sœur...
— M"' Viergie, ma fille d'adoption, dit vivement ma lante.
TtWK LXXVI. — 1808. *^
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27i REYUfi DES DEUX MONDES.
Il s'inclina, Viergie lui rendit uip révérence; puis, les présenta-
tions faites, la conversation s'engagea entre Geneviève, ma tante et
sir Clarence sur le temps passé depuis leur départ de la Martinique.
Bien qu'il régnât entre eux un peu d'étiquette, leur langage attes-
tait une familiarité contenue qu'autorisent les liens de parenté. A
l'enjouement de Geneviève et à ses questions, je compris qu'eDe re-
voyait en lui le compagnon aimable de quelques parties de plaisir,
mais rien de plus. On généralisa bientôt l'entretien; nous parlâmes
de la Provence, où sir Clarence n'avait jamais séjourné. Je lui don-
nai des détails sur le pays. Tout en m' écoutant avec cette calme
aisance qui lui est familière, il ne quittait pas des yeux Viergie, et
je devinai Tétonnement et la préoccupation où le jetait la vue de
cette étrange jeune fille qu'il avait pu confondre avec Geneviève.
Il m'était naturellement réservé d'aider M"® de Sénozanll faire
les honneurs de la Momière à son hôte. Le dîner rompit un peu la
glace, j'emmenai sir Clarence dans le parc pour fumer un cigare.
Nous causâmes chasse, cet éternel sujet toujours propice aux gens
qui ne savent trop que se dire« A la proposition d'une battue pour
le lendemain, son flegme se fondit. Il m'apprit qu'il venait d'Italie,
et qu'il se rendait avec son yacht au fond de la Norvège, sur le^
confins de la Laponie. Il s'est installé là une maison au bord d'un
lac, qu'il a loué pour la pêche et pour la chasse aux canards sau-
vageSé n me pressa de l'y visiter, comme sll se fût agi d'une par-
tie dans le département voisin. Nous allions rentrer. — M"* Vierpe
me dit-il sans transition, est une parente de M*~ la marquise de
Sénozan, je suppose ?. .• •
— C'est une orpheline qu'elle a adoptée, répondis-je, éludant a»
peu la question.
— Ah! reprit-il avec calme. Et elle est sans famille alors?
— Sans autre famille que celle qu'elle retrouve en la protectioD
de M*"' de Sénozan.
— Ahl... merci, me dit-il, et nous rentrâmes.
XIV.
L'arrivée de sir Clarence devait forcément amener une trêre
entre Viergie et moi. L'état maladif de M"* de Sénozan rendait te
château assez triste pour un hôte étranger, si passager que put être
son séjour. Je fus donc obligé de remplir les devoirs de l'hospita-
lité en organisant quelques chasses qui employaient une partie de
nos journées. A part le flegme dont il ne se départait point, âr
Clarence me paraissait du reste un agréable compagnon. S^il par-
lait peu, il parlait juste, qualité qui n'est pas pour moi sans mé-
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JEAN DE CHAZOL. 275
rite. Je m'aperçus que cette apparence d'apathie n'était que le ré-
sultat d'un parti -pris de réflexion qui s'exerçait sur le moindre
fait, n'excluait point la décision, et au contraire lui prêtait une
force calme, mesurant strictement l'effort à la difficulté. Informé
du but que ma tante supposait à sa visite à la Momière, j'essayai
de définir ses sentimens pour Geneviève ; mais je compris bientôt
qu'il était impénétrable sur ce sujet. Au château, sa circonspection
n'était pas moins assurée. 11 gardait avec les deux jeunes filles
le ton de froide élégance qui ne l'abandonnait jamais; seulement
il mettait dans les soins qu'il rendait à Viergie une prévenance si
respectueuse et si digne à la fois que je ne pus me défendre d'ad-
mirer ce tact plein de grâce et de courtoisie.
— Tu as fait la conquête de sir Claience, dit un jour Geneviève
en riant à Viergie.
— Hô!... répondit ironiquement Viergie en imitant l'exclama-
tion familière du gentilhomme irlandais; je suis une fdle trop mo-
deste pour le prince des brouillards, comme tu l'appelles. Qu'en
dites- vous? reprit-elle tout à coup en s adressant à moi, et de cet
^ de coquetterie hautaine et railleuse où je sentais plus que ja-
mais l'intention hostile.
— Sir Clarence vous le dirait mieux que moi, répondis-je, irrité
parnn froissement dont je ne sus me rendre compte.
A cette réponse brutale, je vis passer dans ses yeux un éclair
fauve.
-Ah! c'est ainsi?.;, me dit-elle d'un air de défi. Au fait, vous
avez raison, et je vous remercie du conseil.
Geneviève ne vit là qu'une de ces escarmouches puériles qu'elle
raillait souvent entre nous, et il ne fut plus question de sir Cla-
rence. Cependant je ne tardai point à remarquer un changement
dans les allures de Viergie, comme si elle eût voulu me braver en
provoquant les attentions que jusqu'alors elle avait accueillies
comme le simple tribut de sympathie d'un hôte courtois. Je ne fis
d'abord que rire de ce manège trop bien prévu dans les astuces
féminines; mais je m'aperçus bientôt qu'en dépit de mes ré3olu-
tions j'étais moins insensible à ce jeu que je n'eusse voulu me
l'avouer. Dn soir nous étions au salon, sir Clarence jouait aux échecs
avec la marquise tandis que les jeunes filles faisaient de la musique
au piano. Viergie chanta, accompagnée par Geneviève, Y Ave Maria
deGounod sur le prélude de Bach. Aux premiers accords de cette
mélodie et de cette voix pénétrante et passionnée dans son expres-
sion naïve, sir Clarence leva la tête et écouta surpris. Quand Vier-
gie eut achevé, il vint à elle avec gravité.
— Je n'ai jamais entendu chanter ainsi, mademoiselle, dit-il;
roolez-vous recommencer pour moi ce morceau?
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276 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle céda en riant, un peu intimidée de cet éloge. Il ne la quittait
point des yeux, comme pour surprendre Tâme dans le rayonnement
de ce visage si changeant et si pur. Après les derniers mots, il de-
meura absorbé, la contemplant en silence, puis enfin, lui prenant
la main : — NonI jamais je n'ai entendu chanter ainsi, répéta-t-il.
Merci, mademoiselle. — Et il regagna sa place,
Viergie, toute fière de son succès, se tourna vers moi. — Ai-je
réussi cette fois à donner l'expression que vous vouliez?... me de-
manda-t-elie à demi railleuse.
Je ne sais pourquoi je ressentis une irritation amère. — Après
l'éloge de sir Glarence, mon opinion vous importe peu, répondis-je
sèchement.
A ce mot, elle me jeta un regard presque haineux. Je revins chez
moi agité d'une terrible émotion. Je ne m'abusais plus sur ce tour-
ment auquel il fallait enfin donner un nom. C'était la jalousie qui
me mordait au cœur.
Quelques jours se passèrent; mes rapports avec Viergie s'aigris-
saient toujours en secret. Elle semblait jouir de ma peine et redou-
blait ses manèges. Un matin j'appris que sir Glarence était allé
faire une course à Marseille, où l'appelait une affaire subite, et qu'il
ne devait revenir que le soir. Viergie avait la migraine, et elle ne
parut pas. Certes c'était là un incident fort simple; cependant j'y
crus voir un plan concerté entre eux. C'était absurde; mais j'en
souffris tout le jour.
Le lendemain, comme j'amvais à la Mornière, je ne trouvai per-
sonne au salon. Un domestique me dit que sir Clarènce était dans
le parc avec Geneviève et Viergie. Je me disposais à les rejoindre
lorsqu'on vint de la part de ma tante me prier de me rendre au-
près d'elle. J'y allai aussitôt.
En me voyant entrer : — Accourez, me dit-elle; il y a ici du nou-
veau. Avez-vous vu sir Clarènce ce matin?
— Non, j'ignorais même son retour... Est-ce de lui qu'il s'agit?
— Oui, d'une demande qu'il m'a adressée, et qui m'embarrasse
beaucoup. 11 y a une heure, sir Clarènce, apprenant que je ne des-
cendrais pas aujourd'hui, m'a fait prier de le recevoir. Je crus un
moment que, devançant sou départ, il voulait me faire ses adieux.
Dès les premiers mots, je compris qu'il accomplissait une déniarche
sérieuse. Il me rappela les projets formés par lui et M. de Séuozan
au sujet de Geneviève, et la parole échangée entre eux.
— Je sais, madame, ajouta-t-il, que cette parole ne fut jamais
confirmée par vous, et je n'ai pu qu'approuver une prudence ma-
ternelle que l'âge de M"" Geneviève justifiait alors pleinement. Je
devais me soumettre et attendre. Cependant, tout eu respectant
votre volonté, je me suis cru lié, du moins jusqu'à ce que vous
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JEAN DE CQAZOL. 277
ayez décidé de faire une réponse formelle à ma sollicitation, ap-
prouvée déjà par M. le marquis de Sénozan, mon cousin.
— Il était difficile, reprit ma tante, d'avoir recours à un ater-
moiement nouveau; quel que fût l'embarras d'un refus, sir Cla-
rence n'est point un de ces partis qu'on peut éconduire avec des
prétextes vains. Je lui dis franchement, tout en rendant justice à
son caractère, mes craintes de ne pas rencontrer entre Geneviève
et lui cette conformité d'habitudes et de goûts qui seule peut as-
surer le bonheur de deux époux. Cette explication ne parut pas le
surprendre, il me demanda si ma décision était assez arrêtée pour
loi défendre tout espoir dans l'avenir et le dégager loyalement de
sa recherche sans paraître manquer à la respectueuse sympathie
qu'il gardait pour ma fille et pour moi. Je l'assurai que, ma soUi-
cUade maternelle étant l'unique raison qui me guidait, je lui serais
au contraire reconnaissante de sa déférence, et que j'espérais qu'il
resterait notre ami. — Vous me permettez donc, me dit-il, de for-
mer d'autres vœux sans que ma conduite vous semble une offense?
— Sans doute, répondis-je étonnée, et croyez que nul plus que
moi ne se réjouira de votre bonheur.
— Alors, reprit ma tante, sir Clarence, avec une certaine émo-
tion grave, me confia que depuis son arrivée à la Mornière il avait
été frappé de rencontrer chez Viergie un caractêrey comme il dit,
qu'il l'avait étudiée, et qu'il avait résolu, si je lui rendais sa pa-
role, de me la demander pour femme.
— Viergie! m'écriai-je atterré. Sir Clarence vous a demandé sa
niaiD?...
— De la façon la plus formelle,
--Et qu'avez-vous répondu?
— Je devais accueillir cette sollidtation tout à fait inattendue
avec une réserve que vous seul saurez comprendre. Sir Clarence
nje pria d'interroger Viergie en lui révélant sa recherche. C'était
toat ce que nous pouvions résoudre d'abord. Cependant, avant de
parlera Viergie de ce projet, il importe que sir Clarence n'ignore
fieo d*elle, en ce qui touche du moins la famille que la loi lui as-
^gne et le nom qu'elle porte. C'est là une question délicate que je
o'ai point osé aborder, et qui pourrait l'arrêter. 11 la croit sans
do